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Message par Demi-Tour Mer 5 Mar - 11:27

Voilà.
Suite à la nouvelle "Le paquet " ( lien --> CLIC), je me suis lancé dans l'écriture d'un nouveau texte. Je vous poste ici les premières pages, les dernières restant à écrire  Rolling Eyes mais j'espère le terminer d'ici à demain soir je pense. Je vais peut-être poster sur plusieurs jours, je vous indiquerai à quel moment la première partie finit.

Pour les commentaires, c'est ici CLIC

Bon, voici le texte :


1


Je pense qu'il est temps pour moi de vous parler de Joseph. Plus que temps même. Certes, je ne suis pas encore arrivée à un âge où il vaut mieux éviter de repousser au lendemain ce qui peut être fait le jour-même mais ce matin, en préparant mon petit déjeuner, j'ai eu la désagréable surprise de trouver mon fer à repasser dans le réfrigérateur à la place du lait. Vous voyez où je veux en venir ?
Donc oui, il est temps, parce que son histoire doit être racontée, aussi incroyable ou farfelue qu'elle vous paraisse. Sans doute même à cause de cela. De toute façon, si j'attends ne serait-ce que quelques semaines de plus, vous risquez de vous tapotez la tempe avec l'index dès les premiers mots en échangeant un regard entendu avec la personne à côté de vous, juste avant d'appeler l'hospice le plus proche. Alors je me lance.


Joseph était un bâtard. Attention, je ne dis pas cela pour me moquer ou le blesser. Simplement, Joseph était réellement un bâtard. Un genre d'hybride si vous préférez, une chimère née de l'union de deux mondes. Je parle de lui au passé, mais il est toujours vivant. Je me demande même s'il mourra un jour, le bougre. Ça ne m'étonnerait pas que dans cinquante ou cent ans, il continue de ruminer sa colère, incapable de trouver sa propre paix intérieure. Mais ne le plaignez pas. Il aime sentir ce mal bouillonner en lui comme la lave sous le dôme d'un volcan endormi, j'en suis persuadée. Pourtant, il n'était pas mauvais, mais il n'a pas pu combattre sa nature, ou plutôt ce que les autres ont fini par éveiller en lui à force de creuser son âme avec la voracité et l'acharnement de pilleurs de tombes.
Vous vous demandez ce que j'entends pas mauvais ? Le plus simple pour que vous compreniez est de vous répéter une phrase qu'il m'a dite la dernière fois que je l'ai rencontré. Cela remonte un bientôt un an, un après-midi. Il trônait sur une estrade dans une galerie marchande. C'est son moment préféré de l'année – vous comprendrez lequel plus tard. Les enfants défilaient sur ses genoux le temps d'une photo sous les yeux émerveillés des parents. Mais sans doute ces derniers auraient-ils fui à toutes jambes s'il avaient entendu les quelques mots qu'il murmurait à l'oreille de certains bambins juste après que le petit oiseau soit sorti. Que leur disait-il ? Je l'ignore. Joseph parlait sa propre langue dans ces moments-là. Une langue aux sonorités étranges, hachées, dont les mots sortaient de sa bouche comme un souffle nauséabond. Mais quiconque les entendait ne pouvait que deviner avec horreur qu'ils venaient d’un langage apparu avant que l’Homme apprenne à cultiver ou même commence à dessiner sur les parois des grottes, un langage utilisé par des créatures qui peuplaient alors les profondeurs de la Terre et parcouraient le ciel une fois la nuit tombée, leurs ailes de chauves-souris démesurées distillant une odeur de moisissure à chaque battement.
Il ne les disait pas à tous les enfants, mais uniquement à ceux qu'il appelait ces élus. Eux ne réagissaient pas toujours sur le coup. Pour la grande majorité, les paroles se glissaient dans leur inconscient comme un venin dont la toxicité ne se révélait que de longues heures après au son de sa vieille Harley pétaradant dans la nuit. Ils se réveillaient alors en pleurs, hurlant de terreur, persuadés que des asticots leur grignotaient les yeux et que des milliers de mouches grouillaient sur leurs langues, et faisant accourir en catastrophe des parents réveillés en sursaut.
D'autres par contre - très peu, car ce n'était pas le but de Joseph -, craquaient tout de suite, là, sur ses genoux, et leur vessie craquaient avec eux, si vous voyez ce que je veux dire. Les parents rouges de honte les grondaient alors en roulant des yeux et en les secouant par le bras avant de se confondre en excuses, que Joseph faisait semblant d'accepter.
Le hasard fit que c'est juste après un de ces incidents que je l'ai croisé et qu'il m'a sorti cette fameuse phrase. Il allait se nettoyer et m'avait fait signe de le suivre dans le petit couloir qui menait jusqu'aux toilettes, comme il y en a dans toute galerie marchande. Il s'était penché sur moi quand on s'était retrouvés seuls.
« J'adore sentir l'urine des enfants dans des moments comme celui-ci, m'avait-il murmuré à l'oreille de sa voix grave. On y sent l'odeur de la peur. »
Vous comprenez maintenant ce que j'entends par mauvais ? Et inutile d'écarquiller les yeux ou de vous pincer les lèvres pour masquer votre sourire moqueur. Je ne débloque pas. Mais sans doute devrais-je commencer ce récit par son début plutôt que par cette anecdote pour vous en convaincre. Le problème est que j'ignore à quel moment se situe ce début. La naissance de Joseph ? La rencontre de ceux qu'il a considérés comme ses parents ? Le jour où il n'est plus venu à l'école ? Ou alors quand où je l'ai rencontré pour la première fois ?
À bien y réfléchir, autant faire dans un ordre chronologique, et donc commencer par l'arrivée de son père - enfin, de celui qu'il appelait papa - sur le sol français.

Demi-Tour

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Message par Demi-Tour Mer 5 Mar - 12:39

John venait d'un de ces coins des Etats-Unis où il n'est pas rare de croiser encore des types à cheval de nos jours à cause des vastes étendues sans route. Mais ce n'est pas cela l'important. Non, l'important est qu'un obus allemand décima la moitié de son peloton dans le bocage normand le jour-même de ses vingt-et-un ans, le 11 juin 44, et que les éclats lui grêlèrent toute la partie droite du visage après avoir pris soin de lui arracher l'index et l'annulaire à la main du même côté. Sans ces blessures qui allaient faire de lui un écorché de la vie, au sens propre comme au figuré, il n'aurait jamais accepté Joseph avec ses défauts, ses différences et ce qu'il faut bien appeler ses infirmités. Et quand le hasard fit se croiser leurs routes, John n'hésita pas une seconde. Mais bon, là, je m'égare déjà, alors restons-en juste à John.
Blessé, meurtri au plus profond de sa chair - car oui, il a gardé toute sa vie de minuscules échardes de schrapnel dans son cou et sa joue -, il ne prit plus jamais part au combat. Et c'est lors de sa convalescence dans une ferme abandonnée transformée en hôpital pour gueules cassées qu'il rencontra Héloïse. Il était un des rares pensionnaires à pouvoir se déplacer librement ; en fait, un des rares à disposer encore de deux jambes valides. Du coup, que ce soit dans la cuisine ou dans la cour, il lui arrivait de croiser de temps à autre cette jeune fille  timide au visage simple et fermé derrière lequel il devinait une infinie douceur. Il n'aurait su expliquer pourquoi. C'était comme se trouver sous la pluie d'un violent orage et sentir l'arrivée prochaine du soleil malgré de nouveaux nuages qui s'amoncelaient à l'horizon.
Héloïse habitait une ferme des environs. Deux fois par semaine, le bruit des sabots du vieux cheval tractant péniblement la charrette avec laquelle elle livrait ses bidons de lait tirait John de la noirceur de ses pensées. Les premiers temps, il n'y fit pas attention, pensant que le sourire qu'il sentait se dessiner malgré lui sur son visage meurtri était simplement dû à la  présence et à la fraicheur de ce joli minois au milieu de l'austérité de cet hôpital de fortune. Il réalisa pourtant un jour qu'il s'agissait de bien autre chose quand il se retrouva à attendre Héloïse, assis avant le lever du soleil sur l'énorme pierre qui marquait l'entrée de la ferme. Et ce fut ainsi chaque jour où Héloïse venait.
Les premiers temps, ce fut en échappant à la vigilance des infirmières, puis avec leur accord tacite, souvent mâtiné d'une moue désapprobatrice soit dit en passant quand il ne prenait pas une couverture pour se couvrir les épaules. Il restait là, impatient de voir apparaître au bout du chemin bordé de haies la silhouette du vieux cheval tractant sa charrette avec, dessus, celle qui désormais amenait un peu de lueur dans sa vie. Quand elle passait à sa hauteur, il se contentait d'un petit sourire maladroit, tant à cause de sa timidité que de sa blessure. Elle osait à peine lui rendre, et il aurait continué à la saluer ainsi pendant des années si Héloïse ne lui avait pas tendu la main pour l'inviter à monter dans la charrette un matin de juillet où il pleuvait des cordes. Oh, pas à ses côtés. Pas à cette époque-là. Une jeune fille, digne de ce nom ou pas, ne faisait jamais ce genre de proposition. Pas aux yeux de tous en tout cas. Mais c'est ainsi que leur complicité est née. Sur le court chemin restant à parcourir, ils échangeaient quelques mots, au début timidement puis en rigolant, elle devant le mal que John se donnait pour effacer son terrible accent yankee quand il parlait français, et lui à cause de cette moue interrogatrice, regard levé au ciel et langue pointant de manière inconsciente entre ses lèvres, qu'elle affichait en cherchant les expressions en anglais qu'il lui apprenait.
Et puis, un matin d'automne, il n'y eu personne assis sur la pierre. Héloïse réalisa alors à son tour l'importance de John dans sa vie. Il lui avait laissé une courte lettre. À l'écriture trop nette et au parfait français utilisé, elle comprit qu'il avait demandé à quelqu'un d'autre de l'écrire.


Héloïse,

Je viens de recevoir mon ordre de rapatriement. Je rentre ce jour-même pour l'Angleterre avant d'être ramené dans mon pays. Il me tarde de revoir ma famille.
Merci pour tout ce que tu m'as apporté.
Je te promets de revenir.

John.


Elle la froissa en une boule informe qu'elle faillit jeter dans la cheminée mais en fut incapable. Est-ce consciemment ou non qu'elle la glissa dans sa poche ? Je crois qu'elle même l'ignore, mais sans doute gardait-elle le secret espoir qu'il tiendrait sa promesse.
La guerre finie, la ferme redevint la magnifique bâtisse à colombages qu'elle avait toujours été, sauf que pour la première fois depuis sa construction deux siècles plus tôt, elle était vide. Les propriétaires, qui avaient fui l'avancée allemande, ont certainement été tués ou n'ont jamais voulu y revenir, allez savoir. Par contre, un matin de juillet 48, le bruit d'une scie entrecoupé de coups de marteau maladroits s'éleva de son arrière cour. Le jour suivant, la petite soeur d'Héloïse vint l'informer que le monsieur de la ferme lui avait demandé s'il était possible que quelqu'un livre du lait le lendemain matin de bonne heure, au moins deux bidons car il attendait du monde. Bien entendu, Héloïse accepta. Et vous devinez sans problème la suite. Lorsqu'elle se présenta sur le chemin bordé de haies, elle aperçut une silhouette dans le soleil levant, assise sur la pierre qui marquait l'entrée de la ferme. Il était là. John était revenu.


Dernière édition par Demi-Tour le Mer 5 Mar - 12:46, édité 1 fois

Demi-Tour

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Message par Demi-Tour Mer 5 Mar - 12:41

Si je prends le temps de vous raconter cela, ce n'est pas pour tomber dans la mièvrerie, mais bien pour vous faire comprendre le lien qui s'est tissé entre eux et combien leur amour s'est enraciné au plus profond de leur relation dès le début. Pour que vous compreniez, surtout, le genre d'homme qu'était John et ce mélange de sensibilité et d'opiniâtreté qu'il avait en lui. Il avait fait une promesse, et il l'a tenue, simplement. Il avait surtout un projet : élever des chevaux, là, sur cette terre qui lui avait coûté la moitié de la main et la beauté de son visage, et auprès de ces gens qui l'avait accueilli en héros dès que la nouvelle de son retour était arrivée aux oreilles du maire du village.
Quelque part, cette histoire a tout du conte de fée. Il ne manquerait plus que je vous dise qu'ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Ce serait vous mentir. Ils se sont effectivement mariés mais n'eurent pas d'enfant, ne manquant pas d'alimenter des ragots qui ne tardèrent pas à circuler. Parce que pour certains, on a le droit d'être un héros tant qu'on ne leur fait pas d'ombre, ou alors pas longtemps. Tant, surtout, qu'on ne leur rappelle pas que d'autres sont venus mourir en Normandie un matin où eux n'y étaient pas, comme allait le chanter Sardou quelques années plus tard. Je vous le dis : le venin de la jalousie ne coule nulle part ailleurs autant que des crocs de ceux qui se sentent obligés de se justifier.
Il se racontait donc au comptoir du café de la place que les éclats d'obus n'avaient pas uniquement arracher deux doigts à John. Sans doute en avaient-ils également coupé ou raccourci un autre, beaucoup plus utile celui-ci. Pas la peine de vous faire un dessin, je pense. Par contre, le fait que Héloïse ne puisse pas porter d'enfant n'effleura jamais la pensée de personne. De toute façon, comment aurait-elle pu concevoir en ayant au-dessus d'elle ce visage ravagé et en sentant ces trois doigts difformes la caresser ?
La première fois que Joseph a entendu ces âneries, c'était durant le printemps 59. Et ce n'était pas dans un bar. John n'entrait jamais dans les bars, sauf peut-être par politesse pour saluer une ou deux connaissances, et il n'y aurait donc jamais emmené Joseph. Non, la première fois que Joseph les entendit, ce fut à l'école, et il n'avait que six ans. Ça vous surprend vraiment ? Allons, depuis quand les gosses ne répètent-ils plus ce que disent leurs parents ?
Moi, j'en avais quatre de plus. Je jouais avec une camarade de classe pendant la récréation du matin quand un attroupement s'était formé le long du muret qui séparaient les deux cours. Eh oui, à cette époque, il y avait les filles d'un côté et les garçons de l'autre à l'école. Dans mon village du moins.
Bref. Je m'étais approchée, et là, je l'ai vu. J'ignorais alors son prénom, mais lui, je le connaissais pour l'avoir croisé sur le chemin de l'école. Je ne lui avais encore jamais parlé. En fait, je crois qu'aucune fille ne l'avait fait, mais toutes gloussaient en l'apercevant au loin. Il venait d'entrer au cours préparatoire d'après ce que je savais alors, mais il aurait pu sans problème poser sur la photo de classe des CM1 sans faire tache. Il était grand pour son âge, ce qui accentuait son air de benêt comme disaient certains écoliers à cause de la moue à la fois résignée et innocente qu'il affichait en permanence, incapables qu'ils étaient d'y voir timidité, douceur et sensibilité. Ce qui servait surtout d'excuse aux grands pour lui rappeler qu'il n'avait aucun point commun avec eux, alors que lui ne leur demandait rien.
« Regarde, m'avait dit mon amie. Ils ont coincé le nigaud. »
Et j'ai regardé. À quelques mètres de nous, une bonne demi douzaine de grands - entendez par là des CM2 - formaient un cercle autour de lui. Avec le recul, quand je revois cette scène, je me dis que cela avait tout d'une arène pour la mise à mort de la bête. Quelle tristesse. Joseph, lui, ne disait rien, se contentant de baisser la tête alors que les insultes fusaient déjà.
« T'as vu à quoi tu ressembles ?
- Je comprends que tes parents t'ont abandonné.
- Ouais t'es gros !
- Pis t'as l'air bête...
- Même les bonnes sœurs n'ont pas voulu de toi !
- C'est quoi ton prénom déjà ?
- Il s'appelle Joseph !
- C'est le fils du Ricain
- C'est même pas ses vrais parents !
- De toute façon, le Ricain a plu de couilles !
- Ouais, c'est vrai ! L'autre jour mon père l'a aperçu aux WC de la place, et il a dit que l'autre arrivait même pas à pisser.
- C'est sûr qu'avec ses trois doigts... Remarque, c'est ta mère qui doit être contente.
- C'est ce qu'elle m'a dit aussi... »
Le reste s'est perdu dans les éclats de rire de ceux qui assistaient à la scène, et croyez-le ou non, les rires ont redoublé quand la première gifle a claqué. J'en restais médusée, non pas à cause de tant de bêtise et de haine, mais parce que j'avais l'impression que d'une seconde à l'autre, Joseph allait exploser de rage, que ses bras allaient soudain s'écarter pour repousser tous ces petits cons en faisant voltiger leurs corps à plusieurs mètres à la ronde, comme dans les bandes dessinées quand le super-héros se redresse d'un coup pour se débarrasser de ses assaillants. Il aurait pu le faire. Au sens propre. Un simple contact avec ses doigts aurait suffi. Je l'ai compris plus tard, tout comme j'ai compris pourquoi il avait contenu sa colère à ce moment-là. Il faudrait que je vous explique mais comme je vous l'ai dit, si je commence à parler d'autre chose... Mais je vais y revenir de toute façon, soyez juste patients.
Donc ce jour-là, rien ne se passa. Ou plutôt, si. Une deuxième gifle a claqué, et cette fois Joseph a porté la main à sa bouche. Il y a eu un silence de mort, puis tous les garçons se sont éparpillés aux quatre coins de la cour en poussant des cris d'effroi. Moi, je suis restée, comme la plupart des filles d'ailleurs. On ignorait la raison de cette soudaine panique, car Joseph était alors le dos. Ce n'est que lorsqu'il s'est tourné vers nous, sans doute sans vraiment le vouloir, qu'on a compris. Il était comme pris d'une quinte de toux, et à chaque fois qu'il toussait, il crachait une fine bruine de sang dans ses mains en coupe devant lui, en même temps que ses dents. Oui, ses dents. Il les perdait, là, dans cette cour d'école primaire, à une telle vitesse qu'il semblait les vomir. Je l'entends encore chercher à les cracher comme pour se libérer la gorge de quelque chose avalée de travers. Et tout ce sang... Mélangé à la salive, il s'étirait en longs fils rosés entre sa bouche et ses mains. Si mon amie ne m'avait pas tirée par le bras, je crois que je serais restée plantée là indéfiniment, yeux écarquillés et la mâchoire pendante. Puis un adulte est sorti en courant d'une salle de classe avec l'air paniqué et il a emmené Joseph en direction de l'infirmerie. Et on ne l'a plus jamais revu à l'école. Ce que j'ignorais alors, c'est que c'était la deuxième fois qu'il perdait ses dents de lait. La première remontait à deux années auparavant, alors qu'il vivait encore chez les bonnes sœurs. Et là, je crois qu'il est temps que je vous parle vraiment de lui.

Demi-Tour

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Message par Demi-Tour Mer 5 Mar - 12:41

Des religieuses l'ont trouvé enveloppé dans une couverture crasseuse par un froid matin du terrible hiver 52 sous le porche de la vieille bâtisse en pierre qui leur servait de couvent. Son visage de porcelaine et les petits doigts qu’il avait tendus vers elles avaient suffi pour qu’elles tombent sous son charme. Évidemment, il était trop jeune pour s'en souvenir, mais elles ont toujours eu un tel plaisir à le lui raconter encore et encore qu'il n'a eu aucun mal à imaginer la scène, et par conséquent à me la raconter à son tour.
« C’est un cadeau du Seigneur, avait dit sœur Thérèse en le prenant dans ses bras. 
- Il faut prévenir les pompiers ! avait fait remarqué une autre.
- Et la police, avait dit une troisième.
- Ses parents le cherchent sans doute…
- Allons, réfléchissez, il est clair qu’ils l’ont abandonné.
- Mais qu’allons-nous en faire ?
- Il doit avoir froid !
- Il a peut-être faim…
- Mais quel âge peut-il avoir ?
- Regardez, il fait ses dents, c’est mignon…
- Et si on le gardait ? »
Ce qui n’avait été qu’une phrase lancée presque distraitement dans un moment d’émotion devint réalité, car personne ne le réclama jamais. Même les services sociaux finirent par l’oublier. Et Joseph a grandi, élevé dans la foi et le dévouement de celles qui veillaient sur lui comme sur la plus pure des reliques.
Il les ravissait. Ses petits rires qui résonnaient dès son réveil dans les couloirs leur embaumaient le cœur, et leurs visages rayonnaient dès qu’elles le voyaient courir vers elles sur ses petites jambes potelées. Car oui, il était potelé, comme en attestaient son petit ventre rond et ses pommettes rebondies comme deux belles pommes. Pourtant, sœur Christine, la cuisinière de la communauté, veillait aux quantités et au juste équilibre des plats qu’il engloutissait, mais elle avait dû se rendre à l’évidence : Joseph ne succombait pas au pécher de gourmandise, il avait simplement besoin de rassasier un corps qui grandissait presque à vue d’œil. Était-il malade ? Avait-il un quelconque dysfonctionnement de son métabolisme ?
Elles hésitèrent à l’emmener chez un médecin ou à le montrer au père Guillaume, un ancien missionnaire qui leur rendait parfois visite et qui avait longtemps prodigué des soins en Afrique, et finirent par y renoncer en se disant qu’il était inutile de se soucier de la bonne santé d’un enfant.
« Et puis, c’est un cadeau du Seigneur » répétait sœur Thérèse, ne se rendant pas compte qu’il aspirait un peu de son énergie vitale à chaque fois qu'elle le prenait dans ses bras.

Joseph a donc grandi en paix dans cette communauté, loin de ce qu'on a alors appelé les maisons d'enfants. Le temps qu'il y a passé a sans doute joué un rôle considérable dans son développement, ou plutôt dans l'épanouissement de sa bonne moitié, contraignant l'autre à se terrer un peu plus profond jours après jours. Mais nul ne peut lutter contre dame Nature, et Joseph avait quatre ans quand tout bascula.
C’est sœur Thérèse qui vint prévenir la Mère Supérieure un soir d'hiver. Elle entra dans le bureau sans frapper et ne laissa pas le temps à la Mère Supérieure de le lui faire remarquer malgré le regard courroucé qui l'accueillit.
« Vous devez venir, Mère, dit-elle d’une voix remplie d’effroi. C’est Joseph. Il faut que… »
Au lieu de terminer sa phrase, elle se signa en fermant les yeux avec l’espoir de faire cesser ses tremblements.
« J’étais en train de lui donner son bain, reprit-elle aussitôt. Enfin, je le surveillais, car à son âge… Mais je vous ai dit la semaine dernière qu’il avait perdu ses dents de lait ? Elles sont toutes tombées d’un coup. Toutes ! Je me suis inquiétée, car il est très jeune pour ça mais... Elles commencent déjà à repousser !
- Toutes en même temps ?
- Oui, Mère.
- Et c’est pour cela que vous vous mettez dans cet état ?
- Oh non, Mère. C’est déjà assez étrange, mais de le voir et l'entendre parler avec... »
Elle se signa une nouvelle fois.
« Il faut que vous veniez, Mère. Je ne vous dérangerais pas si... »
Avec un soupir lourd de reproche, la Mère Supérieure se résigna à la suivre jusqu'à la salle de bain de Joseph, car même à son âge, il était hors de question de lui faire partager celle du reste de la communauté.
« Qui est avec lui ? demanda-t-elle lorsqu’elles arrivèrent devant la porte.
- Personne…
- Mais on dirait qu’il parle à quelqu’un.
- Non, pas à quelqu'un. À quelque chose... »
Réalisant que l’incohérence de ses propos jouait en sa défaveur, sœur Thérèse poussa doucement la porte de la salle de bain et invita la Mère Supérieure à entrer.
En enfant bien élevé, Joseph avait enfilé son pyjama puis s’était assis sur le rebord de la vieille baignoire en fonte pour attendre que sœur Thérèse vienne le chercher. Il inclina la tête avec respect devant la Mère Supérieure et se tut, car le règlement stipulait que nul ne devait lui parler si celle-ci ne vous en donnait pas l’autorisation ou ne vous posait pas une question. Il resta donc assis, jusqu’à ce qu'il se sente incommodé par le poids du regard de la religieuse. En fait, une dizaine de secondes seulement s'écoulèrent mais à quatre ans, dix secondes sans rien faire alors qu'on n'a rien à se reprocher, c'est déjà beaucoup. Une mouche finit par attirer de nouveau son attention. Je dis de nouveau car c'est bien avec elle qu'il parlait avant que les deux femmes entrent dans la pièce. Oui, vous avez bien entendu.
Pour l'instant, la mouche s’échinait à vouloir passer à travers la vitre de la petite lucarne qui servait de fenêtre à la salle-de-bain. Elle se résolut à voler nerveusement au travers de la pièce, sans doute à la recherche d'une autre issue. Joseph leva alors la main paume vers le haut, murmura quelques mots et la mouche vint se poser sur ses doigts. Avec une infinie douceur, il se redressa et monta dans la baignoire pour atteindre la lucarne, qu’il ouvrit avant d’en approcher la main. Il murmura à nouveau et la mouche s’envola.
« Comment fais-tu cela ? laissa échapper la Mère Supérieure qui s’efforçait de dissimuler sa terreur.
- Je parle et elles obéissent... Je suis leur maître » répondit-il de sa petit voix d'enfant ravi d'avoir réalisé une bonne action.
Je ne sais pas si ce sont les mots exacts, car les souvenirs de Joseph ne correspondent peut-être pas tout à fait à la réalité, mais l'essentiel est là. Il était adolescent quand il m'a pour ainsi dire raconté cette anecdote. Alors oui, des mots ont pu changer mais ses souvenirs visuels sont d'une fidélité sans faille. Et je les ai vus. Oui, ses souvenirs, et parfois ceux des autres. Sinon, comment pensez-vous que je pourrais vous raconter cette histoire ? Hélas, pour tout vous expliquer, il faudrait que je rentre dans des détails et, me connaissant comme je me connais, je finirais part complètement perdre le fil de ma pensée. Là non plus, ne soyez pas impatients, j'y reviendrai en temps utile. Pour l'instant, il y a plus important. Beaucoup plus important. Comme le fait que suite à cette réponse, les deux religieuses se regardèrent et virent la même terreur sur le visage de l'autre, et c'est sans doute ce qui les décida à ne rien dire à personne quand elles partirent en pleine nuit avec le vieux tacot du couvent sur les routes verglacées de la région. Leur destination ? On ne le saura jamais, même si j'ai ma petite idée là-dessus.

Demi-Tour

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Message par Demi-Tour Mer 5 Mar - 12:42

C'est John qui les découvrit à l'aube le lendemain. Il effectuait sa traditionnelle balade matinale à cheval quand la forme sombre le long d'une haie au bord de la route attira son attention. La voiture avait sans doute glissé sur une plaque de verglas avant de finir au fossé.
John s'approcha et la première chose qu'il fit en distinguant les habits des religieuses fut de se demander ce qu'elles faisaient là, à plus de cinquante kilomètres de leur couvent. Par contre, il ne se demanda pas si elles étaient encore vivantes - il avait vu trop de cadavres pour ne pas en reconnaître au premier coup d'oeil - ni pourquoi les vitres de la voiture n'étaient pas couvertes de givre contrairement à la végétation tout autour. Et il serait reparti tout de suite au galop vers le village pour donner l'alerte s'il n'avait pas entendu un faible gémissement provenant de l'intérieur du véhicule. Il mit pied à terre et découvrit Joseph, recroquevillé sur lui-même entre la banquette arrière et les sièges avants. Comme vous le devinez, l'enfant était en vie.
John l'enveloppa dans son manteau pour le protéger du froid, et quand il le blottit contre lui, il se rendit compte que Joseph était brûlant. Il rentra au village à bride abattue et alla réveiller le docteur, qui ne diagnostiqua aucune maladie chez l'enfant. Simplement, Joseph avait chaud, comme un sportif pendant l'effort. Peut-être était-ce un genre de réaction de son corps à la morsure du froid, ou l'anxiété causée par l'accident et la présence des deux corps sans vie juste à côté de lui. D'ailleurs, avait ajouté le médecin avec sur un air compatissant, Dieu seul savait ce que cet enfant avait vécu dans cette voiture. Il oubliait une chose : Joseph savait lui aussi. Et par conséquent, j'ai également fini par savoir, ou plutôt par voir.
John et Héloïse, eux, ne surent jamais rien. Ils élevèrent donc Joseph comme leur propre enfant, ce qu'il était à leurs yeux, et en bonne maman, Héloïse dut retenir ses larmes quand elle le vit franchir la porte de l'école communale pour son premier jour d'élève. Jamais elle n'aurait imaginé qu'il ne finirait pas l'année scolaire, ni qu'il ne remettrait plus jamais les pieds dans une école après ce qui arriva au printemps suivant dans un coin de la cour. Car je vous l'ai dit, après l'épisode des gifles, Joseph n'est jamais revenu. Personne dans la région ne le revit, sauf peut-être de loin lorsqu'il jouait autour de la ferme. Et ce fut une bonne chose, car le problème avec ses dents n'était qu'un début. À six ans, Joseph venait de commencer sa mue. Attention, je ne parle pas de l'apparition de poils pubiens, de boutons d'acné ou autres bêtises de ce genre mais d'une véritable mue, presque au sens reptilien du terme. Non, il ne changea pas de peau, mais les bouleversements qui s'opérèrent alors en lui furent tout aussi radicaux. Et ses parents – je parle de John et Héloïse – ne dirent rien. Peut-être, simplement, parce qu'ils le considéraient comme leur propre enfant, je crois vous l'avoir déjà dit, et que certains parents sont prêts à tout vivre ou endurer. Mais plus certainement parce que John avait ses propres raisons.
Trois mois après que Joseph ait quitté l'école, donc au début de l'été, la ferme fut à nouveau vide. Tout le monde pensa que la petite famille était partie en vacances, même si certains remarquèrent que la plupart des chevaux avaient disparu. Il n'en restait qu'un couple. Un homme en camionnette que personne ne connaissait vint les nourrir et les toiletter pendant de longues semaines, et juste avant la rentrée de septembre, une nouvelle famille s'installa dans cette ferme. John et Héloïse avaient déménagé sans en parler à personne, pas même au curé. Ce qui alimenta les ragots une fois de plus et ne manqua pas de soulever d'importantes questions – importantes pour ceux qui n'avaient pas autre chose à faire que de se les poser.

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Message par Demi-Tour Mer 5 Mar - 12:43

J'allais oublier : première partie terminée !  Cool

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Message par Margaux1999 Mer 5 Mar - 13:06

J'aime bien. C'est simple, on rentre tout de suite dans l'histoire.!
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Message par Demi-Tour Mer 12 Mar - 9:22

Margaux --> merci  Very Happy 
Faut dire qu'avec une nouvelle, vaut mieux pas trop trainer... Le risque par contre est de justement entrer trop vite dans l'histoire et en quelque sorte de "semer" le lecteur... Pas évident!

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Message par Demi-Tour Mer 12 Mar - 9:48

Bon, a suite (et pas la fin, hein!)



2



Et si je vous parlais de moi ? Je vais essayer de faire court, et de toute façon, il n'y a pas grand-chose à dire, mais je dois le faire pour que vous compreniez comment Joseph est réapparu dans ma vie une dizaine d'années plus tard.
J'ai eu mon certificat d'étude en 60. Selon mes parents, c'était une bonne chose, mais je n'ai pas compris en quoi. Rien n'a changé pour moi si ce n'est que j'ai commencé à tenir la caisse de l'épicerie familiale. Je ne me suis jamais posé la question de savoir si j'aurais pu faire autre chose. Je serais d'ailleurs certainement encore en train de ranger mes boites de conserves sur les rayonnages et d'aligner les légumes bien proprement dans leurs cagettes si je n'avais pas connu Eugène. Gégène comme le surnommait ses amis. C'était en 65. Il était notre facteur depuis deux ou trois ans, à savoir depuis son retour de la guerre d'Algérie à peu de choses près. Je ne me souviens plus comment on en est arrivé à se parler puis à sortir ensemble. J'arrivais sur mes dix-huit ans et lui en avait six de plus. Mes parents ont sacrément ronflé quand ils ont été au courant, si vous voyez ce que je veux dire. Mais leurs remontrances, les quelques gifles que j'ai reçues et la porte de ma chambre souvent verrouillée le soir à double-tour n'étaient rien par rapport aux coups d'oeil suspicieux et pleins de dédain, glissés en douce au détour d'une rue ou quand je tournais le dos, auxquels j'avais droit à peine je sortais.
« Et notre réputation, s'est un jour écrié mon père en fulminant une fois de plus, tu y as pensé ? Et le magasin ? Tu sais ce que vont faire les gens plutôt que de venir chez nous ? »
Oui, je le savais. Je lui aurais bien répondu que ses clients devaient être de bien pauvres personnes pour en être réduits à agir ainsi, mais je n'ai rien dit. À la place, je me suis enfuie avec Eugène, et lui aussi a fui. Il a quitté son travail et on est parti ensemble, loin de ce village, à l'autre bout de la France pour ainsi dire.
On s'est installé à Lyon. Enfin, juste à côté. Un de ces coins de banlieue qui n'allaient pas tarder à être métamorphosés par la construction de tours et de grandes barres d'immeubles. Eugène a tout de suite trouvé un travail à la chaîne chez Berliet. De mon côté, j'ai suivi comme j'ai pu, allant de petits boulots en services rendus et de services rendus en petits boulots, jusqu'à ce que je décroche un poste stable au bout d'un an. Et ça a été un genre de promotion professionnelle : je suis passée de la caisse de l'épicerie d'un petit village à celle avec tapis roulant d'un des tous premiers hypermarchés, rien que ça ! Et vous voulez que je vous dise ? Avec Eugène, on était bien, on était heureux, et on voyait notre avenir en rose. Bercée par l'insouciance des Trente Glorieuses et ma vie qui prenait forme, je ne m'attendais pas à découvrir le trouble du stress post-traumatique.
Eugène n'avait pas vingt-ans quand il avait été appelé sous les drapeaux et avait embarqué à Marseille pour Alger. Il en était revenu deux ans plus tard, quelques semaines seulement avant la fin de la guerre, officiellement dans le même état qu'il y était parti. Oui, officiellement. Comprenez bien qu'à l'époque, il était hors de question pour les soldats de parler traumatisme ou de toute autre séquelle due à ce qu'ils avaient enduré là-bas. L'Algérie devait être une guerre propre, et il ne fallait surtout pas heurter une opinion publique prête à accepter qu'une guerre puisse être propre. Et de vous à moi, quand je vois ce qui se passe dans le monde de nos jours, quand je regarde les reportages au journal télévisé, je me dis que bien peu de chemin a été parcouru. Mais bon, une fois de plus, je m'égare. Je pourrais vomir ma rancoeur envers cette guerre - envers toutes les guerres en fait – pendant des heures... Alors revenons-en à mon Eugène.
Au début de notre relation, je n'ai pas prêté attention à ses sautes d'humeurs ni aux coups d'oeil qu'il jetait trop souvent par dessus son épaule quand on marchait dans la rue. Et encore moins à ce mot qu'il répétait certaines nuits dans son sommeil - ;..gégène... gégène... -, sans doute en plein cauchemar. Avec le recul, il est facile de penser que j'aurais pu ou que j'aurais dû m'en rendre compte, mais j'étais jeune, inexpérimentée pour ainsi dire. Avec naïveté, je croyais l'entendre murmurer son surnom, et lui a toujours eu un sourire gêné quand je lui en faisais part. Et puis, surtout, souvenez-vous qu'officiellement, il était en bonne santé. En tellement bonne santé et débordant d'énergie qu'il a fini par être violent. Oh, pas avec moi, je vous rassure. Je crois que j'étais son îlot de paix, un genre de cocon qui l'isolait du monde, mais le monde ne s'isolait pas de lui si vous voyez ce que je veux dire. Et ça a été la dégringolade. Pour lui, et donc pour moi. Ses coups de poings rageurs sur le formica de la table de la cuisine à la moindre contrariété et ses réveils en sursaut au milieu de la nuit n'étaient que les prémices à son auto-destruction. Un travail de sape soigné, longuement élaboré par son inconscient. Et Eugène n'était pas de taille à lutter. Personne ne l'est en fait, croyez-moi. La perte de son travail n'a pas été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, car le vase débordait depuis déjà bien longtemps, mais un raz-de-marée après le déluge. Oui, c'est la meilleure image que je puisse donner. Une fois que tout avait été pourri, infiltré et couvert de moisissure, une lame de fond avait tout emporté sur son passage. Et j'ai fini par prier pour que tout cela cesse. Les cris, les cauchemars, les bagarres, les pleurs... Oui, j'ai prié. Pour lui et pour moi, pour que la tempête dans son esprit torturé prennent fin, qu'il soit libre. J'en suis même arrivé à souhaiter sa mort pour son propre bien, pour ne plus le voir souffrir et savoir qu'enfin il était heureux. Un tel paradoxe doit vous paraître ahurissant, mais pouvez-vous simplement imaginer ce qu'il endurait, ou plutôt ce qu'il était devenu ? Je ne le pense pas, tout comme je ne pense pas que vous puissiez imaginer ce qu'a réellement été ma vie durant cette période. Et ne me traitez pas d'égoïste ou de quoi que ce soit car non, vous ne savez rien. Vous ne pouvez pas savoir.
Quoi qu'il en soit, mes prières ont été exaucées. Eugène est décédé au printemps 68. Un vaisseau a claqué dans son cerveau en pleine nuit, sans doute à cause de tout ce stress et de ce mal-être qui le rongeaient. J'ai pleuré tout ce que je pouvais, déchirée entre peine et soulagement, écrasée par la culpabilité. Le lendemain de son enterrement, je suis monté à la cathédrale de Fourvière pour allumer un cierge et remercier Dieu. Acte bien inutile. Dieu ne rappelle jamais à lui ceux dont on souhaite la mort. Il n'était donc pour rien dans la délivrance de mon Eugène. À l'époque, je ne savais pas que soir après soir, une oreille attentive, bien réelle celle-ci, percevait mes prières malgré la distance qui nous séparait. Une oreille à la peau épaisse, taillée légèrement en pointe, dont une griffe au bout d'un doigt d'adolescent venait à l'occasion distraitement gratter le lobe.

Demi-Tour

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