Vous avez dit "Réfléchir"?

Quand j'étais petite, on me commandait de réfléchir. "Mais réfléchis donc un peu!" entendais-je souvent. Je me demandais ce que cela pouvait bien vouloir dire.

J'examinais le travail qui se faisait dans ma tête pour savoir comment je devais m'y prendre pour réfléchir et ainsi contenter les grandes personnes. Je me plaçais par exemple devant le problème d'arithmétique que la maîtresse nous avait invariablement donné en devoir pour le lendemain et j'essayais de dépister tous les mouvements qui se produisaient dans mon cerveau et qui pouvaient correspondre à de la réflexion. En fait, il n'y avait la plupart du temps que deux cas de figure: ou bien je savais le résoudre parce que la solution s'imposait immédiatement à moi, et je ne savais pas du tout comment je m'y était prise pour arriver à "voir" la marche à suivre qui me conduirait au résultat demandé. Ou bien je ne savais pas le résoudre, et je ne comprenais pas du tout ce que je devais faire pour "réfléchir" afin d'y parvenir. Je ne pouvais que lire et relire désespérement l'énoncé, en variant la vitesse de lecture, en la faisant en silence ou à voix haute.
Parfois, et c'était ce qui m'intéressait le plus, il arrivait effectivement qu'avec un peu de temps passé devant le texte, la solution se dévoile d'elle-même. Il y avait d'abord eu un moment où je ne la "voyais" pas, et un moment, tout à fait subit, où je la "voyais". Mais comment étais-je passée de "ne pas voir", à "voir"?

Ce renversement de situation semblait échapper à mon contrôle. Ou bien il avait lieu; ou bien il n'avait pas lieu! Les adultes paraissaient sûrs que la jonction entre les deux devait être faite par cet acte mystérieux et volontaire que je n'arrivais pas à saisir: "réfléchir"!
"Tu vois bien que tu peux quand tu réfléchis!"...

J'étais persuadée que si je parvenais à saisir exactement ce qu'il y avait entre les deux moments, c'est-à-dire que si je savais de quoi cet intervalle était constitué, si je pouvais ralentir le mouvement afin de le découper en séquences conscientes, je pourrais enfin recommencer l'opération à volonté. J'aurais trouvé ce que tout le monde, à part moi, savait apparemment faire; ré-flé-chir.

J'ai soixante ans et je ne sais toujours pas réfléchir. Personne n'a jamais pu m'enseigner cet art. Aucun, d'ailleurs, de ceux qui m'en donnaient l'ordre comme s'ils savaient ce dont il s'agit, n'ont jamais pu m'expliquer comment faire. Mais je me suis informée. J'ai beaucoup lu, beaucoup vu, et beaucoup entendu. Et qu'ai-je découvert? Que même parmis les plus grands scientifiques, parmis les plus célèbres prix Nobels, il y avait des gens qui disaient être passés de "ne pas voir" à voir", sans savoir comment...

Très bel essai, simple et concis, précis et humble. J'aime bien quand on comprend vite l'idée transmise. Mais également le fait que tout ce qui est dit est ressenti par tous - ou en tout cas par la plupart des personnages de ce forum.
Continuez.