On la disait retardée
2 participants
Page 1 sur 1
On la disait retardée
J'espère vivement n'ennuyer personne en postant trois textes à la suite. Bonne soirée à tous.
Elle était trop docile, trop silencieuse, apparemment sans goûts ni désirs personnels. On lui disait d'aller là. Elle allait là, avec le sourire. On lui disait de partir de là. Elle partait de là, avec le même sourire sur les lèvres. Elle ne réclamait jamais rien. Elle ne faisait pas de bruit. Elle parlait d'ailleurs très peu, juste le stricte nécessaire. De la voir rester assise là, sans rien faire, à contempler les franges du tapis, ses doigts, un papillon... rendait ses parents soucieux. Leurs autres enfants s'ébattaient bruyamment dehors avec leurs petites camarades. Un enfant normal s'ennuie à ne rien faire. Un enfant normal est remuant, bavard, avide de contacts.
Ils n'avaient pas osés l'inscrire à l'école maternelle bien qu'elle en ait atteint l'âge, parce qu'ils pensaient qu'elle n'en avait pas encore la maturité. On la croyait mentalement retardée.
Elle restait en effet des heures sur le perron devant la porte-fenêtre, à ne rien faire donc, disait sa mère. En réalité, elle était très occupée à observer les fourmis et à se demander qui elle était pour ces petites bêtes. Du fait de sa taille gigantesque d'enfant des hommes, les fourmis ne pouvaient sans doute pas prendre conscience d'elle comme d'un être vivant.... Ou peut-être que si? Elles pouvaient sûrement remarquer, quand elles se déplaçaient sur sa main ou couraient le long de ses jambes qu'elles étaient sur un terrain lisse, dont la couleur et l'odeur n'étaient pas celles de la terre du jardin. Faisaient-elle la différence entre un caillou et la peau? Rien, dans leur course apparemment incohérente ne changeait, qu'elles se trouvent sur son corps, ou sur le ciment! Savaient-elles qu'elle, la petite fille, était une personne? Qu'elle était "elle"?
La petite fille savait leur nom: fourmi (petit animal qui ne pique pas quand il est noir, et qui pique quand il est rouge. Il vit avec cent autres fourmis qui passent leur temps à courir dans tous les sens pour chercher de la nourriture). Cent était un nombre si grand qu'il lui donnait le vertige. D'ailleurs, elle ne savait pas encore compter au-delà. De toute façon, on n'attendait pas d'elle qu'elle sache quoi que ce soit. Pourquoi se serait-elle fatiguée à convaincre sa famille qu'on pouvait savoir beaucoup de choses sans pour cela en parler? Donc, ces petites bêtes savaient-elles leur nom? S'en donnaient-elles un autre? Savaient-elles qu'elles étaient des fourmis, tout comme la petite fille se savait être une "petite fille"? Se ressentaient-elles être "elles" comme l'enfant se sentait être "moi"?
Non, les fourmis ne lui donnaient pas d'identité, et ce qu'elle voyait et pensait d'elles, ne pouvait les atteindre en aucune manière. Elle réfléchissait au fait que le monde dans lequel elle vivait n'était pas le leur. Elle se savait au centre d'un univers qui partait d'elle et qui rayonnait de plus en plus loin: jusqu'au sapin, là-bas, et même jusqu'à la dernière maison de la rue dont on ne faisait que deviner un bout du toit. Elle créait donc, en quelque sorte, ce qui était son monde. Le monde des fourmis était tout à fait différent. Mais le monde de Colette, n'était-il pas différent aussi du sien? Colette, c'était une voisine un peu plus âgée. Elle avait d'autres parents; elle avait d'autres jouets. Chez eux, on ne mangeait pas comme chez elle. Leur maison avait une autre odeur que la sienne. Ses frères et soeurs n'étaient pas ses frères et soeurs à elle...
Elle s'interrogeait alors sur le monde des autres. Elle voyait des couleurs, qu'on lui avait appris à nommer: rouge; bleu; vert; jaune... Mais ce qu'elle appelait "rouge" et qu'elle voyait "rouge", était-ce la même couleur pour chacun? Les petites voisines vivaient-elles dans monde exactement coloré comme le sien? Sa couleur préférée était le jaune. Mais Anne-Marie, la fille des voisins de gauche, préférait manifestement le bleu... Peut-être que ce qu'elle appelait "bleu", elle le voyait jaune et qu'elles voyaient toutes les deux en réalité la même couleur? Voilà donc une nouvelle question passionnante: les autres voyaient-ils, entendaient-ils, sentaient-ils comme elle? Peut-être bien que le choux fleur avait pour ses parents le goût de la purée et que c'est pour ça qu'ils disaient que c'était bon? A quoi bon se disputer avec qui que se soit, sur quoi que ce soit, tant que ces questions primordiales n'auront pas été éclaircies? Mais comment faire pour le découvrir?
Sa mère, inquiète de sa passivité, interrompait sa méditation secrète avec une phrase du genre: "Puisque tu n'as rien à faire, tiens, écosse donc les petits pois!" Elle répondait par un sourire, s'installait sans un mot devant la table et s'éxécutait docilement. Mais tout en séparant les gousses des grains, elle se mettait à se demander s'ils étaient conscients d'être en danger; si elle leur faisait mal; s'ils vivaient dans un monde avec des catégories comme le sien en était rempli: légumes, objets, couleurs, fourmis... ou pas. Est-ce qu'ils éprouvaient des sentiments fraternels pour les grains qui partageaient la même gousse? Au cas où ils auraient été conscients, elle leur demandait pardon en pensées et avec son coeur, de devoir les préparer pour le supplice de la casserole d'eau bouillante...
Elle était trop docile, trop silencieuse, apparemment sans goûts ni désirs personnels. On lui disait d'aller là. Elle allait là, avec le sourire. On lui disait de partir de là. Elle partait de là, avec le même sourire sur les lèvres. Elle ne réclamait jamais rien. Elle ne faisait pas de bruit. Elle parlait d'ailleurs très peu, juste le stricte nécessaire. De la voir rester assise là, sans rien faire, à contempler les franges du tapis, ses doigts, un papillon... rendait ses parents soucieux. Leurs autres enfants s'ébattaient bruyamment dehors avec leurs petites camarades. Un enfant normal s'ennuie à ne rien faire. Un enfant normal est remuant, bavard, avide de contacts.
Ils n'avaient pas osés l'inscrire à l'école maternelle bien qu'elle en ait atteint l'âge, parce qu'ils pensaient qu'elle n'en avait pas encore la maturité. On la croyait mentalement retardée.
Elle restait en effet des heures sur le perron devant la porte-fenêtre, à ne rien faire donc, disait sa mère. En réalité, elle était très occupée à observer les fourmis et à se demander qui elle était pour ces petites bêtes. Du fait de sa taille gigantesque d'enfant des hommes, les fourmis ne pouvaient sans doute pas prendre conscience d'elle comme d'un être vivant.... Ou peut-être que si? Elles pouvaient sûrement remarquer, quand elles se déplaçaient sur sa main ou couraient le long de ses jambes qu'elles étaient sur un terrain lisse, dont la couleur et l'odeur n'étaient pas celles de la terre du jardin. Faisaient-elle la différence entre un caillou et la peau? Rien, dans leur course apparemment incohérente ne changeait, qu'elles se trouvent sur son corps, ou sur le ciment! Savaient-elles qu'elle, la petite fille, était une personne? Qu'elle était "elle"?
La petite fille savait leur nom: fourmi (petit animal qui ne pique pas quand il est noir, et qui pique quand il est rouge. Il vit avec cent autres fourmis qui passent leur temps à courir dans tous les sens pour chercher de la nourriture). Cent était un nombre si grand qu'il lui donnait le vertige. D'ailleurs, elle ne savait pas encore compter au-delà. De toute façon, on n'attendait pas d'elle qu'elle sache quoi que ce soit. Pourquoi se serait-elle fatiguée à convaincre sa famille qu'on pouvait savoir beaucoup de choses sans pour cela en parler? Donc, ces petites bêtes savaient-elles leur nom? S'en donnaient-elles un autre? Savaient-elles qu'elles étaient des fourmis, tout comme la petite fille se savait être une "petite fille"? Se ressentaient-elles être "elles" comme l'enfant se sentait être "moi"?
Non, les fourmis ne lui donnaient pas d'identité, et ce qu'elle voyait et pensait d'elles, ne pouvait les atteindre en aucune manière. Elle réfléchissait au fait que le monde dans lequel elle vivait n'était pas le leur. Elle se savait au centre d'un univers qui partait d'elle et qui rayonnait de plus en plus loin: jusqu'au sapin, là-bas, et même jusqu'à la dernière maison de la rue dont on ne faisait que deviner un bout du toit. Elle créait donc, en quelque sorte, ce qui était son monde. Le monde des fourmis était tout à fait différent. Mais le monde de Colette, n'était-il pas différent aussi du sien? Colette, c'était une voisine un peu plus âgée. Elle avait d'autres parents; elle avait d'autres jouets. Chez eux, on ne mangeait pas comme chez elle. Leur maison avait une autre odeur que la sienne. Ses frères et soeurs n'étaient pas ses frères et soeurs à elle...
Elle s'interrogeait alors sur le monde des autres. Elle voyait des couleurs, qu'on lui avait appris à nommer: rouge; bleu; vert; jaune... Mais ce qu'elle appelait "rouge" et qu'elle voyait "rouge", était-ce la même couleur pour chacun? Les petites voisines vivaient-elles dans monde exactement coloré comme le sien? Sa couleur préférée était le jaune. Mais Anne-Marie, la fille des voisins de gauche, préférait manifestement le bleu... Peut-être que ce qu'elle appelait "bleu", elle le voyait jaune et qu'elles voyaient toutes les deux en réalité la même couleur? Voilà donc une nouvelle question passionnante: les autres voyaient-ils, entendaient-ils, sentaient-ils comme elle? Peut-être bien que le choux fleur avait pour ses parents le goût de la purée et que c'est pour ça qu'ils disaient que c'était bon? A quoi bon se disputer avec qui que se soit, sur quoi que ce soit, tant que ces questions primordiales n'auront pas été éclaircies? Mais comment faire pour le découvrir?
Sa mère, inquiète de sa passivité, interrompait sa méditation secrète avec une phrase du genre: "Puisque tu n'as rien à faire, tiens, écosse donc les petits pois!" Elle répondait par un sourire, s'installait sans un mot devant la table et s'éxécutait docilement. Mais tout en séparant les gousses des grains, elle se mettait à se demander s'ils étaient conscients d'être en danger; si elle leur faisait mal; s'ils vivaient dans un monde avec des catégories comme le sien en était rempli: légumes, objets, couleurs, fourmis... ou pas. Est-ce qu'ils éprouvaient des sentiments fraternels pour les grains qui partageaient la même gousse? Au cas où ils auraient été conscients, elle leur demandait pardon en pensées et avec son coeur, de devoir les préparer pour le supplice de la casserole d'eau bouillante...
Dernière édition par Amiedetous le Mer 9 Jan - 15:40, édité 2 fois
Amiedetous- Date d'inscription : 28/06/2012
Re: On la disait retardée
Très intéressant. Cela me fait penser à une question que je me suis posée, et que tout le monde se pose - malgré lui - à un moment de sa vie.
La question de ce qu'il y a après la mort.
Parce que s'il y a effectivement "quelque chose", les petits pois, les fourmis et autres créatures - les cellules, les microbes... toutes ces choses - devraient avoir leur place. Il est incohérent d'imaginer que nous aurions plus la "chance" ou le "malchance" de pouvoir découvrir quelque chose d'autre après notre propre mort.
La question de la conscience amène à la question de l'égalité des chances, c'est pour cela que l'on dit que l'animal n'a pas conscience qu'il est "lui"...
Mais pourquoi ce titre, si je puis me permettre ?
La question de ce qu'il y a après la mort.
Parce que s'il y a effectivement "quelque chose", les petits pois, les fourmis et autres créatures - les cellules, les microbes... toutes ces choses - devraient avoir leur place. Il est incohérent d'imaginer que nous aurions plus la "chance" ou le "malchance" de pouvoir découvrir quelque chose d'autre après notre propre mort.
La question de la conscience amène à la question de l'égalité des chances, c'est pour cela que l'on dit que l'animal n'a pas conscience qu'il est "lui"...
Mais pourquoi ce titre, si je puis me permettre ?
Re: On la disait retardée
Vous pouvez parfaitement vous permettre... C'est autobiographique. Mes parents, la famille en général, et mes enseignants ont cru que j'étais limitée intellectuellement. On a voulu me faire redoubler dans ce qu'on appelait à l'époque une "quatrième de transition". C'était une classe où on parquait les élèves en attendant qu'ils aient 16 ans pour pouvoir leur faire quitter l'école. Ils étaient incapables de suivre un programme normal.
Ma mère a fait un énorme effort financier pour m'inscrire dans un établissement privé qui m'a prise en troisième "à l'essai" où, comme à l'accoutumée, j'étais brillante pendant les premières semaines, puis de plus en plus mauvaise, pour finir en queue de classe. La directrice-prpriétaire était formidable: A cause de mes résultats catastrophiques, elle n'a pas parlé de redoublement, mais m'a fait sauter la seconde.
Ma mère a fait un énorme effort financier pour m'inscrire dans un établissement privé qui m'a prise en troisième "à l'essai" où, comme à l'accoutumée, j'étais brillante pendant les premières semaines, puis de plus en plus mauvaise, pour finir en queue de classe. La directrice-prpriétaire était formidable: A cause de mes résultats catastrophiques, elle n'a pas parlé de redoublement, mais m'a fait sauter la seconde.
Amiedetous- Date d'inscription : 28/06/2012
Re: On la disait retardée
J'avais cru comprendre ce que cela représentait, et on ressent très nettement votre vie entre les lignes, et c'est pour cela que ce doit être encore plus douloureux d'écrire des choses.
Seulement, quand je demandais pourquoi, et je vois bien que je n'ai pas été assez clair, je voulais dire, si c'est le titre que vous avez choisi, il faudrait que le texte tourne plus autour de ce sujet. À moins que le sujet est justement de démontrer que vous ne l'étiez pas du tout (attardée) et que vous étiez plutôt très intelligente et illuminée d'un esprit fort intéressant - mais perturbant pour cet âge. Ainsi, le propos serait non pas le fait qu'on le disait, mais qu'on lui montrait...
Merci néanmoins de votre réponse qui doit vous demander énormément d'effort.
Seulement, quand je demandais pourquoi, et je vois bien que je n'ai pas été assez clair, je voulais dire, si c'est le titre que vous avez choisi, il faudrait que le texte tourne plus autour de ce sujet. À moins que le sujet est justement de démontrer que vous ne l'étiez pas du tout (attardée) et que vous étiez plutôt très intelligente et illuminée d'un esprit fort intéressant - mais perturbant pour cet âge. Ainsi, le propos serait non pas le fait qu'on le disait, mais qu'on lui montrait...
Merci néanmoins de votre réponse qui doit vous demander énormément d'effort.
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Jeu 2 Mar - 21:58 par martin1
» mefiez vous des charlatants
Jeu 3 Oct - 16:28 par Jafou
» Une chanson de geste
Jeu 3 Oct - 16:22 par Jafou
» De retour après quelques années d'absence....
Lun 23 Sep - 21:25 par Le sombre minuit
» 5 et 6 juin...
Jeu 6 Juin - 8:09 par Jafou
» Les Imaginales
Lun 20 Mai - 20:05 par extialis
» Désinscription du forum
Dim 19 Mai - 7:29 par extialis
» Aimez-vous Bach (3è séquence)
Mar 14 Mai - 18:26 par Le sombre minuit
» L'ascension extraordinaire du Maudit
Lun 13 Mai - 19:02 par extialis