Le paquet
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Le paquet
Salut à tous.
Je poste un nouveau texte sur lequel je travaille depuis quelques jours. Une soudaine montée d'inspiration venue d'on ne sait où...
A l'instant où j'écris ce message, le texte n'est toujours pas fini, mais j'espère bien le faire d'ici à la fin de la semaine (j'ai des délais à tenir... et ça commence à être chaud... ).
Bref, bonne lecture à vous. Je poste en plusieurs partie car le texte est long.
Pour les commentaires éventuels, c'est ici que ça se passe : CLIC
Allez hop, en avant!
EDIT : texte modifié par rapport à la première version (ceci est valable pour toutes les parties du texte, pas uniquement pour celle-ci vu que les modifications portent également sur l'histoire en elle-même)
Je poste un nouveau texte sur lequel je travaille depuis quelques jours. Une soudaine montée d'inspiration venue d'on ne sait où...
A l'instant où j'écris ce message, le texte n'est toujours pas fini, mais j'espère bien le faire d'ici à la fin de la semaine (j'ai des délais à tenir... et ça commence à être chaud... ).
Bref, bonne lecture à vous. Je poste en plusieurs partie car le texte est long.
Pour les commentaires éventuels, c'est ici que ça se passe : CLIC
Allez hop, en avant!
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EDIT : texte modifié par rapport à la première version (ceci est valable pour toutes les parties du texte, pas uniquement pour celle-ci vu que les modifications portent également sur l'histoire en elle-même)
LE PAQUET
Le paquet est rectangulaire et recouvert de papier kraft. Excepté la décoration, il fait penser à ceux dont les pâtissiers se servent pour emballer leurs gâteaux. En fait, c'est même sacrément ressemblant.
Te voilà livreur de choux à la crème, se dit Adrien.
Un trait d'humour maladroit qui ne le fait même pas sourire, mais il faut dire qu'Adrien ne contrôle plus grand chose depuis quelques jours. Pour être précis, depuis samedi dernier, quand Brice, son fils de dix-sept ans, est rentré à l'aube blanc comme un linge avec le côté gauche du visage tuméfié. Il a réussi à faire croire à sa mère qu'il a préféré dormir chez son copain car oui, il l'a avoué, ils avaient bu, même si à la base ils devaient réviser pour le bac de français, et il s'est lamentablement cassé la figure dans les escaliers. Son père, lui, a prié en silence pour qu'elle ne pose pas d'autres questions, car aucune chute dans les escaliers ni aucune gueule de bois ne laisse une petite marque bien carrée de la taille d'un ongle là où le coup a porté.
Mauvais souvenirs. Lui aussi, passé un temps, a vu ce genre de marques semblables à des poinçons apparaitre sur ses avants-bras quand il cherchait à se protéger, puis virer au violet malsain des hématomes.
Il a attendu que sa femme parte faire les courses pour aller trouver Brice dans sa chambre. Au moment où il a posé la main sur la poignée de la porte, il s'est vu répéter encore et encore à son fils qu'il ne laisserait jamais personne lui faire du mal. Une promesse des plus basiques, comme des millions de parents en font en espérant certainement ne jamais devoir la tenir. Et pourtant...
Avec amertume, Adrien se dit qu'il aurait peut-être déjà dû être là bien avant. Avant que Brice commence à rentrer certaines fins d'après-midi le regard un peu trop vague, qu'il aère sa chambre plus que de raison ou qu'il s'irrite bien plus souvent que sa crise d'adolescence ne lui en donne l'excuse. Avant, surtout, qu'il commence à s'afficher avec des objets ou des vêtements que son peu d'argent de poche ne lui a jamais permis de se payer.
Adrien n'a rien vu, ou n'a rien voulu voir, parce que cela fait pas mal de temps qu'il se réveille en pleine nuit pour fixer le plafond de la chambre en pensant aux objectifs commerciaux qu'il n'arrive plus à atteindre et aux fins de mois de plus en plus difficiles à boucler. Et de toute façon, lui aussi se roulait discrètement un pétard ou deux avec ses potes après les cours. Mais il n'est jamais allé plus loin. Brice, par contre...
Quand Adrien est entré dans la chambre, son fils n'a même pas tourné la tête. Accoudé au rebord de la fenêtre, il semblait regarder les gens déambuler sur le trottoir cinq étages plus bas.
« Alors, qu'est-ce-qui s'est passé ? » lui a demandé son père.
Brice n'a pas répondu tout de suite. Il a laissé de longues secondes s'écouler avant de s'asseoir sur le lit. Il a gardé la tête penchée un avant, visiblement rongé par l'hésitation. A cet instant précis, Adrien s'est attendu à le voir se redresser d'un coup pour s'entendre cracher à la figure qu'il est son père et qu'à ce titre, il n'y peut rien, que quand on a quarante-quatre ans, du bide, une calvitie tellement avancée qu'elle vous en donne quinze de plus et qu'on s'enferme dans les chiottes pour pleurer en silence, non, on ne peut rien faire, sauf la boucler. Et donc certainement pas chercher à intervenir dans la vie ou dans les affaires de son fils. Surtout de cette manière. Mais quand Brice a relevé la tête, Adrien a eu l'impression de se retrouver face à un gamin de six ans perdu en pleine forêt. Ses yeux ont semblé errer dans une contrée connue de lui seul, et Adrien l'a clairement vu frissonner. Puis il a pris une profonde inspiration avant de se lancer dans un flot de paroles ininterrompu, le regard toujours dans le vague.
Tout d'abord un joint, comme ça, pour goûter. Puis un deuxième, pour la même raison. Et un troisième, parce que finalement, ce n'est pas si mal que ça. L'habitude s'est installée et a fini par céder la place à la routine. Restait à trouver l'argent. Pas question de vol, racket ou autre. Quelque part, Brice est trop honnête pour cela, et de toute façon, il n'a pas l'envergure d'un voyou. Son truc, c'est plus dans la finesse, dans la petite dose refilée discrètement dans un coin de la cour du lycée ou derrière les buissons de l'arrêt de bus. Et sans même s'en rendre compte, il s'est retrouvé avec des quantités de plus en plus conséquentes au fond de son sac d'école. Depuis peu, il lui arrive même de rendre de petits services à l'occasion, comme livrer discrètement un colis, sauf que cette fois, le colis n'est jamais arrivé à destination.
Quand Brice s'est arrêté, son père a fermé la fenêtre, comme pour se mettre à l'abri d'oreilles indiscrètes.
« Il y en avait pour combien ? a-t-il demandé.
- quatre mille...
- Euros ? »
Brice a acquiescé.
Merde.
Ils sont restés là sans rien dire, Adrien regardant son fils qui lui-même regardait le radiateur sous la fenêtre certainement sans le voir. Adrien a fini par baisser les yeux dans un soupir, puis il est sorti de la chambre. Avant de refermer la porte derrière lui, il a adressé un signe à son fils : son index droit devant ses lèvres closes, pour lui dire de ne pas en parler à sa mère. Non, surtout pas.
Te voilà livreur de choux à la crème, se dit Adrien.
Un trait d'humour maladroit qui ne le fait même pas sourire, mais il faut dire qu'Adrien ne contrôle plus grand chose depuis quelques jours. Pour être précis, depuis samedi dernier, quand Brice, son fils de dix-sept ans, est rentré à l'aube blanc comme un linge avec le côté gauche du visage tuméfié. Il a réussi à faire croire à sa mère qu'il a préféré dormir chez son copain car oui, il l'a avoué, ils avaient bu, même si à la base ils devaient réviser pour le bac de français, et il s'est lamentablement cassé la figure dans les escaliers. Son père, lui, a prié en silence pour qu'elle ne pose pas d'autres questions, car aucune chute dans les escaliers ni aucune gueule de bois ne laisse une petite marque bien carrée de la taille d'un ongle là où le coup a porté.
Mauvais souvenirs. Lui aussi, passé un temps, a vu ce genre de marques semblables à des poinçons apparaitre sur ses avants-bras quand il cherchait à se protéger, puis virer au violet malsain des hématomes.
Il a attendu que sa femme parte faire les courses pour aller trouver Brice dans sa chambre. Au moment où il a posé la main sur la poignée de la porte, il s'est vu répéter encore et encore à son fils qu'il ne laisserait jamais personne lui faire du mal. Une promesse des plus basiques, comme des millions de parents en font en espérant certainement ne jamais devoir la tenir. Et pourtant...
Avec amertume, Adrien se dit qu'il aurait peut-être déjà dû être là bien avant. Avant que Brice commence à rentrer certaines fins d'après-midi le regard un peu trop vague, qu'il aère sa chambre plus que de raison ou qu'il s'irrite bien plus souvent que sa crise d'adolescence ne lui en donne l'excuse. Avant, surtout, qu'il commence à s'afficher avec des objets ou des vêtements que son peu d'argent de poche ne lui a jamais permis de se payer.
Adrien n'a rien vu, ou n'a rien voulu voir, parce que cela fait pas mal de temps qu'il se réveille en pleine nuit pour fixer le plafond de la chambre en pensant aux objectifs commerciaux qu'il n'arrive plus à atteindre et aux fins de mois de plus en plus difficiles à boucler. Et de toute façon, lui aussi se roulait discrètement un pétard ou deux avec ses potes après les cours. Mais il n'est jamais allé plus loin. Brice, par contre...
Quand Adrien est entré dans la chambre, son fils n'a même pas tourné la tête. Accoudé au rebord de la fenêtre, il semblait regarder les gens déambuler sur le trottoir cinq étages plus bas.
« Alors, qu'est-ce-qui s'est passé ? » lui a demandé son père.
Brice n'a pas répondu tout de suite. Il a laissé de longues secondes s'écouler avant de s'asseoir sur le lit. Il a gardé la tête penchée un avant, visiblement rongé par l'hésitation. A cet instant précis, Adrien s'est attendu à le voir se redresser d'un coup pour s'entendre cracher à la figure qu'il est son père et qu'à ce titre, il n'y peut rien, que quand on a quarante-quatre ans, du bide, une calvitie tellement avancée qu'elle vous en donne quinze de plus et qu'on s'enferme dans les chiottes pour pleurer en silence, non, on ne peut rien faire, sauf la boucler. Et donc certainement pas chercher à intervenir dans la vie ou dans les affaires de son fils. Surtout de cette manière. Mais quand Brice a relevé la tête, Adrien a eu l'impression de se retrouver face à un gamin de six ans perdu en pleine forêt. Ses yeux ont semblé errer dans une contrée connue de lui seul, et Adrien l'a clairement vu frissonner. Puis il a pris une profonde inspiration avant de se lancer dans un flot de paroles ininterrompu, le regard toujours dans le vague.
Tout d'abord un joint, comme ça, pour goûter. Puis un deuxième, pour la même raison. Et un troisième, parce que finalement, ce n'est pas si mal que ça. L'habitude s'est installée et a fini par céder la place à la routine. Restait à trouver l'argent. Pas question de vol, racket ou autre. Quelque part, Brice est trop honnête pour cela, et de toute façon, il n'a pas l'envergure d'un voyou. Son truc, c'est plus dans la finesse, dans la petite dose refilée discrètement dans un coin de la cour du lycée ou derrière les buissons de l'arrêt de bus. Et sans même s'en rendre compte, il s'est retrouvé avec des quantités de plus en plus conséquentes au fond de son sac d'école. Depuis peu, il lui arrive même de rendre de petits services à l'occasion, comme livrer discrètement un colis, sauf que cette fois, le colis n'est jamais arrivé à destination.
Quand Brice s'est arrêté, son père a fermé la fenêtre, comme pour se mettre à l'abri d'oreilles indiscrètes.
« Il y en avait pour combien ? a-t-il demandé.
- quatre mille...
- Euros ? »
Brice a acquiescé.
Merde.
Ils sont restés là sans rien dire, Adrien regardant son fils qui lui-même regardait le radiateur sous la fenêtre certainement sans le voir. Adrien a fini par baisser les yeux dans un soupir, puis il est sorti de la chambre. Avant de refermer la porte derrière lui, il a adressé un signe à son fils : son index droit devant ses lèvres closes, pour lui dire de ne pas en parler à sa mère. Non, surtout pas.
Dernière édition par Demi-Tour le Lun 10 Fév - 15:01, édité 4 fois
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le paquet
Oui, c'est à partir de ce moment-là qu'Adrien a commencé à perdre le contrôle, et il s'est dit qu'une petite dose d'anxiolytiques, comme ceux qu'il a pris pendant plus un an et qu'il vient d'arrêter quelques semaines auparavant, ne lui ferait pas de mal. Pas grand-chose, un demi-cachet, juste de quoi l'aider à affronter ce nouveau problème et, surtout, à trouver la force de le résoudre. Ouais, pas plus. Pourtant, le vendredi soir suivant, il n'aurait pas dit non à une petite gratification. Une nouvelle moitié de cachet supplémentaire, donc pas grand-chose là non plus. Juste de quoi affronter encore un nouveau problème. Et le résoudre. Cela lui est soudain apparu comme une évidence quand son fils, après avoir reçu un coup de fil sur son portable, lui a expliqué que Momo était prêt à le voir en tête à tête.
Encore maintenant, plus de douze heures après leur rencontre, l'haleine chargée d'épices du dealer et l'acidité de sa sueur lui piquent les narines, et Adrien revoit avec précision ce visage mal rasé couleur d'ébène collé au sien.
Adrien s'est retrouvé dos au mur dans cette cave de banlieue, au sens propre comme au figuré, avec Momo le toisant de toute sa hauteur. Un cure-dent glissait sans cesse d'un côté à l'autre de sa bouche avec un immonde bruit de succion.
« Ce service, ce serait quoi ? » a fini par demander Adrien en réponse à la proposition de Momo.
Parler a été plus fort que lui, et il s'en est passé la main sur le crâne, comme après une forte émotion. Un réflexe involontaire qui date du temps où ses cheveux ont commencé à se clairsemer, ne laissant que de longues mèches qu'il plaquait alors en travers pour donner l'illusion d'un semblant de chevelure. Il n'a bientôt plus eu aucune mèche à rabattre et il a dû se résoudre à ne peigner que les deux minces bandes de cheveux qu'il a de chaque côté de la tête.
Oui, un simple réflexe, qui lui a permis de découvrir qu'il est possible de transpirer du crâne. La première fois qu'il l'a sentie humide après l'avoir passée sur sa tête, il a regardé avec étonnement les traces de sueur dans la paume de sa main. Jusqu'à ce jour, il avait toujours crû transpirer des cheveux, pas du cuir chevelu. Et quand il a allumé la petite lampe dont se sert sa femme pour se maquiller et qu'il a vu cette peau lisse et tendue constellée de minuscules gouttelettes, il a trouvé cela répugnant. Et face à lui, Momo était répugnant avec le sommet de son crâne luisant sous la lumière du néon crasseux qui pendait du plafond de parpaings. Et Adrien avait dû parler, articuler quelques mots, n'importe lesquels, pour s'assurer dans être encore capable et se donner un semblant de consistance. Et surtout, s'arracher de la vision de ce crâne qui lui renvoyait sa propre image.
Le visage d'ébène s'est rapproché au point de complètement occuper le champ de vision d'Adrien. Bruit de succion... le cure-dent a changé une nouvelle fois de côté.
« Un colis à livrer demain après-midi, mec. Tu seras faire ça ? En main propre, bien entendu, a simplement répondu Momo sur un ton laissant comprendre qu'il ne s'agissait pas vraiment d'une question.
- Et on sera quittes ?
- On va dire que oui, mec... »
On va dire que oui, s'est répété intérieurement Adrien. Pas vraiment une affirmation franche. Mais de toute façon, quand des types comme Momo parlent, des gars comme Adrien disent en général amen. Donc oui, amen...
Les énormes lèvres de Momo se sont alors ouvertes dans un sourire mauvais, dévoilant des dents d'une blancheur éclatante, puis il a commencé à rire. Un rire de forcené, trop fort, qui a résonné dans la cave comme les aboiements d'une meute de chiens enragés. Puis ses yeux se sont soudain révulsés et il s'est arrêté d'un coup. Adrien a alors senti ses jambes ployer sous lui. Il s'est adossé aussi fort qu'il a pu contre le mur pour ne pas tomber. Le reste de la conversation s'est perdu dans les limbes de son esprit. Il se rappelle juste avoir acquiescé à des consignes que son inconscient a enregistré à son insu.
Il ne se souvient plus de rien d'autre, sauf du blanc laiteux des yeux de Momo qui se révulsent de manière obscène dans la semi-obscurité et du bon demi-litre de bile qu'il a soudain vomi quelques minutes plus tard en sortant de l'allée. Il a juste eu le temps de se pencher de côté avant que le liquide jaillisse entre ses dents. Quand il s'est redressé, son seul réflexe a été de marcher droit devant lui en direction de sa moto, comme un navigateur en pleine tempête qui se raccroche la lumière d'un phare. Ses doigts ont eu le plus grand mal à verrouiller l'attache du casque puis à insérer la clef de contact dans le neiman. Il a ensuite traversé le parking d'un trait avant de remonter la rue déserte à toute vitesse. Et soudain, un coup de klaxon tout proche - trop proche - l'a fait sursauter. L'espace d'un instant, Adrien a cru que les phares qui venaient de surgir sur sa gauche et qui se précipitaient sur lui allaient le percuter. Puis il y a eu le bruit terrible des pneus qui mordent l'asphalte sans pouvoir s'y accrocher, et la voiture a dérapé. Il a juste eu le temps de mettre un coup de rein pour dévier la moto. Quand il a regardé dans son rétro, encore tout tremblant de la brusque montée d'adrénaline, il a compris qu'il venait de griller un feu rouge. La voiture, un énorme 4x4 d'un vieux modèle, est restée plantée au milieu du croisement. Le conducteur roulait sans doute avec le plafonnier allumé car Adrien l'a aperçu gesticuler et frapper le volant de colère. Il a tourné dans le première rue qu'il a croisée, comme pour fuir la scène, et il a mis les gaz.
Encore maintenant, plus de douze heures après leur rencontre, l'haleine chargée d'épices du dealer et l'acidité de sa sueur lui piquent les narines, et Adrien revoit avec précision ce visage mal rasé couleur d'ébène collé au sien.
Adrien s'est retrouvé dos au mur dans cette cave de banlieue, au sens propre comme au figuré, avec Momo le toisant de toute sa hauteur. Un cure-dent glissait sans cesse d'un côté à l'autre de sa bouche avec un immonde bruit de succion.
« Ce service, ce serait quoi ? » a fini par demander Adrien en réponse à la proposition de Momo.
Parler a été plus fort que lui, et il s'en est passé la main sur le crâne, comme après une forte émotion. Un réflexe involontaire qui date du temps où ses cheveux ont commencé à se clairsemer, ne laissant que de longues mèches qu'il plaquait alors en travers pour donner l'illusion d'un semblant de chevelure. Il n'a bientôt plus eu aucune mèche à rabattre et il a dû se résoudre à ne peigner que les deux minces bandes de cheveux qu'il a de chaque côté de la tête.
Oui, un simple réflexe, qui lui a permis de découvrir qu'il est possible de transpirer du crâne. La première fois qu'il l'a sentie humide après l'avoir passée sur sa tête, il a regardé avec étonnement les traces de sueur dans la paume de sa main. Jusqu'à ce jour, il avait toujours crû transpirer des cheveux, pas du cuir chevelu. Et quand il a allumé la petite lampe dont se sert sa femme pour se maquiller et qu'il a vu cette peau lisse et tendue constellée de minuscules gouttelettes, il a trouvé cela répugnant. Et face à lui, Momo était répugnant avec le sommet de son crâne luisant sous la lumière du néon crasseux qui pendait du plafond de parpaings. Et Adrien avait dû parler, articuler quelques mots, n'importe lesquels, pour s'assurer dans être encore capable et se donner un semblant de consistance. Et surtout, s'arracher de la vision de ce crâne qui lui renvoyait sa propre image.
Le visage d'ébène s'est rapproché au point de complètement occuper le champ de vision d'Adrien. Bruit de succion... le cure-dent a changé une nouvelle fois de côté.
« Un colis à livrer demain après-midi, mec. Tu seras faire ça ? En main propre, bien entendu, a simplement répondu Momo sur un ton laissant comprendre qu'il ne s'agissait pas vraiment d'une question.
- Et on sera quittes ?
- On va dire que oui, mec... »
On va dire que oui, s'est répété intérieurement Adrien. Pas vraiment une affirmation franche. Mais de toute façon, quand des types comme Momo parlent, des gars comme Adrien disent en général amen. Donc oui, amen...
Les énormes lèvres de Momo se sont alors ouvertes dans un sourire mauvais, dévoilant des dents d'une blancheur éclatante, puis il a commencé à rire. Un rire de forcené, trop fort, qui a résonné dans la cave comme les aboiements d'une meute de chiens enragés. Puis ses yeux se sont soudain révulsés et il s'est arrêté d'un coup. Adrien a alors senti ses jambes ployer sous lui. Il s'est adossé aussi fort qu'il a pu contre le mur pour ne pas tomber. Le reste de la conversation s'est perdu dans les limbes de son esprit. Il se rappelle juste avoir acquiescé à des consignes que son inconscient a enregistré à son insu.
Il ne se souvient plus de rien d'autre, sauf du blanc laiteux des yeux de Momo qui se révulsent de manière obscène dans la semi-obscurité et du bon demi-litre de bile qu'il a soudain vomi quelques minutes plus tard en sortant de l'allée. Il a juste eu le temps de se pencher de côté avant que le liquide jaillisse entre ses dents. Quand il s'est redressé, son seul réflexe a été de marcher droit devant lui en direction de sa moto, comme un navigateur en pleine tempête qui se raccroche la lumière d'un phare. Ses doigts ont eu le plus grand mal à verrouiller l'attache du casque puis à insérer la clef de contact dans le neiman. Il a ensuite traversé le parking d'un trait avant de remonter la rue déserte à toute vitesse. Et soudain, un coup de klaxon tout proche - trop proche - l'a fait sursauter. L'espace d'un instant, Adrien a cru que les phares qui venaient de surgir sur sa gauche et qui se précipitaient sur lui allaient le percuter. Puis il y a eu le bruit terrible des pneus qui mordent l'asphalte sans pouvoir s'y accrocher, et la voiture a dérapé. Il a juste eu le temps de mettre un coup de rein pour dévier la moto. Quand il a regardé dans son rétro, encore tout tremblant de la brusque montée d'adrénaline, il a compris qu'il venait de griller un feu rouge. La voiture, un énorme 4x4 d'un vieux modèle, est restée plantée au milieu du croisement. Le conducteur roulait sans doute avec le plafonnier allumé car Adrien l'a aperçu gesticuler et frapper le volant de colère. Il a tourné dans le première rue qu'il a croisée, comme pour fuir la scène, et il a mis les gaz.
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Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le paquet
Et maintenant, je fais quoi ? se demande-t-il.
Il se trouve dans un coin isolé d'un parking d'hypermarché. Momo lui a dit d'y être à quatorze heures précises, et Adrien a obéi. Il venait de couper le contact quand une Audi s'est garée à ses côtés. Un homme - à supposer qu'on puisse qualifier d'homme un type d'à peine vingt ans au visage encore couturé d'acné et portant un survêtement trop grand pour lui - en est descendu avec le paquet et l'a posé sur le réservoir de la moto. Il lui a ensuite glissé un morceau de papier dans la main comme s'il s'agissait d'un pourboire.
« Tu vas y aller en bécane ? a-t-il fait en regardant le carénage éraflé de la vieille Yamaha.
- Oui, pourquoi ? »
L'autre s'est contenté d'un haussement d'épaules en guise de réponse avant de remonter dans sa voiture. Adrien a alors déplié le morceau de papier. Juste un prénom - Claude -, le nom d'un village de l'ouest lyonnais à une bonne quarantaine de kilomètres, et celui de ce qui doit être un hameau.
En ce qui concerne le village, aucun souci. Adrien n'y est jamais passé mais il a souvent vu le nom inscrit sur les panneaux lors des balades à moto avec ses potes dans les environs. Par contre, en ce qui concerne le hameau, il n'a pas la moindre idée d'où il se trouve. Peu importe, le gps que Brice lui a offert pour noël - sur le coup, Adrien ne s'est même pas posé la question de savoir d'où provenait l'argent ayant servi à l'acheter - saura le trouver pour lui.
La portière de l'Audi a claqué, le tirant de ses pensées, puis la voiture s'est éloignée dans le ronflement sourd de son puissant moteur. Adrien l'a regardé remonter le long de la file de stationnement avant de la voir tourner au bout. Et elle a disparu d'un coup. Un peu hébété, il est resté immobile, incapable de simplement bouger la tête, puis son attention s'est reportée d'elle-même sur le paquet.
Bon, maintenant, je fais quoi ?
Maintenant, c'est simple : tu files à cette adresse, tu donnes le paquet au monsieur et tu te casses dard-dard. De toute façon, que veux-tu faire d'autre ?
Il range le paquet dans le top-case après l'avoir calé à l'intérieur avec de vieux journaux chiffonnés qu'il garde en permanence. Une habitude qui date du temps où il n'avait pas encore de voiture mais juste une moto, et qu'il amenait le dessert dès qu'il était invité quelque part.
Ouais, déjà à l'époque, tu livrais des choux à la crème.
Cette fois, il sourit. Amèrement.
En s'installant au guidon de sa Yamaha, il ne peut s'empêcher de se regarder dans le rétroviseur, et ce qu'il y voit - la bande de son visage sous la visière relevée - ne lui plait pas du tout.
Tu crèves de peur...
A chacune de ses inspirations, ses narines se pincent nerveusement. Il devine que s'il enlève le casque, il va voir un étrange rictus lui déformer les lèvres et les retrousser sur ses canines, tel un chien qui montre les dents à son maitre car les coups continuent de pleuvoir sur son corps déjà meurtri malgré ses gémissements. Et arrive un moment où le chien n'a plus d'autre solution que de mordre cette main qui d'habitude le caresse et le nourrit mais qui aujourd'hui s'est refermée en un poing rageur. Un poing qui frappe, encore et encore, et à chaque coup dont il se souvient, Adrien ne peut retenir un petit sursaut au niveau de ses épaules. Il se protège comme il le peut, mais il sent et entend les poinçons fleurir sur ses avants-bras et sur ceux de son petit frère. Il serre les dents. Pour encaisser. Pour oublier la douleur. Pour ne pas craquer surtout. Ne pas mordre cette main qui lui ébouriffe parfois les cheveux dans de grands éclats de rire ou lui glisse discrètement une pièce de cinquante centimes pour qu'il aille s'acheter un Malabar à la boulangerie du coin de la rue.
Je ne laisserai jamais personne te faire de mal.
Oui, il a juré. A son frère, et à Brice. Pour son frère, il a tenu parole. Mais pour Brice...
Il n'est jamais trop tard pour bien faire, disait son père dans ses rares moments de sobriété. Et effectivement, ce soir-là, alors que les coups avaient été plus forts que d'habitude, Adrien avait pu le vérifier quelques minutes plus tard.
Un vrai jeu d'enfant, se dit-il intérieurement alors qu'il se revoit soutenir son père pour l'aider à traverser le salon.
Viens papa, c'est pas grave, je sais que tu nous aimes.
Car oui, c'est ainsi. Après avoir craché sa haine et vomi sa colère, son père redevenait cet être aimant à chaque fois un peu plus rongé par le remord, ce qui lui donnait l'excuse de vider les bouteilles qu'il laissait désormais en permanence sur la table de la cuisine. Boire pour oublier, oublier pour boire. La boucle était bouclée, et les poinçons fleurissaient.
Allez papa, je t'ai fait couler un bain.
Car c'est ce que son père a toujours fait après ses crises : se laver, prendre une douche ou un bain, comme pour se purifier de ses actes ou se débarrasser de l'alcool qui suintait par chacun de ses pores. Et ce soir-là, Adrien a décidé que ce serait un bain.
Tout en continuant à soutenir son père pour remonter le couloir, il entendait l'eau couler dans la baignoire. Il avait demandé à son frère d'ouvrir le robinet quelques instants auparavant, puis d'aller dans sa chambre. Et déjà un peu de vapeur s'échappait de la salle de bain par la porte entrebâillée.
Tu es un bon fils, tu sais. Ton frère aussi...
Oui, papa, je sais.
Non, tu ne sais pas, car vous ne me méritez pas...
Mais si papa. Je sais que tu nous aimes.
Adrien verrouilla la porte de la salle de bain derrière eux. Il n'aurait pas fallu que son petit frère le voit faire, ou simplement se pose des questions. A dix ans, on se pose beaucoup de questions.
Adrien, lui, ne s'en est pas posé. Pas ce soir-là. Et moins de cinq minutes plus tard, il est ressorti dans le couloir, livide.
Quand sa mère est rentrée du travail vers minuit, les garçons dormaient dans leur chambre, ou faisaient tout comme. En voyant le lumière encore allumée à une heure pareille dans la salle de bain, elle a laissé échapper un juron dans un soupir, presque un murmure, pour ne pas risquer de réveiller son mari. Elle n'avait aucune envie de le contrarier et, surtout, priait pour qu'il soit suffisamment assommé par l'alcool et qu'il n'ait pas envie d'elle quand elle se glisserait sous les draps. Mais quelques secondes plus tard, elle a hurlé de terreur quand, après avoir poussé la porte de la salle de bain, elle s'est retrouvée face au visage figé dans l'éternité au fond de la baignoire sous dix centimètres d'eau, les yeux et la bouche grand ouverts.
Oui, niveau hurlement, sa mère a battu des records ce soir-là. Elle a beaucoup pleuré aussi, même après le départ des pompiers et des employés des pompes funèbres, et son petit frère également. Sur le coup, Adrien s'est demandé s'il n'avait pas créé plus de douleur que son père en aurait jamais causée, puis les années ont passé et il a fini par comprendre que les larmes de sa mère n'étaient pas dues à la vision terrible de ce corps sans vie au fond de la baignoire, mais à la peur de se retrouver seule face à la vie, sans aucune béquille, aussi bancale et fragile fût-elle, sur laquelle s'appuyer. Mais la vie avait continué son bonhomme de chemin, imperturbable, et ils n'avaient eu d'autre choix que de la suivre bon gré mal gré.
Adrien continue de se fixer de le rétroviseur. Il y voit le même regard que celui croisé ce soir-là dans le miroir fissuré de l'armoire à pharmacie tandis qu'il maintenait son père debout pour l'aider à se déshabiller. C'était son propre regard, qu'il n'avait pas reconnu sur le coup. Adrien était plus jeune, mieux rasé - forcément, car il ne se rasait pas encore à quinze ans -, mais déjà le même mélange de peur et de résignation l'avait transfiguré pour et ne s'était effacé qu'après un dernier coup d'oeil à la surface immobile de l'eau dans la baignoire.
Les poinçons avaient fleuri, bien nets, bien carrés. Et ils ne fleuriraient plus jamais.
Il revoit ses avants-bras meurtris.
Il revoit son frère qui se terre contre le radiateur de la cuisine comme un animal blessé.
Il revoit la pommette de Brice...
Il secoue la tête pour s'éclaircir l'esprit et appuie sur le petit bouton du démarreur. Malgré son kilométrage, le quatre cylindres se lance docilement. Adrien enclenche la première. Geste trop brusque. La moto manque de caler. Sous son casque, il jure entre ses dents tellement serrées que ses mâchoires en sont douloureuses. Il est à bout.
Aujourd'hui, il n'a pas pu s'enfermer dans les toilettes pour pleurer sa colère en silence.
Il se trouve dans un coin isolé d'un parking d'hypermarché. Momo lui a dit d'y être à quatorze heures précises, et Adrien a obéi. Il venait de couper le contact quand une Audi s'est garée à ses côtés. Un homme - à supposer qu'on puisse qualifier d'homme un type d'à peine vingt ans au visage encore couturé d'acné et portant un survêtement trop grand pour lui - en est descendu avec le paquet et l'a posé sur le réservoir de la moto. Il lui a ensuite glissé un morceau de papier dans la main comme s'il s'agissait d'un pourboire.
« Tu vas y aller en bécane ? a-t-il fait en regardant le carénage éraflé de la vieille Yamaha.
- Oui, pourquoi ? »
L'autre s'est contenté d'un haussement d'épaules en guise de réponse avant de remonter dans sa voiture. Adrien a alors déplié le morceau de papier. Juste un prénom - Claude -, le nom d'un village de l'ouest lyonnais à une bonne quarantaine de kilomètres, et celui de ce qui doit être un hameau.
En ce qui concerne le village, aucun souci. Adrien n'y est jamais passé mais il a souvent vu le nom inscrit sur les panneaux lors des balades à moto avec ses potes dans les environs. Par contre, en ce qui concerne le hameau, il n'a pas la moindre idée d'où il se trouve. Peu importe, le gps que Brice lui a offert pour noël - sur le coup, Adrien ne s'est même pas posé la question de savoir d'où provenait l'argent ayant servi à l'acheter - saura le trouver pour lui.
La portière de l'Audi a claqué, le tirant de ses pensées, puis la voiture s'est éloignée dans le ronflement sourd de son puissant moteur. Adrien l'a regardé remonter le long de la file de stationnement avant de la voir tourner au bout. Et elle a disparu d'un coup. Un peu hébété, il est resté immobile, incapable de simplement bouger la tête, puis son attention s'est reportée d'elle-même sur le paquet.
Bon, maintenant, je fais quoi ?
Maintenant, c'est simple : tu files à cette adresse, tu donnes le paquet au monsieur et tu te casses dard-dard. De toute façon, que veux-tu faire d'autre ?
Il range le paquet dans le top-case après l'avoir calé à l'intérieur avec de vieux journaux chiffonnés qu'il garde en permanence. Une habitude qui date du temps où il n'avait pas encore de voiture mais juste une moto, et qu'il amenait le dessert dès qu'il était invité quelque part.
Ouais, déjà à l'époque, tu livrais des choux à la crème.
Cette fois, il sourit. Amèrement.
En s'installant au guidon de sa Yamaha, il ne peut s'empêcher de se regarder dans le rétroviseur, et ce qu'il y voit - la bande de son visage sous la visière relevée - ne lui plait pas du tout.
Tu crèves de peur...
A chacune de ses inspirations, ses narines se pincent nerveusement. Il devine que s'il enlève le casque, il va voir un étrange rictus lui déformer les lèvres et les retrousser sur ses canines, tel un chien qui montre les dents à son maitre car les coups continuent de pleuvoir sur son corps déjà meurtri malgré ses gémissements. Et arrive un moment où le chien n'a plus d'autre solution que de mordre cette main qui d'habitude le caresse et le nourrit mais qui aujourd'hui s'est refermée en un poing rageur. Un poing qui frappe, encore et encore, et à chaque coup dont il se souvient, Adrien ne peut retenir un petit sursaut au niveau de ses épaules. Il se protège comme il le peut, mais il sent et entend les poinçons fleurir sur ses avants-bras et sur ceux de son petit frère. Il serre les dents. Pour encaisser. Pour oublier la douleur. Pour ne pas craquer surtout. Ne pas mordre cette main qui lui ébouriffe parfois les cheveux dans de grands éclats de rire ou lui glisse discrètement une pièce de cinquante centimes pour qu'il aille s'acheter un Malabar à la boulangerie du coin de la rue.
Je ne laisserai jamais personne te faire de mal.
Oui, il a juré. A son frère, et à Brice. Pour son frère, il a tenu parole. Mais pour Brice...
Il n'est jamais trop tard pour bien faire, disait son père dans ses rares moments de sobriété. Et effectivement, ce soir-là, alors que les coups avaient été plus forts que d'habitude, Adrien avait pu le vérifier quelques minutes plus tard.
Un vrai jeu d'enfant, se dit-il intérieurement alors qu'il se revoit soutenir son père pour l'aider à traverser le salon.
Viens papa, c'est pas grave, je sais que tu nous aimes.
Car oui, c'est ainsi. Après avoir craché sa haine et vomi sa colère, son père redevenait cet être aimant à chaque fois un peu plus rongé par le remord, ce qui lui donnait l'excuse de vider les bouteilles qu'il laissait désormais en permanence sur la table de la cuisine. Boire pour oublier, oublier pour boire. La boucle était bouclée, et les poinçons fleurissaient.
Allez papa, je t'ai fait couler un bain.
Car c'est ce que son père a toujours fait après ses crises : se laver, prendre une douche ou un bain, comme pour se purifier de ses actes ou se débarrasser de l'alcool qui suintait par chacun de ses pores. Et ce soir-là, Adrien a décidé que ce serait un bain.
Tout en continuant à soutenir son père pour remonter le couloir, il entendait l'eau couler dans la baignoire. Il avait demandé à son frère d'ouvrir le robinet quelques instants auparavant, puis d'aller dans sa chambre. Et déjà un peu de vapeur s'échappait de la salle de bain par la porte entrebâillée.
Tu es un bon fils, tu sais. Ton frère aussi...
Oui, papa, je sais.
Non, tu ne sais pas, car vous ne me méritez pas...
Mais si papa. Je sais que tu nous aimes.
Adrien verrouilla la porte de la salle de bain derrière eux. Il n'aurait pas fallu que son petit frère le voit faire, ou simplement se pose des questions. A dix ans, on se pose beaucoup de questions.
Adrien, lui, ne s'en est pas posé. Pas ce soir-là. Et moins de cinq minutes plus tard, il est ressorti dans le couloir, livide.
Quand sa mère est rentrée du travail vers minuit, les garçons dormaient dans leur chambre, ou faisaient tout comme. En voyant le lumière encore allumée à une heure pareille dans la salle de bain, elle a laissé échapper un juron dans un soupir, presque un murmure, pour ne pas risquer de réveiller son mari. Elle n'avait aucune envie de le contrarier et, surtout, priait pour qu'il soit suffisamment assommé par l'alcool et qu'il n'ait pas envie d'elle quand elle se glisserait sous les draps. Mais quelques secondes plus tard, elle a hurlé de terreur quand, après avoir poussé la porte de la salle de bain, elle s'est retrouvée face au visage figé dans l'éternité au fond de la baignoire sous dix centimètres d'eau, les yeux et la bouche grand ouverts.
Oui, niveau hurlement, sa mère a battu des records ce soir-là. Elle a beaucoup pleuré aussi, même après le départ des pompiers et des employés des pompes funèbres, et son petit frère également. Sur le coup, Adrien s'est demandé s'il n'avait pas créé plus de douleur que son père en aurait jamais causée, puis les années ont passé et il a fini par comprendre que les larmes de sa mère n'étaient pas dues à la vision terrible de ce corps sans vie au fond de la baignoire, mais à la peur de se retrouver seule face à la vie, sans aucune béquille, aussi bancale et fragile fût-elle, sur laquelle s'appuyer. Mais la vie avait continué son bonhomme de chemin, imperturbable, et ils n'avaient eu d'autre choix que de la suivre bon gré mal gré.
Adrien continue de se fixer de le rétroviseur. Il y voit le même regard que celui croisé ce soir-là dans le miroir fissuré de l'armoire à pharmacie tandis qu'il maintenait son père debout pour l'aider à se déshabiller. C'était son propre regard, qu'il n'avait pas reconnu sur le coup. Adrien était plus jeune, mieux rasé - forcément, car il ne se rasait pas encore à quinze ans -, mais déjà le même mélange de peur et de résignation l'avait transfiguré pour et ne s'était effacé qu'après un dernier coup d'oeil à la surface immobile de l'eau dans la baignoire.
Les poinçons avaient fleuri, bien nets, bien carrés. Et ils ne fleuriraient plus jamais.
Il revoit ses avants-bras meurtris.
Il revoit son frère qui se terre contre le radiateur de la cuisine comme un animal blessé.
Il revoit la pommette de Brice...
Il secoue la tête pour s'éclaircir l'esprit et appuie sur le petit bouton du démarreur. Malgré son kilométrage, le quatre cylindres se lance docilement. Adrien enclenche la première. Geste trop brusque. La moto manque de caler. Sous son casque, il jure entre ses dents tellement serrées que ses mâchoires en sont douloureuses. Il est à bout.
Aujourd'hui, il n'a pas pu s'enfermer dans les toilettes pour pleurer sa colère en silence.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le paquet
Le dernier nom inscrit sur le morceau de papier est bien celui d'un hameau, à ceci près que ledit hameau se résume à deux vieilles bâtisses écroulées d'un côté de la route et, de l'autre, à une imposante ferme en U - partie habitation à droite, grange et dépendances à gauche - qui pour l'instant a tout du chantier de rénovation qui n'en finira jamais. Toiture refaite partiellement, pierres murales décapées puis jointoyées sur une seule façade, fenêtres neuves mais des volets rongés par l'humidité... Des palettes, dont certaines noyées sous de vieux sacs de ciment éventrés, jonchent ce qui a dû être - ou ce qui devrait être un jour - un grand espace de gazon qui se résume pour l'instant à un enchevêtrement de mauvaises herbes ayant poussé jusque dans la cour en terre battue.
Adrien béquille la moto sur le bas-côté et pend le casque au guidon. Lorsque deux minutes plus tôt, il s'est engagé sur la petite route que lui a indiqué le gps, il a cru à une erreur. Ça n'aurait pas été la première fois que cette satanée machine lui aurait fait emprunter un itinéraire complètement délirant alors que quelques centaines de mètres plus loin, une belle route menant au même endroit l'attendait. Mais cette fois, ce n'est pas le cas ; la route, ou plutôt le chemin goudronné, s'arrête sur une clôture en barbelés juste après avoir contourné la ferme.
Il se sent étrangement calme. Rouler à moto à toujours eu cet effet sur lui : l'apaiser, même dans les pires moments, pour la simple et bonne raison qu'au guidon, il ne peut pas se permettre de penser à quoi que ce soit d'autre que sa conduite. Pas envie de finir dans un platane ou sur le capot d'une voiture qu'il n'aurait pas vue.
Il regarde autour de lui pour ne constater qu'il n'y a rien d'autre que le champ en légère pente au bout de la route, et des bois, ou plutôt des bouquets d'arbres qui ont poussé le long des fossés.
Mais qu'est-ce-que je fais là ?
Tu le sais bonhomme. T'es venu livrer un paquet, alors tu le donnes au monsieur et tu te casses dard-dard !
Un bruit dans son dos. Il se retourne d'un bloc. De l'autre côté de la cour, la porte de la ferme vient de s'ouvrir et une femme d'une quarantaine d'années se tient sur le perron. Jeans, corsage, cheveux tirés en arrière en une minuscule queue de cheval. Malgré la distance qui les sépare, Adrien sent son regard le transpercer.
« J'suis pas au bon endroit », lâche-t-il pour lui-même
Logique implacable. Soit il s'est trompé, soit Momo s'est bien moqué de lui, et cette dernière hypothèse ne le réjouit pas du tout.
« Vous cherchez quelqu'un ? lui lance la femme.
- Euh... oui, mais je crois que je me suis me trompé.
- Dites toujours, on ne sait jamais. »
Adrien regarde à nouveau les ruines de l'autre côté de la route, puis le champ, les arbres, et enfin la bâtisse en rénovation. Il remarque alors un panneau en bois attaché avec du fil de fer à un vieux piquet. De longues larmes de rouille ont coulé sur les lettres tracées au marqueur.
Bientôt, ici, chambres d'hôtes !
« Je cherche Claude, dit-il en relevant la tête, mais j'ignore son nom de famille. C'est sans dou...
- C'est bien là, l'interrompt la femme. Venez. »
Elle se contente d'un signe de la main avant de retourner à l'intérieur. Adrien hésite un instant, puis il récupère le paquet dans le top-case et traverse la cour d'un bon pas. Il était pressé d'arriver, et maintenant qu'il est là, il n'a qu'une seule envie : en finir au plus vite, donner le paquet au dénommé Claude - en mains propres, a précisé Momo - et, ouais, filer dard-dard.
La femme lui tient la porte. Elle serait mignonne sans ses méchantes cernes sous ses yeux rougis et la fatigue qui souligne la moindre de ses rides.
Rhume des foins, pense naïvement Adrien.
Il reste sur le seuil pour jeter un bref coup d'oeil à l'intérieur et s'assurer qu'aucun piège ne va se refermer sur lui. Personne et, comme il s'y attendait en voyant l'état de la bâtisse, du mobilier plus que spartiate : un vieux buffet, sans doute en bois massif, une table dans le même style avec une bouteille dessus qui...
Une terrible douleur lui cisaille soudain l'arrière du genou. Il s'écroule sans même avoir le réflexe de tendre les mains vers la table pour se retenir. Sa tête heurte les tomettes avec un bruit sourd, faisant virevolter des dizaines de points lumineux devant ses yeux. Une fraction de seconde plus tard, un poids vient lui écraser la nuque et du coin de l'oeil, Adrien devine le genou de la femme planté dans ses cervicales.
« Bouge pas ! aboie-t-elle.
Ses mains le palpent, s'égarent dans ses poches et se glissent sous le moindre de ses vêtements dans des gestes trop précis pour ne pas avoir été mille fois pratiqués. En quelques secondes, portefeuille, papiers de la moto, portable, clefs de contact et de l'appartement atterrissent sur la table.
« Tes bras, dans ton dos ! Active ! »
Adrien obéit, et c'est sans surprise qu'il sent des menottes se refermer sur ses poignets.
Une flic ?
Le poids sur sa nuque disparaît, et les chaussures de la femme, une paire de baskets usées à la semelle craquelée, viennent se poser devant ses yeux.
« Ecoutez, balbutie-t-il, je peux vous expliquer, je...
- T'inquiète pas, tu vas en avoir l'occasion, mais pour l'instant, tu la fermes, compris ? »
Il acquiesce autant que sa posture le lui permet. Les chaussures disparaissent alors de son champ de vision, et il entend la femme faire le tour de la pièce et s'arrêter par endroit. Il tourne légèrement la tête et la voit écarter avec précaution les rideaux à chaque fenêtre pour regarder à l'extérieur. Puis elle vient s'asseoir à la table sur la chaise la plus proche de lui. Au bruit qui suit quelques secondes plus tard, il devine qu'elle fouille son portefeuille.
« Je savais bien que ta tête me disait quelque chose » lâche-t-elle sans vraiment s'adresser à Adrien.
Il ne s'y trompe pas et préfère s'abstenir de répondre. A la place, il lève légèrement la tête pour parcourir du regard la partie de la pièce qu'il peut voir.
Adrien béquille la moto sur le bas-côté et pend le casque au guidon. Lorsque deux minutes plus tôt, il s'est engagé sur la petite route que lui a indiqué le gps, il a cru à une erreur. Ça n'aurait pas été la première fois que cette satanée machine lui aurait fait emprunter un itinéraire complètement délirant alors que quelques centaines de mètres plus loin, une belle route menant au même endroit l'attendait. Mais cette fois, ce n'est pas le cas ; la route, ou plutôt le chemin goudronné, s'arrête sur une clôture en barbelés juste après avoir contourné la ferme.
Il se sent étrangement calme. Rouler à moto à toujours eu cet effet sur lui : l'apaiser, même dans les pires moments, pour la simple et bonne raison qu'au guidon, il ne peut pas se permettre de penser à quoi que ce soit d'autre que sa conduite. Pas envie de finir dans un platane ou sur le capot d'une voiture qu'il n'aurait pas vue.
Il regarde autour de lui pour ne constater qu'il n'y a rien d'autre que le champ en légère pente au bout de la route, et des bois, ou plutôt des bouquets d'arbres qui ont poussé le long des fossés.
Mais qu'est-ce-que je fais là ?
Tu le sais bonhomme. T'es venu livrer un paquet, alors tu le donnes au monsieur et tu te casses dard-dard !
Un bruit dans son dos. Il se retourne d'un bloc. De l'autre côté de la cour, la porte de la ferme vient de s'ouvrir et une femme d'une quarantaine d'années se tient sur le perron. Jeans, corsage, cheveux tirés en arrière en une minuscule queue de cheval. Malgré la distance qui les sépare, Adrien sent son regard le transpercer.
« J'suis pas au bon endroit », lâche-t-il pour lui-même
Logique implacable. Soit il s'est trompé, soit Momo s'est bien moqué de lui, et cette dernière hypothèse ne le réjouit pas du tout.
« Vous cherchez quelqu'un ? lui lance la femme.
- Euh... oui, mais je crois que je me suis me trompé.
- Dites toujours, on ne sait jamais. »
Adrien regarde à nouveau les ruines de l'autre côté de la route, puis le champ, les arbres, et enfin la bâtisse en rénovation. Il remarque alors un panneau en bois attaché avec du fil de fer à un vieux piquet. De longues larmes de rouille ont coulé sur les lettres tracées au marqueur.
Bientôt, ici, chambres d'hôtes !
« Je cherche Claude, dit-il en relevant la tête, mais j'ignore son nom de famille. C'est sans dou...
- C'est bien là, l'interrompt la femme. Venez. »
Elle se contente d'un signe de la main avant de retourner à l'intérieur. Adrien hésite un instant, puis il récupère le paquet dans le top-case et traverse la cour d'un bon pas. Il était pressé d'arriver, et maintenant qu'il est là, il n'a qu'une seule envie : en finir au plus vite, donner le paquet au dénommé Claude - en mains propres, a précisé Momo - et, ouais, filer dard-dard.
La femme lui tient la porte. Elle serait mignonne sans ses méchantes cernes sous ses yeux rougis et la fatigue qui souligne la moindre de ses rides.
Rhume des foins, pense naïvement Adrien.
Il reste sur le seuil pour jeter un bref coup d'oeil à l'intérieur et s'assurer qu'aucun piège ne va se refermer sur lui. Personne et, comme il s'y attendait en voyant l'état de la bâtisse, du mobilier plus que spartiate : un vieux buffet, sans doute en bois massif, une table dans le même style avec une bouteille dessus qui...
Une terrible douleur lui cisaille soudain l'arrière du genou. Il s'écroule sans même avoir le réflexe de tendre les mains vers la table pour se retenir. Sa tête heurte les tomettes avec un bruit sourd, faisant virevolter des dizaines de points lumineux devant ses yeux. Une fraction de seconde plus tard, un poids vient lui écraser la nuque et du coin de l'oeil, Adrien devine le genou de la femme planté dans ses cervicales.
« Bouge pas ! aboie-t-elle.
Ses mains le palpent, s'égarent dans ses poches et se glissent sous le moindre de ses vêtements dans des gestes trop précis pour ne pas avoir été mille fois pratiqués. En quelques secondes, portefeuille, papiers de la moto, portable, clefs de contact et de l'appartement atterrissent sur la table.
« Tes bras, dans ton dos ! Active ! »
Adrien obéit, et c'est sans surprise qu'il sent des menottes se refermer sur ses poignets.
Une flic ?
Le poids sur sa nuque disparaît, et les chaussures de la femme, une paire de baskets usées à la semelle craquelée, viennent se poser devant ses yeux.
« Ecoutez, balbutie-t-il, je peux vous expliquer, je...
- T'inquiète pas, tu vas en avoir l'occasion, mais pour l'instant, tu la fermes, compris ? »
Il acquiesce autant que sa posture le lui permet. Les chaussures disparaissent alors de son champ de vision, et il entend la femme faire le tour de la pièce et s'arrêter par endroit. Il tourne légèrement la tête et la voit écarter avec précaution les rideaux à chaque fenêtre pour regarder à l'extérieur. Puis elle vient s'asseoir à la table sur la chaise la plus proche de lui. Au bruit qui suit quelques secondes plus tard, il devine qu'elle fouille son portefeuille.
« Je savais bien que ta tête me disait quelque chose » lâche-t-elle sans vraiment s'adresser à Adrien.
Il ne s'y trompe pas et préfère s'abstenir de répondre. A la place, il lève légèrement la tête pour parcourir du regard la partie de la pièce qu'il peut voir.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le paquet
Il est tombé perpendiculairement à la porte d'entrée. Sur sa gauche, il n'y a que le mur ; sur sa droite, il aperçoit un des énormes pieds de la table et juste derrière, une vielle cuisinière puis un lourd évier en émail blanc. Des rideaux mal assortis, ou plutôt des morceaux de tissu, remplacent les portes des meubles sous le plan de travail en bois qui court sur une bonne partie du mur pour s'arrêter dans l'angle.
Sûr que si je regarde dessous, se dit Adrien sans vraiment savoir pourquoi, je vais trouver une ou deux bouteilles de whisky bas de gamme planquées au milieu des produits ménagers.
Son père faisait pareil. Au début du moins, car par la suite, se pencher et réussir à attraper sa bouteille préférée était devenu un exercice que les ravages de l'alcool sur son cerveau ne lui permettaient plus. Par contre, certains de ses réflexes restaient parfaitement aiguisés, et il n'oubliait presque jamais de retourner du bout du pouce la chevalière qu'il portait à l'annulaire avant de serrer le poing. Oui, presque, car il lui arrivait parfois d'oublier, et les poinçons fleurissaient joliment à cette occasion.
« C'est ton fils ? » demande la femme.
Elle a tendu le bras vers lui, et en se contorsionnant, Adrien aperçoit dans sa main la photo-portrait de Brice qu'il garde dans son portefeuille.
« Oui, répond-il au bout de quelques secondes.
- Brice, c'est ça ?
- Oui... »
Il se fige soudain.
« Comment connaissez-vous son prénom ? »
Il se sent terriblement impuissant et la seule chose qu'il trouve à faire est d'essayer de se tourner sur le dos. Il entend la chaise reculer. Il s'attend à recevoir un coup de pied dans les côtes ou à avoir les cervicales une nouvelle fois écrasées par son genou, mais à la place, la femme appuie son talon sous son épaule et l'aide à se retourner comme s'il s'agissait d'un vulgaire rondin de bois. Et Adrien sent soudain un terrible vide se creuser dans son ventre. De sa main gauche, la femme lui montre toujours la photo. Dans la droite pend un énorme revolver.
Non mais t'as vu la taille de ce flingue ?
Elle esquisse un sourire, visiblement satisfaite, puis glisse la photo dans la poche arrière de son jean.
« T'es venu tout seul ? demande-t-elle après avoir jeté un nouveau coup d'oeil par la fenêtre.
- Oui...
- Etonnant. T'es venu pour quoi ?
- Je vous l'ai dit, je dois livrer un paquet à un certain Claude, mais je ne le connais pas et...
- Ça je le sais, que tu ne le connais pas, parce que Claude, c'est moi. »
Cette fois, elle sourit franchement, puis s'assoit sur la chaise qu'elle tourne face à Adrien.
« Eh ouais, mon père voulait un garçon, mais ma mère ne lui a donné que des filles. Cinq en tout, et je suis la dernière, alors forcément... »
Sa voix s'est faite plus grave, comme sous l'effet de la lassitude ou de la nostalgie, mais Adrien sait qu'il n'en ai rien, ou pas vraiment. Ce ton, il le connait trop bien. Son père employait le même lorsqu'il faisait son auto-critique certains matins en se regardant dans le miroir de l'armoire à pharmacie, ou quand il parlait à sa femme de son souhait de s'inscrire à une cure de désintoxication.
Un instant, Claude baisse la tête, et Adrien voit très nettement sa peau s'assombrir, sans doute à cause de la lumière de la fenêtre qui ne l'éclaire plus sous le même angle. Mais peut-être pas uniquement. Le gris estompe ses rides, et il réalise qu'elle est beaucoup plus jeune que ce qu'il a cru. Si elle a trente ans, c'est bien le grand maximum.
« Bon, t'es venu pour quoi ? demande-t-elle à nouveau.
- Je vous l'ai dit. Momo m'a juste demandé de vous amener un colis.
- C'est pas ce que je te demande. Je veux savoir pour quelles raisons tu es venu ou, si tu préfères, comment ça se fait que tu es là, maintenant? Un rapport avec ton fils ?
- Justement, comment connaissez-vous son prénom ? insiste Adrien.
- C'est moi qui pose les questions.
- Répondez d'abord sinon...
- Sinon quoi ? Tu te crois en position de marchander ? »
Elle baisse à nouveau la tête, et son visage retrouve la même couleur maladive.
« Soit tu es un comédien hors-pair, soit tu ne comprends vraiment rien. Et à te voir, je penche pour la deuxième possibilité. »
Elle lève les yeux pour le regarder.
« C'est quoi ton deal avec Momo ?
- Mon deal ?
- Oui, votre marché ! Mais tu sors d'où, toi ? »
Adrien hésite un instant.
« Je n'ai jamais trempé dans les magouilles de Momo, que ce soit clair. Je dois juste vous livrer ce paquet et en échange, il laissera mon fils tranquille.
- C'est ce qu'il t'a dit ?
- Oui...
- Et tu l'as cru ? »
Non, pas un instant, soit honnête avec toi-même. Tu as voulu y croire, c'est tout. Tu penses vraiment qu'un gars va effacer quatre mille euros de dettes en échange d'une livraison ?
« Pourquoi m'aurait-il menti ? s'entend-il répondre.
- En effet, on se demande. »
Claude se penche sur la table pour y attraper un objet, et lorsque qu'elle ramène sa main contre elle, Adrien y aperçoit le paquet. Il réalise alors qu'il ne l'a même pas vu le ramasser.
« Tu sais ce qu'il y a dedans ? demande-t-elle.
- Non, Momo ne m'a rien dit et je n'ai aucune envie de le savoir.
- Moi non plus. »
Elle laisse échapper un petit rire devant l'air étonné d'Adrien, puis elle repose la paquet sur la table.
Sûr que si je regarde dessous, se dit Adrien sans vraiment savoir pourquoi, je vais trouver une ou deux bouteilles de whisky bas de gamme planquées au milieu des produits ménagers.
Son père faisait pareil. Au début du moins, car par la suite, se pencher et réussir à attraper sa bouteille préférée était devenu un exercice que les ravages de l'alcool sur son cerveau ne lui permettaient plus. Par contre, certains de ses réflexes restaient parfaitement aiguisés, et il n'oubliait presque jamais de retourner du bout du pouce la chevalière qu'il portait à l'annulaire avant de serrer le poing. Oui, presque, car il lui arrivait parfois d'oublier, et les poinçons fleurissaient joliment à cette occasion.
« C'est ton fils ? » demande la femme.
Elle a tendu le bras vers lui, et en se contorsionnant, Adrien aperçoit dans sa main la photo-portrait de Brice qu'il garde dans son portefeuille.
« Oui, répond-il au bout de quelques secondes.
- Brice, c'est ça ?
- Oui... »
Il se fige soudain.
« Comment connaissez-vous son prénom ? »
Il se sent terriblement impuissant et la seule chose qu'il trouve à faire est d'essayer de se tourner sur le dos. Il entend la chaise reculer. Il s'attend à recevoir un coup de pied dans les côtes ou à avoir les cervicales une nouvelle fois écrasées par son genou, mais à la place, la femme appuie son talon sous son épaule et l'aide à se retourner comme s'il s'agissait d'un vulgaire rondin de bois. Et Adrien sent soudain un terrible vide se creuser dans son ventre. De sa main gauche, la femme lui montre toujours la photo. Dans la droite pend un énorme revolver.
Non mais t'as vu la taille de ce flingue ?
Elle esquisse un sourire, visiblement satisfaite, puis glisse la photo dans la poche arrière de son jean.
« T'es venu tout seul ? demande-t-elle après avoir jeté un nouveau coup d'oeil par la fenêtre.
- Oui...
- Etonnant. T'es venu pour quoi ?
- Je vous l'ai dit, je dois livrer un paquet à un certain Claude, mais je ne le connais pas et...
- Ça je le sais, que tu ne le connais pas, parce que Claude, c'est moi. »
Cette fois, elle sourit franchement, puis s'assoit sur la chaise qu'elle tourne face à Adrien.
« Eh ouais, mon père voulait un garçon, mais ma mère ne lui a donné que des filles. Cinq en tout, et je suis la dernière, alors forcément... »
Sa voix s'est faite plus grave, comme sous l'effet de la lassitude ou de la nostalgie, mais Adrien sait qu'il n'en ai rien, ou pas vraiment. Ce ton, il le connait trop bien. Son père employait le même lorsqu'il faisait son auto-critique certains matins en se regardant dans le miroir de l'armoire à pharmacie, ou quand il parlait à sa femme de son souhait de s'inscrire à une cure de désintoxication.
Un instant, Claude baisse la tête, et Adrien voit très nettement sa peau s'assombrir, sans doute à cause de la lumière de la fenêtre qui ne l'éclaire plus sous le même angle. Mais peut-être pas uniquement. Le gris estompe ses rides, et il réalise qu'elle est beaucoup plus jeune que ce qu'il a cru. Si elle a trente ans, c'est bien le grand maximum.
« Bon, t'es venu pour quoi ? demande-t-elle à nouveau.
- Je vous l'ai dit. Momo m'a juste demandé de vous amener un colis.
- C'est pas ce que je te demande. Je veux savoir pour quelles raisons tu es venu ou, si tu préfères, comment ça se fait que tu es là, maintenant? Un rapport avec ton fils ?
- Justement, comment connaissez-vous son prénom ? insiste Adrien.
- C'est moi qui pose les questions.
- Répondez d'abord sinon...
- Sinon quoi ? Tu te crois en position de marchander ? »
Elle baisse à nouveau la tête, et son visage retrouve la même couleur maladive.
« Soit tu es un comédien hors-pair, soit tu ne comprends vraiment rien. Et à te voir, je penche pour la deuxième possibilité. »
Elle lève les yeux pour le regarder.
« C'est quoi ton deal avec Momo ?
- Mon deal ?
- Oui, votre marché ! Mais tu sors d'où, toi ? »
Adrien hésite un instant.
« Je n'ai jamais trempé dans les magouilles de Momo, que ce soit clair. Je dois juste vous livrer ce paquet et en échange, il laissera mon fils tranquille.
- C'est ce qu'il t'a dit ?
- Oui...
- Et tu l'as cru ? »
Non, pas un instant, soit honnête avec toi-même. Tu as voulu y croire, c'est tout. Tu penses vraiment qu'un gars va effacer quatre mille euros de dettes en échange d'une livraison ?
« Pourquoi m'aurait-il menti ? s'entend-il répondre.
- En effet, on se demande. »
Claude se penche sur la table pour y attraper un objet, et lorsque qu'elle ramène sa main contre elle, Adrien y aperçoit le paquet. Il réalise alors qu'il ne l'a même pas vu le ramasser.
« Tu sais ce qu'il y a dedans ? demande-t-elle.
- Non, Momo ne m'a rien dit et je n'ai aucune envie de le savoir.
- Moi non plus. »
Elle laisse échapper un petit rire devant l'air étonné d'Adrien, puis elle repose la paquet sur la table.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le paquet
« T'as fait ça pour ton fils ?
- Oui...
- Il en a de la chance, d'avoir un père comme toi. D'un autre côté, n'importe quel autre en aurait parlé à la police. Mais toi, tu préfères essayer de régler ça tout seul. Pourquoi ? »
Parce que j'ai fait une promesse.
« Je ne voulais pas que ça risque de lui retomber dessus, qu'il ait des histoires. Il a le bac de français à la fin de l'année et ce serait dommage que... C'est un bon gosse. Il a juste un peu merdé, mais on a tous fait des conneries à son âge, non ?
- Parce que trimballer de la came pour un dealer, tu appelles ça ''juste un peu merder'' ? »
L'arme à la main, elle se lève pour aller regarder une nouvelle fois par la fenêtre.
« Dès que j'ai entendu la bécane, j'ai deviné que c'était toi. Les collègues t'ont vu hier à la planque de Momo. Ils n'ont pas réussi à avoir ton numéro de plaque ni le modèle de la moto en pleine nuit, mais ils m'ont envoyé une photo. »
Elle sort un portable d'une poche de son pantalon et s'accroupit à côté d'Adrien en tenant le téléphone tourné vers lui. Elle tapote l'écran avec le bout du canon.
« Tu vois, la même bécane, commente-t-elle. Yamaha XJ900S. Bulle haute, top-case Givi... Les collègues m'ont dit que c'était une routière style BMW, t'imagines ? Ils n'y connaissent rien, et avec la nuit, forcément, ils n'ont pas pu lire la marque. Du coup, ils m'ont envoyé la photo pour savoir si je la reconnaissais. Et là où tu n'as vraiment pas de chance, c'est que mon mari avait la même. Le hasard est une sacrée saloperie, hein ? Et je suis sure que tu l'as prise en pensant que ce serait plus discret que ta bagnole. »
Elle laisse échapper un nouveau petit rire moqueur.
« Ils m'ont aussi dit que tu les as semés comme un pro quand ils t'ont pris en filature, continue-t-elle. Ils voulaient en savoir plus sur toi. Pas t'intercepter mais juste choper ton numéro de plaque, tu vois. Et griller un feu rouge et disparaître dans une ruelle... Mieux que dans les films, hein ? »
Adrien accuse le coup, même s'il n'a pas vraiment entendu la dernière phrase. Son esprit est resté bloqué à la mention de l'accident évité de justesse cette nuit. Il se revoit regarder dans son rétroviseur et, surtout, la lumière dans l'habitacle du 4x4. Il a cru qu'il s'agissait de celle du plafonnier, mais son souvenir se fait plus net et il se rend compte qu'elle était bien trop puissante. La seule explication qu'il trouve est qu'il y avait une voiture de l'autre côté, et ses phares éclairaient l'intérieur du 4x4. Sans doute une petite citadine, ce qui expliquerait qu'elle était complètement cachée. Et qu'avait-il fait alors ? Il avait tourné d'un coup avant d'accélérer autant que le vieux moteur de la Yamaha le lui avait permis.
Ouais, tu as fui, ou plutôt tu t'es enfuis, et tu les as semés sans même le savoir.
« Oh, t'es avec moi, là ? »
La voix de Claude le fait sursauter.
« Ecoute, reprend-elle, je veux bien croire ce que tu m'as dit, mais il y a un hic, c'est que je pense que maintenant, tu en sais beaucoup trop.
- Trop sur quoi ? se défend Adrien. Je ne sais même pas qui est vraiment Momo et...
- Et le rapport avec moi ? Tu le fais exprès ou c'est naturel, chez toi ? »
Réfléchis un peu, il n'y a que deux solutions. Pourquoi un dealer ferait livrer un paquet à une flic ? Soit c'est une ripoux, soit...
« Momo a longtemps été mon indic, explique Claude comme si elle venait de lire dans les pensées d'Adrien. Un sacré bon, même, alors j'ai fermé les yeux sur pas mal de choses. Mais comme t'es certainement en train de le comprendre, il y a un problème. »
Elle s'écarte et regarde tour à tour les murs, le plafond, puis les quelques meubles. Un profond écoeurement se lit soudain sur son visage.
« Et le problème, c'est ça ! » lance-t-elle en écartant les bras et en tournant sur elle-même pour englober toute la pièce.
Adrien sent sa bouche s'assécher d'un coup. Il n'arrive pas à détacher son regard de la main qui tient le revolver. Il a surtout remarqué les paroles trop fortes de Claude et le ton de plus en plus tendu sur lequel elle s'exprime.
C'était quoi déjà, ce que tu as vu sur la table, quand tu es entré ? Une bouteille en verre, non ? Et certainement pas d'eau. Ou alors, une eau très spéciale, certainement à la poire ou à la prune.
Il revoit ses yeux rougis, sa mine fatiguée et ses gestes trop amples pour être parfaitement maitrisés. Elle l'a immobilisé en quelques secondes, certes, mais il est persuadé qu'il s'agissait simplement de réflexes professionnels. Et son haleine... Dès le début il aurait dû comprendre.
Il n'y a pas prêté attention car il y a eu trop d'odeurs quand il a franchi la porte - vieux bois ciré, poussière, repas froid - mais une en particulier aurait dû aiguillonner son esprit et le renvoyer trente ans plus tôt. Elle lui revient soudain pour se télescoper avec l'image de la bouteille sur la table. Peu importe qu'il s'agisse de vin rouge ou de gnôle, de bière ou de champagne, l'alcool a toujours des relents d'alcool.
« Ouais, c'est ça le problème, répète Claude en faisant un deuxième tour sur elle-même. Mais au fait, je t'ai dit que mon mari était motard ? Oui, je te l'ai dit. Eh bien il était, et il ne l'est plus. Une saleté de lièvre à la sortie d'un virage. Il a pas pu l'éviter. Il roulait pas vite. Il a fait une petite glissade mais tu sais combien les glissières de sécurité n'ont rien de sécuritaire pour les motards, hein ? Voilà ce qui est arrivé. »
Au changement dans sa voix, Adrien devine qu'elle s'est mise à pleurer, et c'est sans surprise qu'il découvre des larmes sur ses joues quand elle se tourne vers lui. À cet instant précis, il réalise qu'il n'est plus allongé sur le sol avec les mains menottées dans le dos. Non, à cet instant, il a l'impression d'être sur un de ces tabourets hauts au comptoir d'un bar à la lumière tamisée, et le type assis à côté de lui - un cadre supérieur à la cravate de travers et à la chemise froissée par exemple - regarde tourner le glaçon au fond de son verre de whisky. Et il parle. Il épanche cette misère qu'il sent le gangrener de l'intérieur. Il a besoin de s'exprimer, de se sentir écouter, et peu importe qui ou quoi se trouve en face. Un homme, un chien, sa bagnole, son propre reflet dans le miroir, cela ne change rien. Le type ne parle pas pour discuter, il parle pour se libérer de toute l'amertume de sa vie comme il presserait un abcès après l'avoir percé pour en extraire le pus.
Et Claude parle, encore et encore.
« Ça, c'était son idée, continue-t-elle en faisant décrire un grand arc de cercle au revolver en direction des murs. Il a quitté son boulot et il a pris une année sabbatique pour retaper cette ferme. Il avait un projet qui lui tenait à cœur et qu'il voulait me faire partager, car il s'était rendu compte mon job n'était pas fait pour moi. Il voulait... »
Bientôt, ici, chambres d'hôtes !
« …qu'on ait notre propre affaire. Mais il y a eu ce putain de lièvre et tout a volé en éclat ! Ouais, tout. Nos projets et nos vies. Ma vie ! »
Elle finit par s'asseoir de l'autre côté de la table. Adrien ne voit plus que ses jambes, et les bruits qu'il entend ne le rassurent pas du tout. Couinements d'un bouchon en liège qu'on enlève du goulot en lui faisant faire de petits va-et-vient, respiration qui s'interrompt - le temps de boire ? - puis le bruit sourd, quelques secondes après, du verre épais du cul de la bouteille contre le bois de la table, et de nouveau les petits couinements en remettant le bouchon.
Claude renifle, et Adrien l'imagine se passer la main, peut-être celle qui tient le revolver, sous le nez pour s'essuyer.
« Ouais, le problème, c'est ça. Parce que tu vois, les banques n'ont pas voulu comprendre, et le crédit, il faut bien que je le paye. Mais les sous, hein, je les sors d'où ? »
Parce que personne n'est assez fou pour acheter une bicoque dans cet état, s'entend penser Adrien. Surtout que le prix ne permettrait pas le remboursement du crédit et que de toute façon, c'est tout ce qu'il te reste de ton mari. Et c'est là que tu as fais appel à Momo, c'est ça ?
Oui, c'est exactement cela, comme le lui explique Claude. Elle continue son monologue et à chaque nouvelle phrase, Adrien sent la terreur s'immiscer un peu plus en lui. Son père employait le même ton dépressif quand il devenait nostalgique de l'époque où il était sobre. Mais par expérience, Adrien sait que cette situation n'a que deux issues possibles : soit les larmes, car le mental finit par céder sous les coups de butoir de la sincérité - ce qui n'empêchera pas une nouvelle cuite quelques jours plus tard -, soit une rage proche du délire, pour ne pas dire au-delà. Et son père fondait rarement en larmes.
« Tu sais pourquoi Momo t'as demandé de me livrer ce colis ? demande soudain Claude. Je vais te le dire. Il me fait passer un message. L'important, ce n'est pas ce qu'il y a dedans, mais le fait que je l'ai reçu. Tu comprends ? On m'a toujours conseillé de garder une certaine distance avec les indics. Ne jamais communiquer mon adresse, par exemple. Et là, Momo me fait juste savoir qu'il sait où j'habite. Et vu le fric que je lui dois et la merde dans laquelle il se trouve... »
Elle ne termine pas sa phrase. De nouveau, Adrien entend le bouchon couiner puis perçoit nettement les goulées de Claude cette fois, comme si le silence s'était fait plus clair.
« Vos collègues planquent pour faire tomber son réseau, c'est ça ? Mais s'il est arrêté, il va tout balancer. »
Et Brice, est-ce-qu'il va le balancer ? Et moi ?
« On peut résumer ça comme ça, en effet, dit Claude entre deux reniflements. Tu vois que tu y arrives quand tu veux.
- Mais vous ne leur avez pas dit qu'il est votre indic ? »
Il entend Claude soupirer. Nouvelle goulée de liquide, suivie d'un reniflement.
« Tu captes vraiment rien, lâche-t-elle dans un soupir. Allez, dégage. »
Deux clefs passent par-dessus la table pour atterrir à côté d'Adrien. Il les regarde, incrédule, tant elles ressemblent à celles d'un de ces jouets pour les gosses, avant de réaliser qu'il s'agit des clefs des menottes.
- Oui...
- Il en a de la chance, d'avoir un père comme toi. D'un autre côté, n'importe quel autre en aurait parlé à la police. Mais toi, tu préfères essayer de régler ça tout seul. Pourquoi ? »
Parce que j'ai fait une promesse.
« Je ne voulais pas que ça risque de lui retomber dessus, qu'il ait des histoires. Il a le bac de français à la fin de l'année et ce serait dommage que... C'est un bon gosse. Il a juste un peu merdé, mais on a tous fait des conneries à son âge, non ?
- Parce que trimballer de la came pour un dealer, tu appelles ça ''juste un peu merder'' ? »
L'arme à la main, elle se lève pour aller regarder une nouvelle fois par la fenêtre.
« Dès que j'ai entendu la bécane, j'ai deviné que c'était toi. Les collègues t'ont vu hier à la planque de Momo. Ils n'ont pas réussi à avoir ton numéro de plaque ni le modèle de la moto en pleine nuit, mais ils m'ont envoyé une photo. »
Elle sort un portable d'une poche de son pantalon et s'accroupit à côté d'Adrien en tenant le téléphone tourné vers lui. Elle tapote l'écran avec le bout du canon.
« Tu vois, la même bécane, commente-t-elle. Yamaha XJ900S. Bulle haute, top-case Givi... Les collègues m'ont dit que c'était une routière style BMW, t'imagines ? Ils n'y connaissent rien, et avec la nuit, forcément, ils n'ont pas pu lire la marque. Du coup, ils m'ont envoyé la photo pour savoir si je la reconnaissais. Et là où tu n'as vraiment pas de chance, c'est que mon mari avait la même. Le hasard est une sacrée saloperie, hein ? Et je suis sure que tu l'as prise en pensant que ce serait plus discret que ta bagnole. »
Elle laisse échapper un nouveau petit rire moqueur.
« Ils m'ont aussi dit que tu les as semés comme un pro quand ils t'ont pris en filature, continue-t-elle. Ils voulaient en savoir plus sur toi. Pas t'intercepter mais juste choper ton numéro de plaque, tu vois. Et griller un feu rouge et disparaître dans une ruelle... Mieux que dans les films, hein ? »
Adrien accuse le coup, même s'il n'a pas vraiment entendu la dernière phrase. Son esprit est resté bloqué à la mention de l'accident évité de justesse cette nuit. Il se revoit regarder dans son rétroviseur et, surtout, la lumière dans l'habitacle du 4x4. Il a cru qu'il s'agissait de celle du plafonnier, mais son souvenir se fait plus net et il se rend compte qu'elle était bien trop puissante. La seule explication qu'il trouve est qu'il y avait une voiture de l'autre côté, et ses phares éclairaient l'intérieur du 4x4. Sans doute une petite citadine, ce qui expliquerait qu'elle était complètement cachée. Et qu'avait-il fait alors ? Il avait tourné d'un coup avant d'accélérer autant que le vieux moteur de la Yamaha le lui avait permis.
Ouais, tu as fui, ou plutôt tu t'es enfuis, et tu les as semés sans même le savoir.
« Oh, t'es avec moi, là ? »
La voix de Claude le fait sursauter.
« Ecoute, reprend-elle, je veux bien croire ce que tu m'as dit, mais il y a un hic, c'est que je pense que maintenant, tu en sais beaucoup trop.
- Trop sur quoi ? se défend Adrien. Je ne sais même pas qui est vraiment Momo et...
- Et le rapport avec moi ? Tu le fais exprès ou c'est naturel, chez toi ? »
Réfléchis un peu, il n'y a que deux solutions. Pourquoi un dealer ferait livrer un paquet à une flic ? Soit c'est une ripoux, soit...
« Momo a longtemps été mon indic, explique Claude comme si elle venait de lire dans les pensées d'Adrien. Un sacré bon, même, alors j'ai fermé les yeux sur pas mal de choses. Mais comme t'es certainement en train de le comprendre, il y a un problème. »
Elle s'écarte et regarde tour à tour les murs, le plafond, puis les quelques meubles. Un profond écoeurement se lit soudain sur son visage.
« Et le problème, c'est ça ! » lance-t-elle en écartant les bras et en tournant sur elle-même pour englober toute la pièce.
Adrien sent sa bouche s'assécher d'un coup. Il n'arrive pas à détacher son regard de la main qui tient le revolver. Il a surtout remarqué les paroles trop fortes de Claude et le ton de plus en plus tendu sur lequel elle s'exprime.
C'était quoi déjà, ce que tu as vu sur la table, quand tu es entré ? Une bouteille en verre, non ? Et certainement pas d'eau. Ou alors, une eau très spéciale, certainement à la poire ou à la prune.
Il revoit ses yeux rougis, sa mine fatiguée et ses gestes trop amples pour être parfaitement maitrisés. Elle l'a immobilisé en quelques secondes, certes, mais il est persuadé qu'il s'agissait simplement de réflexes professionnels. Et son haleine... Dès le début il aurait dû comprendre.
Il n'y a pas prêté attention car il y a eu trop d'odeurs quand il a franchi la porte - vieux bois ciré, poussière, repas froid - mais une en particulier aurait dû aiguillonner son esprit et le renvoyer trente ans plus tôt. Elle lui revient soudain pour se télescoper avec l'image de la bouteille sur la table. Peu importe qu'il s'agisse de vin rouge ou de gnôle, de bière ou de champagne, l'alcool a toujours des relents d'alcool.
« Ouais, c'est ça le problème, répète Claude en faisant un deuxième tour sur elle-même. Mais au fait, je t'ai dit que mon mari était motard ? Oui, je te l'ai dit. Eh bien il était, et il ne l'est plus. Une saleté de lièvre à la sortie d'un virage. Il a pas pu l'éviter. Il roulait pas vite. Il a fait une petite glissade mais tu sais combien les glissières de sécurité n'ont rien de sécuritaire pour les motards, hein ? Voilà ce qui est arrivé. »
Au changement dans sa voix, Adrien devine qu'elle s'est mise à pleurer, et c'est sans surprise qu'il découvre des larmes sur ses joues quand elle se tourne vers lui. À cet instant précis, il réalise qu'il n'est plus allongé sur le sol avec les mains menottées dans le dos. Non, à cet instant, il a l'impression d'être sur un de ces tabourets hauts au comptoir d'un bar à la lumière tamisée, et le type assis à côté de lui - un cadre supérieur à la cravate de travers et à la chemise froissée par exemple - regarde tourner le glaçon au fond de son verre de whisky. Et il parle. Il épanche cette misère qu'il sent le gangrener de l'intérieur. Il a besoin de s'exprimer, de se sentir écouter, et peu importe qui ou quoi se trouve en face. Un homme, un chien, sa bagnole, son propre reflet dans le miroir, cela ne change rien. Le type ne parle pas pour discuter, il parle pour se libérer de toute l'amertume de sa vie comme il presserait un abcès après l'avoir percé pour en extraire le pus.
Et Claude parle, encore et encore.
« Ça, c'était son idée, continue-t-elle en faisant décrire un grand arc de cercle au revolver en direction des murs. Il a quitté son boulot et il a pris une année sabbatique pour retaper cette ferme. Il avait un projet qui lui tenait à cœur et qu'il voulait me faire partager, car il s'était rendu compte mon job n'était pas fait pour moi. Il voulait... »
Bientôt, ici, chambres d'hôtes !
« …qu'on ait notre propre affaire. Mais il y a eu ce putain de lièvre et tout a volé en éclat ! Ouais, tout. Nos projets et nos vies. Ma vie ! »
Elle finit par s'asseoir de l'autre côté de la table. Adrien ne voit plus que ses jambes, et les bruits qu'il entend ne le rassurent pas du tout. Couinements d'un bouchon en liège qu'on enlève du goulot en lui faisant faire de petits va-et-vient, respiration qui s'interrompt - le temps de boire ? - puis le bruit sourd, quelques secondes après, du verre épais du cul de la bouteille contre le bois de la table, et de nouveau les petits couinements en remettant le bouchon.
Claude renifle, et Adrien l'imagine se passer la main, peut-être celle qui tient le revolver, sous le nez pour s'essuyer.
« Ouais, le problème, c'est ça. Parce que tu vois, les banques n'ont pas voulu comprendre, et le crédit, il faut bien que je le paye. Mais les sous, hein, je les sors d'où ? »
Parce que personne n'est assez fou pour acheter une bicoque dans cet état, s'entend penser Adrien. Surtout que le prix ne permettrait pas le remboursement du crédit et que de toute façon, c'est tout ce qu'il te reste de ton mari. Et c'est là que tu as fais appel à Momo, c'est ça ?
Oui, c'est exactement cela, comme le lui explique Claude. Elle continue son monologue et à chaque nouvelle phrase, Adrien sent la terreur s'immiscer un peu plus en lui. Son père employait le même ton dépressif quand il devenait nostalgique de l'époque où il était sobre. Mais par expérience, Adrien sait que cette situation n'a que deux issues possibles : soit les larmes, car le mental finit par céder sous les coups de butoir de la sincérité - ce qui n'empêchera pas une nouvelle cuite quelques jours plus tard -, soit une rage proche du délire, pour ne pas dire au-delà. Et son père fondait rarement en larmes.
« Tu sais pourquoi Momo t'as demandé de me livrer ce colis ? demande soudain Claude. Je vais te le dire. Il me fait passer un message. L'important, ce n'est pas ce qu'il y a dedans, mais le fait que je l'ai reçu. Tu comprends ? On m'a toujours conseillé de garder une certaine distance avec les indics. Ne jamais communiquer mon adresse, par exemple. Et là, Momo me fait juste savoir qu'il sait où j'habite. Et vu le fric que je lui dois et la merde dans laquelle il se trouve... »
Elle ne termine pas sa phrase. De nouveau, Adrien entend le bouchon couiner puis perçoit nettement les goulées de Claude cette fois, comme si le silence s'était fait plus clair.
« Vos collègues planquent pour faire tomber son réseau, c'est ça ? Mais s'il est arrêté, il va tout balancer. »
Et Brice, est-ce-qu'il va le balancer ? Et moi ?
« On peut résumer ça comme ça, en effet, dit Claude entre deux reniflements. Tu vois que tu y arrives quand tu veux.
- Mais vous ne leur avez pas dit qu'il est votre indic ? »
Il entend Claude soupirer. Nouvelle goulée de liquide, suivie d'un reniflement.
« Tu captes vraiment rien, lâche-t-elle dans un soupir. Allez, dégage. »
Deux clefs passent par-dessus la table pour atterrir à côté d'Adrien. Il les regarde, incrédule, tant elles ressemblent à celles d'un de ces jouets pour les gosses, avant de réaliser qu'il s'agit des clefs des menottes.
Dernière édition par Demi-Tour le Jeu 13 Fév - 8:42, édité 7 fois
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le paquet
« T'attends quoi ? » finit par demander Claude.
Adrien se tord pour tendre les mains dans son dos et attraper le minuscule trousseau. Ses doigts engourdis retrouvent une soudaine agilité et malgré les tremblements, ils réussissent à déverrouiller la première menotte. Il passe alors ses mains devant et ôte la seconde. Machinalement, il se frotte les poignets, autant pour tenter de faire disparaître les deux marques rouges que pour s'assurer qu'il est vraiment libre.
« Allez, dégage, » répète Claude.
Sa voix se veut calme, mais Adrien y décèle un léger trémolo, celui des vagues avant la tempête.
Il se relève et, ne sachant que faire d'autre, il pose les menottes sur la table avant de récupérer ses affaires, qu'il fourre à la va-vite dans une seule poche. Il finit par redresser la tête. Claude ne le regarde pas. Elle est légèrement penchée sur la table, comme épuisée. Une mèche de cheveux lui cache les yeux, mais pas le bout de son nez rougi ni ses lèvres qui tremblent légèrement. Une de ses mains s'agrippe à la bouteille d'eau-de-vie comme un naufragé à une corde qu'on vient de lui lancer. L'autre est refermée sur la crosse du revolver à plat sur la table. L'index est posé sur la détente.
Dégage de là !
Il ne saurait dire s'il s'agit de sa voix intérieure ou de la voix de Claude. Il fait un pas en arrière, puis deux. Dans son dos, sa main se pose d'elle-même sur la poignée de la porte - dégage, dégage, dégage ! - et il l'ouvre, le regard hypnotisé par ce doigt minuscule, si féminin, sur l'acier recourbé de la détente.
Elle va te flinguer. Te tirer dessus dès que tu auras le dos tourné. C'est un truc de flic, ça.
Mais Claude ne bouge pas. Tout juste hausse-t-elle les épaules par moment quand elle renifle puis qu'elle avale bruyamment sa salive.
Adrien est maintenant sur le perron. Il tire la porte à lui, et il éprouve un étrange soulagement en entendant le loquet se remettre en place.
T'as vu le calibre du flingue ? C'est pas une porte en bois pourri qui va arrêter ses balles.
Il recule dans la cour, incapable de tourner les talons. Et quand le coup de feu éclate, il pousse un cri de terreur dans un sursaut. Pourtant, le bois de la porte reste intact.
Putain ! Elle s'est...
Du sang... Il doit y en avoir jusqu'au sur jusque dans l'évier maintenant. Avec des morceaux de cervelle si ça se trouve. Et d'un coup se superpose sur la porte fermée l'image des yeux de Momo qui se révulsent auxquels se mêlent dans un terrible tourbillon la joue tuméfiée de Brice et le visage de son père, immobile sous l'eau. Il y a une bulle d'air aussi, qui remonte tout doucement en ondulant... Quand il avait regardé au fond de la baignoire, une bulle d'air avait gonflé entre les lèvres de son père avant de s'en détacher pour venir éclater à la surface dans le silence de la salle de bain.
Blop !
Il lui faut plusieurs secondes pour réaliser qu'il est tombé à genoux et qu'il pleure autant qu'il crie. Il se relève et court en titubant jusqu'à sa moto. Il se contente d'enfiler son casque sans l'attacher et démarre après avoir fait demi-tour. Il se retrouve au stop à l'intersection avec la départementale sans même le souvenir d'avoir descendu la petite route à travers bois.
Clignotant à gauche...
Putain, elle vient de se tirer une balle !
Adrien lance la moto sur la nationale.
Des traces, empreintes ou autres... Il a dû en laisser, forcément. Sur la porte, la table, les menottes. Cette femme vient de se suicider et il a mis des empreintes partout !
Et le paquet, tu y penses au paquet ?
Bien sûr qu'il y pense, car il n'arrive pas à s'ôter de la tête que sans lui, Claude serait encore en vie.
Tu parles ! Si ça se trouve, elle avait le canon sur la tempe quand elle t'a entendu arriver. Tu as juste retardé l'inévitable !
Il se demande s'il est possible de relever des empreintes digitales sur du papier kraft. Et les traces de pneus sur la terre du bas-côté où il s'est garé, vont-elles être exploitables, comme disent les journalistes ? Parce que des pneus de cette taille, si ses connaissances en la matière ne sont pas trop mauvaises, il ne s'en trouve plus beaucoup sur les motos actuelles, ou alors sur les petites cylindrées. Et de toute façon, quelqu'un - un promeneur, un paysan - l'a peut-être vu entrer ou sortir de cette ferme. Sans compter que Momo est au courant.
Sa main droite se crispe sur la poignée des gaz, incapable qu'elle est de faire tourner la chevalière qu'il porte lui aussi à l'annulaire.
Je vais te crever, Momo, ou quel que soit ton vrai nom. Et ensuite, Brice va vraiment recevoir la correction qu'il mérite, pas un simple coup comme la dernière fois.
La dernière, et la première également. Oui, c'est la première fois qu'il a osé levé la main sur son fils. Adrien rentrait à pied de chez un ami chez qui il venait de laisser sa moto pour qu'il la révise pendant le week-end. Même s'il s'est toujours juré de ne jamais boire plus qu'un apéritif, il a accepté une canette de bière ce jour-là, car une révision gratis vaut bien quelques concessions. Une deuxième a suivi, puis une autre. Son corps s'est offert à l'alcool comme une plante en plein désert déploie ses feuilles à la première goutte de pluie. Une délivrance en quelque sorte, dont Adrien n'a pas vraiment eu conscience. Et le hasard l'a fait tomber nez-à-nez avec Brice sur les quais de Saône. Alors forcément, les poinçons ont fleuri. Un seul en fait, après qu'Adrien ait remarqué la bosse sous le t-shirt de son fils, bosse qui s'est avérée être une brique d'une pâte marron-olivâtre. Sur le coup, il n'a pas réfléchi et, juste après avoir réussi à la lui arracher des mains, il l'a jetée de toutes ses forces dans le fleuve.
« T'auras qu'à dire que des types te sont tombés dessus ! Ou ce qui t'arrangera !» a-t-il craché au visage de son fils.
Dans son état, il croyait dur comme fer que cette explication suffirait, que Momo se contenterait d'une tape bienveillante sur l'épaule de Brice en lui expliquant que ce sont les risques du métier et qu'il ne devrait pas s'inquiéter. Mais lorsqu'une méchante envie d'uriner l'a tiré de son sommeil à cinq heures du matin - saleté de bière - et qu'il a constaté que Brice n'était pas rentré, il a senti un grand vide dans son ventre et, plus inquiétant, dans son cœur.
Et la photo ?
Quoi, la photo ?
Il ne s'interroge pas longtemps. Il revoit Claude refermer ses doigts sur le portrait de Brice et le glisser dans la poche arrière de son pantalon.
Putain, mais pourquoi elle a fait ça ? POURQUOI ?
Il enrage sous son casque. Et n'a ni le réflexe de freiner, ni de donner un coup de rein pour dévier la moto cette fois. La voiture qui semblait si loin devant lui s'est rapprochée d'un coup. Il n'a que le temps de réaliser que ses feux stop sont allumés depuis plusieurs secondes maintenant. Elle s'est arrêtée pour tourner sur la gauche et attend que les véhicules qui arrivent dans l'autre sens soient passés.
Il sent à peine le choc. La dernière chose qu'il perçoit avant que son corps soit propulsé dans les airs est le bruit terrifiant de la tôle qui se froisse soudain et du pare-brise arrière qui explose en un million d'éclats étincelants, juste avant que son casque, que rien ne retient, décide de s'envoler de son côté. Et puis le monde se met à tournoyer dans une ronde folle. Bitume, ciel, fossé. Les nuages de nouveau, puis l'herbe, ou plutôt les épis de blé encore verts que son corps arrache et brise, roulant, tourneboulant et virevoltant comme un épouvantail en folie, ses membres fouettant l'air dans une danse frénétique qui prend fin une vingtaine de mètres plus loin.
Adrien est étendu sur le dos dans le champ. Ni les minuscules coupures sur son visage et son crâne, ni l'angle improbable que forme son bras gauche juste en-dessous du coude ne le font souffrir. Le choc à la fois physique et émotionnel de l'accident a complètement court-circuité son cerveau pour l'instant. Alors qu'il regarde le ciel, Adrien réalise que tout va être compliqué dans les prochains jours. Très compliqué. Et il se dit que ce qu'il lui faudrait en ce moment-même, ce qui lui fait réellement envie, ce n'est ni un anti-douleur ni un anxiolytique.
Non, ce à quoi il pense, c'est à un bon verre de whisky. Ou de vin rouge.
Peu importe.
Adrien se tord pour tendre les mains dans son dos et attraper le minuscule trousseau. Ses doigts engourdis retrouvent une soudaine agilité et malgré les tremblements, ils réussissent à déverrouiller la première menotte. Il passe alors ses mains devant et ôte la seconde. Machinalement, il se frotte les poignets, autant pour tenter de faire disparaître les deux marques rouges que pour s'assurer qu'il est vraiment libre.
« Allez, dégage, » répète Claude.
Sa voix se veut calme, mais Adrien y décèle un léger trémolo, celui des vagues avant la tempête.
Il se relève et, ne sachant que faire d'autre, il pose les menottes sur la table avant de récupérer ses affaires, qu'il fourre à la va-vite dans une seule poche. Il finit par redresser la tête. Claude ne le regarde pas. Elle est légèrement penchée sur la table, comme épuisée. Une mèche de cheveux lui cache les yeux, mais pas le bout de son nez rougi ni ses lèvres qui tremblent légèrement. Une de ses mains s'agrippe à la bouteille d'eau-de-vie comme un naufragé à une corde qu'on vient de lui lancer. L'autre est refermée sur la crosse du revolver à plat sur la table. L'index est posé sur la détente.
Dégage de là !
Il ne saurait dire s'il s'agit de sa voix intérieure ou de la voix de Claude. Il fait un pas en arrière, puis deux. Dans son dos, sa main se pose d'elle-même sur la poignée de la porte - dégage, dégage, dégage ! - et il l'ouvre, le regard hypnotisé par ce doigt minuscule, si féminin, sur l'acier recourbé de la détente.
Elle va te flinguer. Te tirer dessus dès que tu auras le dos tourné. C'est un truc de flic, ça.
Mais Claude ne bouge pas. Tout juste hausse-t-elle les épaules par moment quand elle renifle puis qu'elle avale bruyamment sa salive.
Adrien est maintenant sur le perron. Il tire la porte à lui, et il éprouve un étrange soulagement en entendant le loquet se remettre en place.
T'as vu le calibre du flingue ? C'est pas une porte en bois pourri qui va arrêter ses balles.
Il recule dans la cour, incapable de tourner les talons. Et quand le coup de feu éclate, il pousse un cri de terreur dans un sursaut. Pourtant, le bois de la porte reste intact.
Putain ! Elle s'est...
Du sang... Il doit y en avoir jusqu'au sur jusque dans l'évier maintenant. Avec des morceaux de cervelle si ça se trouve. Et d'un coup se superpose sur la porte fermée l'image des yeux de Momo qui se révulsent auxquels se mêlent dans un terrible tourbillon la joue tuméfiée de Brice et le visage de son père, immobile sous l'eau. Il y a une bulle d'air aussi, qui remonte tout doucement en ondulant... Quand il avait regardé au fond de la baignoire, une bulle d'air avait gonflé entre les lèvres de son père avant de s'en détacher pour venir éclater à la surface dans le silence de la salle de bain.
Blop !
Il lui faut plusieurs secondes pour réaliser qu'il est tombé à genoux et qu'il pleure autant qu'il crie. Il se relève et court en titubant jusqu'à sa moto. Il se contente d'enfiler son casque sans l'attacher et démarre après avoir fait demi-tour. Il se retrouve au stop à l'intersection avec la départementale sans même le souvenir d'avoir descendu la petite route à travers bois.
Clignotant à gauche...
Putain, elle vient de se tirer une balle !
Adrien lance la moto sur la nationale.
Des traces, empreintes ou autres... Il a dû en laisser, forcément. Sur la porte, la table, les menottes. Cette femme vient de se suicider et il a mis des empreintes partout !
Et le paquet, tu y penses au paquet ?
Bien sûr qu'il y pense, car il n'arrive pas à s'ôter de la tête que sans lui, Claude serait encore en vie.
Tu parles ! Si ça se trouve, elle avait le canon sur la tempe quand elle t'a entendu arriver. Tu as juste retardé l'inévitable !
Il se demande s'il est possible de relever des empreintes digitales sur du papier kraft. Et les traces de pneus sur la terre du bas-côté où il s'est garé, vont-elles être exploitables, comme disent les journalistes ? Parce que des pneus de cette taille, si ses connaissances en la matière ne sont pas trop mauvaises, il ne s'en trouve plus beaucoup sur les motos actuelles, ou alors sur les petites cylindrées. Et de toute façon, quelqu'un - un promeneur, un paysan - l'a peut-être vu entrer ou sortir de cette ferme. Sans compter que Momo est au courant.
Sa main droite se crispe sur la poignée des gaz, incapable qu'elle est de faire tourner la chevalière qu'il porte lui aussi à l'annulaire.
Je vais te crever, Momo, ou quel que soit ton vrai nom. Et ensuite, Brice va vraiment recevoir la correction qu'il mérite, pas un simple coup comme la dernière fois.
La dernière, et la première également. Oui, c'est la première fois qu'il a osé levé la main sur son fils. Adrien rentrait à pied de chez un ami chez qui il venait de laisser sa moto pour qu'il la révise pendant le week-end. Même s'il s'est toujours juré de ne jamais boire plus qu'un apéritif, il a accepté une canette de bière ce jour-là, car une révision gratis vaut bien quelques concessions. Une deuxième a suivi, puis une autre. Son corps s'est offert à l'alcool comme une plante en plein désert déploie ses feuilles à la première goutte de pluie. Une délivrance en quelque sorte, dont Adrien n'a pas vraiment eu conscience. Et le hasard l'a fait tomber nez-à-nez avec Brice sur les quais de Saône. Alors forcément, les poinçons ont fleuri. Un seul en fait, après qu'Adrien ait remarqué la bosse sous le t-shirt de son fils, bosse qui s'est avérée être une brique d'une pâte marron-olivâtre. Sur le coup, il n'a pas réfléchi et, juste après avoir réussi à la lui arracher des mains, il l'a jetée de toutes ses forces dans le fleuve.
« T'auras qu'à dire que des types te sont tombés dessus ! Ou ce qui t'arrangera !» a-t-il craché au visage de son fils.
Dans son état, il croyait dur comme fer que cette explication suffirait, que Momo se contenterait d'une tape bienveillante sur l'épaule de Brice en lui expliquant que ce sont les risques du métier et qu'il ne devrait pas s'inquiéter. Mais lorsqu'une méchante envie d'uriner l'a tiré de son sommeil à cinq heures du matin - saleté de bière - et qu'il a constaté que Brice n'était pas rentré, il a senti un grand vide dans son ventre et, plus inquiétant, dans son cœur.
Et la photo ?
Quoi, la photo ?
Il ne s'interroge pas longtemps. Il revoit Claude refermer ses doigts sur le portrait de Brice et le glisser dans la poche arrière de son pantalon.
Putain, mais pourquoi elle a fait ça ? POURQUOI ?
Il enrage sous son casque. Et n'a ni le réflexe de freiner, ni de donner un coup de rein pour dévier la moto cette fois. La voiture qui semblait si loin devant lui s'est rapprochée d'un coup. Il n'a que le temps de réaliser que ses feux stop sont allumés depuis plusieurs secondes maintenant. Elle s'est arrêtée pour tourner sur la gauche et attend que les véhicules qui arrivent dans l'autre sens soient passés.
Il sent à peine le choc. La dernière chose qu'il perçoit avant que son corps soit propulsé dans les airs est le bruit terrifiant de la tôle qui se froisse soudain et du pare-brise arrière qui explose en un million d'éclats étincelants, juste avant que son casque, que rien ne retient, décide de s'envoler de son côté. Et puis le monde se met à tournoyer dans une ronde folle. Bitume, ciel, fossé. Les nuages de nouveau, puis l'herbe, ou plutôt les épis de blé encore verts que son corps arrache et brise, roulant, tourneboulant et virevoltant comme un épouvantail en folie, ses membres fouettant l'air dans une danse frénétique qui prend fin une vingtaine de mètres plus loin.
Adrien est étendu sur le dos dans le champ. Ni les minuscules coupures sur son visage et son crâne, ni l'angle improbable que forme son bras gauche juste en-dessous du coude ne le font souffrir. Le choc à la fois physique et émotionnel de l'accident a complètement court-circuité son cerveau pour l'instant. Alors qu'il regarde le ciel, Adrien réalise que tout va être compliqué dans les prochains jours. Très compliqué. Et il se dit que ce qu'il lui faudrait en ce moment-même, ce qui lui fait réellement envie, ce n'est ni un anti-douleur ni un anxiolytique.
Non, ce à quoi il pense, c'est à un bon verre de whisky. Ou de vin rouge.
Peu importe.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
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