Amertume...
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Demi-Tour
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Re: Amertume...
Ben je ne sais pas, je viens de le dire.
Bon, en fouillant un peu, je pense que pour écrire, j'ai besoin de m'imaginer à la place du personnage, et que donc, je n'arrive pas à me projeter dans le passé. C'est un peu tordu comme explication, mais ce n'est pas impossible après tout.
Quand j'écris, j'ai besoin de m'imaginer (pour ainsi dire au même moment) dans la peau du personnage.
Tous mes textes, et par là j'inclus également celle de mon recueil, sont au présent, c'est comme ça...
Bon, en fouillant un peu, je pense que pour écrire, j'ai besoin de m'imaginer à la place du personnage, et que donc, je n'arrive pas à me projeter dans le passé. C'est un peu tordu comme explication, mais ce n'est pas impossible après tout.
Quand j'écris, j'ai besoin de m'imaginer (pour ainsi dire au même moment) dans la peau du personnage.
Tous mes textes, et par là j'inclus également celle de mon recueil, sont au présent, c'est comme ça...
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Amertume...
J'ai écrit 9 romans, plus un en 4-5-6 (?) volumes qui n'est pas terminé et ne le sera sans doute jamais (je l'ai commencé <des notes> en cours de maths en seconde, c'est dire) des recueils de nouvelles et de poèmes. Au présent, au passé, harmonieusement aux deux. Je pense que c'est le texte qui décide et nous force la main !
Re: Amertume...
@Demi-Tour : explication qui en vaut bien une autre, et qui explique sans doute que ton histoire possède un indéniable accent de "vécu". Pour ma part, je trouve que le passé a ses avantages, et qu'il donne un ton "classique" au texte.
@Jafo : c'est pas faux, selon le sujet, certains temps et certains points de vues s'imposent d'eux-mêmes, et certains textes ont furieusement tendance à se construire de façon autonome.
@Jafo : c'est pas faux, selon le sujet, certains temps et certains points de vues s'imposent d'eux-mêmes, et certains textes ont furieusement tendance à se construire de façon autonome.
lester- Date d'inscription : 05/12/2011
Age : 62
Localisation : centre
Re: Amertume...
Lester--> c'est une histoire vraie, et ce pompier n'est autre que moi (j'ai été volontaire pendant 5 ans avant qu'un accident de moto me force à arrêter), ce qui explique sans doute cette "impression de vécu", justement, même si j'essaie de faire ressentir cela à travers chacun de mes textes.
J'ai un peu brodé pour cette nouvelle. Je ne me rappelle plus, entre autre chose, ce que je faisais ce jour-là quand mon bip a sonné, ni du prénom de la victime, et je ne suis pas allé quelque jours plus tard à Lyon. Mais il reste que cet homme est bien mort 48 heures après son admission à l'hôpital et que jamais, au grand jamais, je n'oublierai son regard et ses larmes.
J'ai un peu brodé pour cette nouvelle. Je ne me rappelle plus, entre autre chose, ce que je faisais ce jour-là quand mon bip a sonné, ni du prénom de la victime, et je ne suis pas allé quelque jours plus tard à Lyon. Mais il reste que cet homme est bien mort 48 heures après son admission à l'hôpital et que jamais, au grand jamais, je n'oublierai son regard et ses larmes.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Amertume...
Oui, mais si cette histoire vécue avait été mal racontée, elle aurait eu autant d'impact sur le lecteur moyen (moi), que le compte rendu d'un banal fait divers relaté par un journaliste-stagiaire-pas doué. C'est ton style qui apporte cette irisation particulière à ta nouvelle, et qui la rend émouvante.
lester- Date d'inscription : 05/12/2011
Age : 62
Localisation : centre
Re: Amertume...
Pas de quoi, mais à partir de dorénavant je cesse de faire des compliments, ça pourrait nuire à ma réputation de méchanceté.
lester- Date d'inscription : 05/12/2011
Age : 62
Localisation : centre
Re: Amertume...
Que dire après tous ces éloges (de concierge)
Aganticus- Date d'inscription : 03/12/2011
Age : 76
Localisation : Cévennes méridionales
Re: Amertume...
Bon, voici la dernière version, la définitive (jusqu'à ce que je décide de la retoucher, quoi ).
Par rapport à celui du premier message, les changements sont mineurs et concerne surtout le remplacement de mots par d'autres que j'ai jugés plus précis ou adaptés à l'atmosphère du texte. Un paragraphe vers la fin a par contre été relativement étoffé.
Si vous n'avez pas lu la première version, ne vous embêtez pas, lisez directement celle-ci. Je précise au cas où certaines se sentiraient obligés...
Bonne lecture
Par rapport à celui du premier message, les changements sont mineurs et concerne surtout le remplacement de mots par d'autres que j'ai jugés plus précis ou adaptés à l'atmosphère du texte. Un paragraphe vers la fin a par contre été relativement étoffé.
Si vous n'avez pas lu la première version, ne vous embêtez pas, lisez directement celle-ci. Je précise au cas où certaines se sentiraient obligés...
Bonne lecture
*****
Je cours, à bout de souffle, les poumons en feu.
Je voudrais me redresser pour mieux m'oxygéner, mais je ne peux pas. L'air me manque. Mes jambes sont deux pistons de chair et d’os qui vont et viennent dans un rythme inconscient.
Deux minutes que le bip accroché à ma ceinture a sonné alors que je tondais le gazon; qu’une soudaine montée d'adrénaline a court-circuité mon cerveau pour m’obliger à me lancer dans un sprint effréné à travers le village; que le soleil de plomb de cette chaude journée de juillet m'écrase, embrase l'air qui me sèche la gorge et me brûle les bronches; que la semelle des vieux mocassins, que je ne mets plus que pour bricoler tellement ils sont usés, claque sur le bitume brûlant. Pas vraiment l'idéal pour courir, mais pas le temps de me changer, d'essuyer les brins d’herbe collés à mes tibias par la sueur, de m'échauffer, de même me laver les mains. Plus tard, je verrai, mais pas maintenant, non. La seule chose qui compte est d'arriver au plus vite.
J'ahane, j'étouffe.
Enfin, au détour d'une rue, la caserne. Je m'y engouffre à toute vitesse pour attraper le micro et répondre à l'appel. Au dehors, j'entends un moteur de voiture ronfler, le couinement caractéristique de freins de vélo mal entretenus qu'on torture soudain, des pas précipités, et les collègues déboulent dans le couloir alors que je note le message sur la feuille d'intervention.
Une personne a fait un malaise et est tombée du haut d'un arbre. Coup classique en cette période de récolte des fruits. Elle est inconsciente. Dragon, l'hélicoptère de la Sécurité Civile, est au départ.
Je fonce au vestiaire pour prendre mon uniforme. Je me changerai en route car il n'y a pas une seconde à perdre. Le VSAB est déjà prêt à partir. Nous ne sommes que trois cet après-midi, alors inutile d’attendre. Là aussi, il faut courir, encore, sans céder à la panique ou aux maladresses de la précipitation. Etre professionnel, simplement.
Je m'équipe tant bien que mal. Sur les routes tortueuses de la région, garder l'équilibre pour s’habiller dans un véhicule qui roule le plus vite possible n'est pas une gageure mais une utopie. J'ai à peine le temps de finir que le VSAB s'arrête en faisant crisser les gravillons du bas-côté de la route. Mon matériel de secours sur le dos, j'enfonce pour ainsi dire la double-porte arrière.
La victime est juste de l'autre côté du fossé, allongée comme si elle faisait la sieste à l'ombre de l’arbre duquel elle a chuté. Du sang carmin marbre son visage et ses bras nus. Les quelques cueilleurs présents s'écartent pour faire de la place. Un étrange soulagement se dessine sur leurs visages anxieux.
Je m'agenouille à ses côtés. C'est un homme. Il a le physique trapu et le visage résigné des personnes habituées à courber l'échine sous le poids de la vie. Entre sa barbe naissante, ses profondes rides encrassées et sa peau burinée par le soleil, le vent, et certainement la pluie, je n'arrive pas à déterminer son âge. Cinquante-cinq, soixante ans? Peut-être plus, mais une partie de moi espère que ce n'est pas le contraire. Ses vêtements sont des haillons. Il les a mis pour travailler et pourtant, sans que je puisse l’expliquer, je devine qu'ils sont portés bien plus souvent. Sans doute est-ce à cause de l'usure, ou bien de certaines tâches si vieilles qu'elles se fondent dans la couleur du tissu.
C'est dingue ce que le cerveau peut remarquer dans un moment comme celui-ci. C'est peut-être une soupape, après tout, qui lâche un jet de vapeur pour me permettre de réagir de manière plus sereine.
J'ai soudain envie de rire. Je me suis fait avoir, mais la ressemblance était trop forte. L'homme cueillait des fruits, et le sang sur son visage et ses bras n'est autre que du jus mélangé à la pulpe des fruits écrasés. Aucune plaie n’est visible. Alors que je lui prends la main pour le stimuler, il ouvre les yeux et me fixe, puis son regard parcourt les environs avant de revenir se visser dans le mien.
« Vous m'entendez? » dis-je par pur réflexe.
Il acquiesce avec peine.
« J'ai fait un malaise, répond-il d'un ton serein comme s'il annonçait qu'il revient de la pêche. Mais ça va aller, j'ai l'habitude. J'en fais souvent. »
Je lui explique qu'il ne doit pas s’agir d'un simple malaise et qu'il a fait une chute de près de trois mètres de haut. Je parle, lui demande des renseignements pour juger de son état, et à ses réponses se mêle la discussion entre mon chef et le propriétaire du verger. Quelques mots attirent mon attention malgré moi. «Sdf», «saisonnier», «déclaré donc pas de souci». Il s'appelle Roger. C'est un habitué, il vient cueillir les fruits chaque été, se déplaçant de ferme en ferme à la recherche de travail. Chaque détail entre en résonnance avec les remarques que je me suis fait à propos de l’état de ses vêtements et de son visage trop abimé pour son âge.
Je transmets le bilan au chef avant de m'occuper à nouveau de la victime. Car c'est ce qu'il est à cet instant, un être blessé dans sa chair et peut-être même dans sa tête, mais je ne peux que m'occuper de son physique.
Il grimace alors que la minerve lui enserre le cou, puis quand la planche glisse sous lui pour le maintenir bien droit. Le masque à oxygène l’incommode. D’un geste agacé, il le repousse sur son front.
« Je vais bien, fait-il, toujours aussi calme. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas la peine de faire tout ça p... »
Il cherche ses mots. Bien que gêné par la minerve, il essaye de tourner la tête pour regarder autour de lui. Il aperçoit une demi-douzaine de pompiers venus en renfort d'une autre caserne s'affairer dans un champ un peu plus loin.
«...pour moi » finit-il par dire.
Je ne comprends pas vraiment ce que cela signifie. Ou plutôt, je ne saisis pas le sens profond de ses mots car, à cet instant, je ne réalise pas encore. Il n'est pas rare qu'une victime ne se rende pas compte de son état ou bien juge disproportionnés toutes les mesures prises et les moyens engagés pour lui porter secours. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas, et je vais le découvrir dans quelques instants, sans que je me doute de quoi que ce soit. Agenouillé auprès de cet homme dans ce verger, je ne m’attends pas à prendre une telle leçon de vie, alors que moins de quinze minutes auparavant, je tondais mon gazon en pensant à une bière bien fraîche.
« Ne dites pas ça, vous allez faire un tour en hélicoptère en plus.
- Comment ça?
- Eh bien, vous allez être évacué par hélicoptère. »
Je lis ce que je prends pour de l’étonnement dans son regard, mais je me trompe.
« Vous ne l'entendez pas? »
Je fais un signe de tête en direction du ciel. Roger lève les yeux, scrute les nuages, et je devine qu'il entend maintenant le battement des pales et le bruit du moteur qui approchent.
« Vous êtes sérieux? »
Il n'y a aucune joie dans ses paroles; aucune crainte non plus. Juste une terrible incrédulité. Et comme pour lui répondre, l'hélicoptère passe en rase-motte au-dessus de nous dans un vacarme assourdissant et le sifflement de ses turbines. L'air se fait soudain plus épais, tourbillonne, les branches s'agitent tels des bras affolés. Je regarde l'appareil décrire un grand arc de cercle au-dessus des vergers, puis se poser dans une pâture toute proche, où les autres pompiers se sont préparés pour l’atterrissage. Le jaune et le rouge criards de sa carlingue détonnent avec le vert profond de la végétation.
Je me tourne à nouveau vers Roger. J'ouvre la bouche pour plaisanter mais les mots meurent sur mes lèvres.
Il vient d'attraper ma main et serre le bout de mes doigts en tremblant, à la manière d'un époux qui étreint celle de sa femme sur son lit de mort. Sa prise se fait un peu plus forte pour ne pas glisser sur le latex de mes gants. Ses yeux plantés dans les miens deviennent brillants et de grosses larmes en débordent avant de rouler sur ses joues. Je n'arrive pas à me détacher de ce regard. Il me cloue sur place et, sans que je le veuille, je m'y abandonne, plongée vertigineuse vers les tréfonds et les malheurs de l’âme d'un homme qui ne croit plus en être un, qui a oublié la valeur de sa vie. C'est atroce, insupportable. Inhumain.
Alors que je m'enfonce, les pièces du puzzle s'assemblent, implacables, terribles dans leur réalité et leur simplicité. Elles ne font qu'accroître la vitesse à laquelle je tombe. Comment peut-il penser qu'il ne mérite pas l'aide qu'on lui apporte? Quels tourments a-t-il bien pu traverser pour en arriver à cette conclusion?
Je ne suis qu’un homme, et ce n’est pas l’uniforme que je viens d’enfiler qui va me transformer. J'ai vu des plaies béantes, des membres cassés ou arrachés, des os brisés pointer à travers la chair déchiquetée; il m'est arrivé de vomir sang et tripes à quelques mètres de la victime, d'avoir la chair de poule en entendant les cris de souffrance. Mais cela ne m'a jamais autant brassé, travaillé, torturé que la détresse humaine, comme celle de ce sdf se jugeant pire qu'un rebut.
Je dois réagir, vite. Il me faut un parachute pour mettre fin à cette descente infernale. Ma gorge s'est nouée, les yeux me piquent et je commence à me mordiller les lèvres. Ne pas pleurer. Non, je dois résister.
C'est l'arrivée de l'équipe médicale qui me sort de ma torpeur. Je m'écarte pour laisser la place. Mon travail s'arrête ici, les deux urgentistes vont prendre le relais. J'adresse un sourire à Roger avant de m'éloigner de quelques pas, une boule au fond de la gorge.
Mes gants, collés à ma peau par la sueur, claquent comme des élastiques quand je les enlève. Je marche un peu pour récupérer. La tension retombe. Je réalise que je suis encore essoufflé de ma course de tout à l'heure. Les poumons me brûlent à nouveau et le sang me martèle les tempes, mes jambes sont douloureuses. C'est comme si mon cerveau s'était déconnecté pendant quelques minutes et décidait de se remettre en marche.
Un gars de l'autre caserne vient me parler et je lui réponds la première chose qui me passe par l'esprit. Me propose une cigarette que je refuse. M'explique qu'il s’amusait dans sa piscine avec ses gosses quand son bip a sonné, qu'il est en maillot de bain sous sa tenue, que ça commence à le démanger et que ce soir sa femme va devoir lui mettre de la crème apaisante. Je finis par sourire, car c'est ainsi. Je me laisse aller à la conversation et je réalise trop tard que des collègues brancardent Roger pour l'évacuer. Je voudrais lui faire un petit au-revoir, mais à quoi bon?
Je regarde le groupe s'éloigner en direction de l'hélicoptère. La douleur revient me nouer la gorge. Fait chier. Je retourne ramasser le matériel pour penser à autre chose.
De retour chez moi, je finis de tondre le gazon, et comme ça ne va pas, je pars faire un tour à moto. Je roule sans but. Je roule longtemps.
Voilà, c'était il y a cinq jours.
Roger est mort quarante-huit heures après son entrée à l'hôpital.
C'est la vie.
Hier, lors d’une balade «en ville», comme disent les gens du village quand ils parlent de Lyon, j'ai aperçu un sdf. Il était assis sur un carton crasseux à l'ombre d'un monument, un chien sans race roulé en boule à ses pieds. Il avait mis sur le trottoir une boite rouillée contre laquelle s'appuyait un écriteau en bois. « Pour mangé. Merci ».
J'ai passé mon chemin. J'ai depuis une étrange amertume au fond de la gorge.
Je cours, à bout de souffle, les poumons en feu.
Je voudrais me redresser pour mieux m'oxygéner, mais je ne peux pas. L'air me manque. Mes jambes sont deux pistons de chair et d’os qui vont et viennent dans un rythme inconscient.
Deux minutes que le bip accroché à ma ceinture a sonné alors que je tondais le gazon; qu’une soudaine montée d'adrénaline a court-circuité mon cerveau pour m’obliger à me lancer dans un sprint effréné à travers le village; que le soleil de plomb de cette chaude journée de juillet m'écrase, embrase l'air qui me sèche la gorge et me brûle les bronches; que la semelle des vieux mocassins, que je ne mets plus que pour bricoler tellement ils sont usés, claque sur le bitume brûlant. Pas vraiment l'idéal pour courir, mais pas le temps de me changer, d'essuyer les brins d’herbe collés à mes tibias par la sueur, de m'échauffer, de même me laver les mains. Plus tard, je verrai, mais pas maintenant, non. La seule chose qui compte est d'arriver au plus vite.
J'ahane, j'étouffe.
Enfin, au détour d'une rue, la caserne. Je m'y engouffre à toute vitesse pour attraper le micro et répondre à l'appel. Au dehors, j'entends un moteur de voiture ronfler, le couinement caractéristique de freins de vélo mal entretenus qu'on torture soudain, des pas précipités, et les collègues déboulent dans le couloir alors que je note le message sur la feuille d'intervention.
Une personne a fait un malaise et est tombée du haut d'un arbre. Coup classique en cette période de récolte des fruits. Elle est inconsciente. Dragon, l'hélicoptère de la Sécurité Civile, est au départ.
Je fonce au vestiaire pour prendre mon uniforme. Je me changerai en route car il n'y a pas une seconde à perdre. Le VSAB est déjà prêt à partir. Nous ne sommes que trois cet après-midi, alors inutile d’attendre. Là aussi, il faut courir, encore, sans céder à la panique ou aux maladresses de la précipitation. Etre professionnel, simplement.
Je m'équipe tant bien que mal. Sur les routes tortueuses de la région, garder l'équilibre pour s’habiller dans un véhicule qui roule le plus vite possible n'est pas une gageure mais une utopie. J'ai à peine le temps de finir que le VSAB s'arrête en faisant crisser les gravillons du bas-côté de la route. Mon matériel de secours sur le dos, j'enfonce pour ainsi dire la double-porte arrière.
La victime est juste de l'autre côté du fossé, allongée comme si elle faisait la sieste à l'ombre de l’arbre duquel elle a chuté. Du sang carmin marbre son visage et ses bras nus. Les quelques cueilleurs présents s'écartent pour faire de la place. Un étrange soulagement se dessine sur leurs visages anxieux.
Je m'agenouille à ses côtés. C'est un homme. Il a le physique trapu et le visage résigné des personnes habituées à courber l'échine sous le poids de la vie. Entre sa barbe naissante, ses profondes rides encrassées et sa peau burinée par le soleil, le vent, et certainement la pluie, je n'arrive pas à déterminer son âge. Cinquante-cinq, soixante ans? Peut-être plus, mais une partie de moi espère que ce n'est pas le contraire. Ses vêtements sont des haillons. Il les a mis pour travailler et pourtant, sans que je puisse l’expliquer, je devine qu'ils sont portés bien plus souvent. Sans doute est-ce à cause de l'usure, ou bien de certaines tâches si vieilles qu'elles se fondent dans la couleur du tissu.
C'est dingue ce que le cerveau peut remarquer dans un moment comme celui-ci. C'est peut-être une soupape, après tout, qui lâche un jet de vapeur pour me permettre de réagir de manière plus sereine.
J'ai soudain envie de rire. Je me suis fait avoir, mais la ressemblance était trop forte. L'homme cueillait des fruits, et le sang sur son visage et ses bras n'est autre que du jus mélangé à la pulpe des fruits écrasés. Aucune plaie n’est visible. Alors que je lui prends la main pour le stimuler, il ouvre les yeux et me fixe, puis son regard parcourt les environs avant de revenir se visser dans le mien.
« Vous m'entendez? » dis-je par pur réflexe.
Il acquiesce avec peine.
« J'ai fait un malaise, répond-il d'un ton serein comme s'il annonçait qu'il revient de la pêche. Mais ça va aller, j'ai l'habitude. J'en fais souvent. »
Je lui explique qu'il ne doit pas s’agir d'un simple malaise et qu'il a fait une chute de près de trois mètres de haut. Je parle, lui demande des renseignements pour juger de son état, et à ses réponses se mêle la discussion entre mon chef et le propriétaire du verger. Quelques mots attirent mon attention malgré moi. «Sdf», «saisonnier», «déclaré donc pas de souci». Il s'appelle Roger. C'est un habitué, il vient cueillir les fruits chaque été, se déplaçant de ferme en ferme à la recherche de travail. Chaque détail entre en résonnance avec les remarques que je me suis fait à propos de l’état de ses vêtements et de son visage trop abimé pour son âge.
Je transmets le bilan au chef avant de m'occuper à nouveau de la victime. Car c'est ce qu'il est à cet instant, un être blessé dans sa chair et peut-être même dans sa tête, mais je ne peux que m'occuper de son physique.
Il grimace alors que la minerve lui enserre le cou, puis quand la planche glisse sous lui pour le maintenir bien droit. Le masque à oxygène l’incommode. D’un geste agacé, il le repousse sur son front.
« Je vais bien, fait-il, toujours aussi calme. Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas la peine de faire tout ça p... »
Il cherche ses mots. Bien que gêné par la minerve, il essaye de tourner la tête pour regarder autour de lui. Il aperçoit une demi-douzaine de pompiers venus en renfort d'une autre caserne s'affairer dans un champ un peu plus loin.
«...pour moi » finit-il par dire.
Je ne comprends pas vraiment ce que cela signifie. Ou plutôt, je ne saisis pas le sens profond de ses mots car, à cet instant, je ne réalise pas encore. Il n'est pas rare qu'une victime ne se rende pas compte de son état ou bien juge disproportionnés toutes les mesures prises et les moyens engagés pour lui porter secours. Mais aujourd'hui, ce n'est pas le cas, et je vais le découvrir dans quelques instants, sans que je me doute de quoi que ce soit. Agenouillé auprès de cet homme dans ce verger, je ne m’attends pas à prendre une telle leçon de vie, alors que moins de quinze minutes auparavant, je tondais mon gazon en pensant à une bière bien fraîche.
« Ne dites pas ça, vous allez faire un tour en hélicoptère en plus.
- Comment ça?
- Eh bien, vous allez être évacué par hélicoptère. »
Je lis ce que je prends pour de l’étonnement dans son regard, mais je me trompe.
« Vous ne l'entendez pas? »
Je fais un signe de tête en direction du ciel. Roger lève les yeux, scrute les nuages, et je devine qu'il entend maintenant le battement des pales et le bruit du moteur qui approchent.
« Vous êtes sérieux? »
Il n'y a aucune joie dans ses paroles; aucune crainte non plus. Juste une terrible incrédulité. Et comme pour lui répondre, l'hélicoptère passe en rase-motte au-dessus de nous dans un vacarme assourdissant et le sifflement de ses turbines. L'air se fait soudain plus épais, tourbillonne, les branches s'agitent tels des bras affolés. Je regarde l'appareil décrire un grand arc de cercle au-dessus des vergers, puis se poser dans une pâture toute proche, où les autres pompiers se sont préparés pour l’atterrissage. Le jaune et le rouge criards de sa carlingue détonnent avec le vert profond de la végétation.
Je me tourne à nouveau vers Roger. J'ouvre la bouche pour plaisanter mais les mots meurent sur mes lèvres.
Il vient d'attraper ma main et serre le bout de mes doigts en tremblant, à la manière d'un époux qui étreint celle de sa femme sur son lit de mort. Sa prise se fait un peu plus forte pour ne pas glisser sur le latex de mes gants. Ses yeux plantés dans les miens deviennent brillants et de grosses larmes en débordent avant de rouler sur ses joues. Je n'arrive pas à me détacher de ce regard. Il me cloue sur place et, sans que je le veuille, je m'y abandonne, plongée vertigineuse vers les tréfonds et les malheurs de l’âme d'un homme qui ne croit plus en être un, qui a oublié la valeur de sa vie. C'est atroce, insupportable. Inhumain.
Alors que je m'enfonce, les pièces du puzzle s'assemblent, implacables, terribles dans leur réalité et leur simplicité. Elles ne font qu'accroître la vitesse à laquelle je tombe. Comment peut-il penser qu'il ne mérite pas l'aide qu'on lui apporte? Quels tourments a-t-il bien pu traverser pour en arriver à cette conclusion?
Je ne suis qu’un homme, et ce n’est pas l’uniforme que je viens d’enfiler qui va me transformer. J'ai vu des plaies béantes, des membres cassés ou arrachés, des os brisés pointer à travers la chair déchiquetée; il m'est arrivé de vomir sang et tripes à quelques mètres de la victime, d'avoir la chair de poule en entendant les cris de souffrance. Mais cela ne m'a jamais autant brassé, travaillé, torturé que la détresse humaine, comme celle de ce sdf se jugeant pire qu'un rebut.
Je dois réagir, vite. Il me faut un parachute pour mettre fin à cette descente infernale. Ma gorge s'est nouée, les yeux me piquent et je commence à me mordiller les lèvres. Ne pas pleurer. Non, je dois résister.
C'est l'arrivée de l'équipe médicale qui me sort de ma torpeur. Je m'écarte pour laisser la place. Mon travail s'arrête ici, les deux urgentistes vont prendre le relais. J'adresse un sourire à Roger avant de m'éloigner de quelques pas, une boule au fond de la gorge.
Mes gants, collés à ma peau par la sueur, claquent comme des élastiques quand je les enlève. Je marche un peu pour récupérer. La tension retombe. Je réalise que je suis encore essoufflé de ma course de tout à l'heure. Les poumons me brûlent à nouveau et le sang me martèle les tempes, mes jambes sont douloureuses. C'est comme si mon cerveau s'était déconnecté pendant quelques minutes et décidait de se remettre en marche.
Un gars de l'autre caserne vient me parler et je lui réponds la première chose qui me passe par l'esprit. Me propose une cigarette que je refuse. M'explique qu'il s’amusait dans sa piscine avec ses gosses quand son bip a sonné, qu'il est en maillot de bain sous sa tenue, que ça commence à le démanger et que ce soir sa femme va devoir lui mettre de la crème apaisante. Je finis par sourire, car c'est ainsi. Je me laisse aller à la conversation et je réalise trop tard que des collègues brancardent Roger pour l'évacuer. Je voudrais lui faire un petit au-revoir, mais à quoi bon?
Je regarde le groupe s'éloigner en direction de l'hélicoptère. La douleur revient me nouer la gorge. Fait chier. Je retourne ramasser le matériel pour penser à autre chose.
De retour chez moi, je finis de tondre le gazon, et comme ça ne va pas, je pars faire un tour à moto. Je roule sans but. Je roule longtemps.
Je roule vite, visière ouverte, sans doute avec le secret espoir que le vent qui me fouette le haut des pommettes et les yeux peut me laver, m’user la peau jusqu’aux os, m’arracher de la tête ce malaise qui me mine.
Je maltraite la moto. C’est un véritable combat. Agressivité humaine contre brutalité mécanique. Le moteur enrage, l’aiguille du compte-tour claque contre la butée du rupteur, la moto cherche à se rebeller, les repose-pieds raclent le bitume dans de longues gerbes d’étincelles à chaque virage un peu serré, mais bien entendu, cela ne change rien.
Je maltraite la moto. C’est un véritable combat. Agressivité humaine contre brutalité mécanique. Le moteur enrage, l’aiguille du compte-tour claque contre la butée du rupteur, la moto cherche à se rebeller, les repose-pieds raclent le bitume dans de longues gerbes d’étincelles à chaque virage un peu serré, mais bien entendu, cela ne change rien.
Voilà, c'était il y a cinq jours.
Roger est mort quarante-huit heures après son entrée à l'hôpital.
C'est la vie.
Hier, lors d’une balade «en ville», comme disent les gens du village quand ils parlent de Lyon, j'ai aperçu un sdf. Il était assis sur un carton crasseux à l'ombre d'un monument, un chien sans race roulé en boule à ses pieds. Il avait mis sur le trottoir une boite rouillée contre laquelle s'appuyait un écriteau en bois. « Pour mangé. Merci ».
J'ai passé mon chemin. J'ai depuis une étrange amertume au fond de la gorge.
Dernière édition par Demi-Tour le Sam 14 Juil - 10:06, édité 1 fois
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Amertume...
sans détour, je l'adore cette nouvelle. elle me plonge dans tout. le stress, l'humanité... des pensées quasi philosophiques. bravo encore
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