Les Oubliés
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Les Oubliés
Les oubliés
Sam avait mal à la gorge ce soir là. Il rentrait péniblement chez lui, titubant comme un vieux cheval dont on aurait ôté les fers. Il avait mal à la gorge car il avait trop crié. Trop crié sa soif de vivre dans un monde qui ne lui ressemblait pas, trop crié son envie d’exister au profond d’un désert qui l’étouffait.
Il se demandait combien il en faudrait d’autres, combien de soirées, combien de rires factices, combien de numéros pris qu’il ne rappellerait pas, avant qu’il ne se mette à vivre. Combien de lignes écrirait-il avant que son cœur ne se mette à battre, combien d’orages faudrait-il avant que l’horizon ne se dégage.
Il errait au hasard des rues de Paris, dans cette nuit factice que les lampadaires des hommes avaient chassée des villes.
Paris prenait à ces heures la des allures de vieillard impassible, de gros chat indifférent qui voit aller et venir sur son dos des milliers de puces dotés d’âmes. Il les contemplait avec indifférence, car elles ne faisaient que passer et lui serait encore debout des siècles après quand elles ne le seraient plus.
Sam s’était habitué à croiser des gens qui avaient trop bus, des couples qui se formaient en un instant, des personnages bizarres et grotesques, des bandes encagoulées, et tout ce dont Paris regorgeait lorsque le rideau tombait.
Le chemin jusqu’à sa maison lui paraissait bien long. En chemin il se remémora les visages, les voix, les verres, les filles, et tout ce qu’il connaissait par cœur mais qu’il redécouvrait quand tout se mettait à tourbillonner, quand la bière transformait miraculeusement la citrouille en carrosse, les putains en princesses.
C’était les mêmes blagues, les mêmes discussions, les mêmes rires d’étudiants qui se retrouvaient pour tuer un temps qui n’avait au fond jamais vécu.
Il arriva finalement chez lui vers 3 heures du matin, prépara des pattes et se traina jusqu’à sa chambre en silence, pour ne pas réveiller ses parents.
Il régla le réveil de son IPhone pour 12h, mangea et s’écroula sur lit, sombrant dans son sommeil de brute. Un sommeil alcoolisé, lourd et sans rêves.
Le réveil sonna à l’heure dite, et le jeune homme s’extrait péniblement de son lit.
-Sam tu es réveillé ? Lui lança sa mère.
-Oui, oui, lui répondit-il à travers la porte.
-Antoine arrive dans un quart d’heure !
-Je sais… maugréa-t-il.
Il se rasa, pris une douche rapide et s’habilla avec les premiers habits qu’il trouva dans son armoire. Il s’assit sur son lit et prit une profonde inspiration.
Quelques minutes plus tard la porte d’entrée sonna. Il ouvrit la porte, c’était Antoine, son voisin de 17 ans.
-Salut, lança celui-ci en souriant.
-Hey, répondit Sam. Viens, on va se mettre dans ma chambre.
Bien que les deux garçons ne se soient que rarement fréquentés, leurs parents étaient amis depuis quelques années, et s’est tout naturellement que Sam avait accepté d’aider son voisin dans ses révisions du bac de français.
Sam n’avait jamais eu trop de problèmes avec les disciplines littéraires, il avait compris assez tôt ce qu’on attendait de lui et, n’étant pas trop maladroit avec les mots, avait su le restituer sans problème. Cela l’avait conduit, sans qu’il n’ait jamais vraiment compris comment ni surtout pourquoi, en master de droit.
-Bon, t’as compris ? Demanda-t-il à Antoine.
-Oui c’est bon, cette fois je crois que ça y est.
Sam s’était surpris à prendre du plaisir durant cette séance de révision, elle lui rappelait ses années lycées qui semblaient à certains égards si proches et à d’autres si lointaines.
-Demain je vais à une énorme soirée, lança Antoine sur le ton de la conversation. Ca va être génial, il y aura plein de filles et d’alcool et tout.
-Cool. Répondit Sam.
-On fume une cigarette ? Lui demanda le jeune homme d’un air de défi.
-J’ai arrêté. Mais vas-y, tu peux fumer à la fenêtre.
Antoine paru déçu, mais alluma quand même sa cigarette.
-Alors ça fait quoi, d’être grand, en master et tout ? Je dois te faire rigoler à angoisser pour mon bac.
-Non c’est normal, on est tous passé par là. Je sais que ça fait cliché de dire ça mais c’est pas très dur tu verra.
-J’ai pas envie de grandir, dit soudain Antoine. Ces années, c’est vraiment les meilleures. J’ai découvert tellement de choses. Tiens, regarde, dit-il en lui tendant son IPhone, c’est ma copine.
Sam regarda d’un œil distrait la jolie blonde qu’il lui présentait et répondit:
-Je ne sais pas si c’est vraiment les meilleurs, j’en garde quelques souvenirs assez douloureux.
-Mais si, c’est génial, on est insouciants, moi je passe mon temps avec mes amis, a boire et draguer, faire des soirées et parler de plein de choses, et rigoler. C’est ça le lycée non ?
-Je ne sais pas, répondit Sam. Je pense qu’il n’y a pas qu’une seule manière de vivre ses 17 ans. Je sais que mes années lycées n’avaient rien à voir avec celles qu’on nous vend dans les séries télés. C’est ça le drame au fond de tout ce qu’on nous montre, c’est qu’on voudrait nous faire croire qu’il n’y a qu’une seule manière de vivre.
-C’était comment, pour toi, alors le lycée ?
-Comme un piège.
-Mais tu avais des amis ?
Sam haussa les épaules.
-Au fond ça n’importe pas tant que ça, parce que ça n’empêche pas de se sentir seul. J’ai passé des moments très solitaires, à d’autres périodes je sortais beaucoup, faire la fête, comme toi, boire des cafés, aller à des soirées… mais au final, se sentir seul au creux de sa chambre ou entouré de gens je ne sais pas si ça change grand chose.
Antoine ne dit rien. Ils abordèrent des sujets plus légers, puis celui ci prit congé.
Alors qu'il entendit la porte se claquer derrière Antoine, Sam aperçu le paquet de cigarettes que son ami avait oublié sur la table.
-Et merde, se dit il en en prenant une.
Il l'alluma à la fenêtre et inspira profondément.
Le ciel était bleu mais lui paraissait gris, dehors les gens riait mais il les entendait gémir, et son propre cœur battait au rythme de l’orage qu’il avait dans la tête et qu’il rêvait secrètement de voir se déverser sur la ville. Bastien avait parfois l'impression d'être l'architecte du grand chaos que devenait sa vie, le bâtisseur d'une machine immense dont chaque rouage était destiné à le broyer mécaniquement.
Il se souvint soudain d'une fille qui lui avait laissé son numéro la veille. Il la chercha dans ses contacts, et lui envoya: "Salut c'est Sam, bien rentrée ? C’était chouette de discuter avec toi hier, ca te dirais de remettre ça autour d’un café ces jours ci ? Bises"
Il se remémora alors ses quelques expériences avec les filles, qui avaient à chaque fois reposées sur un mensonge. L'un d'entre eux avait duré un an.
Alors qu'il s'apprêtait à le reposer, son IPhone vibra. C'était Léo, un de ses plus fidèles camarade au lycée.
"Yo, tu veux passer a la maison ? "
Bastien réfléchit un instant puis répondit par l'affirmative. Après avoir grignoté quelque chose il prit ses affaires, lâcha un "je sors" a l'attention de ses parents et claqua la porte a son tour.
Assis dans le métro, observant du coin de l’œil les visages impassibles et les corps fatigués, il repensa au Léo qu'il avait connu au lycée.
Un garçon brouillon, vif et introverti. Un garçon replié non sur lui même mais sur une indescriptible gemme de folie qui ne demandait qu’à éclore. Pas le genre de personne dont les gens cherchaient la compagnie. Il n’était pas populaire et n’avait jamais particulièrement voulu l’être. Bien qu’il ne se l’avouerait jamais, Sam l’avait toujours quelque peu regardé de haut.
Et puis il y avait Fred, un autre de leurs camarades qui avait rejoint leur petit groupe un peu plus tard. Fred, contrairement à Léo, avait toujours été profondément torturé, se posant sans cesse les mêmes questions, auxquelles les réponses apportaient seulement d’autres questions. Les gens en général ne l’aimaient pas trop. Quand ils étaient partis sur la côte d’Azur tous les trois, Fred avait confié à Bastien sa crainte de ne jamais être proche d’une fille, de ne jamais faire l’amour, de ne jamais connaître ce dont on parle tout le temps.
A cette époque, Léo commençait la fac de biologie, Fred sa prépa, et Bastien venait de rentrer en droit. Certain d’avoir trouvé sa voie, fier de ses petits succès avec les filles, il ne se gênait pas pour pavaner, tordant et exagérant les faits à volonté. Et quelque part, d’une manière obscène, cela le rassurait de savoir qu’il était parmi ses amis celui qui avait le plus réussi.
Ces souvenirs l’accompagnèrent jusqu’à la porte d’entrée de l’immeuble de Léo. Il composa le code qu’il connaissait par cœur, et l’ascenseur le conduisit jusqu’au 4e étage.
Son ami l’accueillit avec un grand sourire.
Léo avait vécu sa seconde naissance à la fac. C’était moins un monde qu’il avait trouvé qu’un monde qu’il avait construit, entouré des camarades qu’il y avait rencontrés. Devenu extraverti, fin et drôle, c’était une profonde transfiguration qu’il avait vécu depuis le lycée, et il était à présent semblable à un prince entourés d’autres princes croquant la vie ensemble dans un palais fort doux.
Fred quant à lui s’était finalement trouvé une copine, puis une autre, et encore une autre. Il avait trouvé les frères que son fort caractère appelait, enchainait les soirées, et ses angoisses d’hier étaient devenues ses forces d’aujourd’hui.
Oui, quatre années avaient passées depuis le lycée, et Sam les avait vu, impuissant, ériger leur monde pendant que le sien tombait en morceaux. Il les avait vu trouver leur place, comme la pièce d’un puzzle qui avait trouvé le paysage dans lequel s’insérer, comme des poissons revenus dans l’eau qui se muaient sans peine dans une mer aussi douce que ses remous étaient porteurs.
Sam aimait profondément leur compagnie. Simple, sincère ils l’appréciaient pour ce qu’il était et les années qu’ils avaient partagées ensemble étaient autant de souvenirs fraternels qui rendaient tout propices à leurs successeurs, ceux qu’ils vivaient aujourd’hui.
Pourtant quelque chose d’infranchissable les divisaient: ils ne partageaient pas les mêmes journées, les filières qu’ils avaient chacun choisis les avaient menés dans des voies très différentes. Finalement, ce qui les rapprochait était peut être plus inexplicable encore que ce qui les séparaient.
Quand il les voyait, Sam avait finalement l’impression d’être un voyageur seul, frigorifié, qui trouve une demeure chaude et tendre. Une demeure accueillante mais qui ne sera au fond jamais la sienne.
Et surtout, il savait que si demain il partait pour toujours, on ne l’oublierait pas mais on le remplacerait.
L’après-midi passa agréablement, entre rires et discussions. Sam reçu un sms de ses amis de la fac qui l’invitaient à le rejoindre dans un bar près de Bastille. Sans trop y penser il accepta et pris congé de Léo, Fred et de leurs amis, qui insistèrent, en vain, pour qu’il reste. Il aurait trouvé cela flatteur s’il ne savait qu’ils faisaient ça à chaque fois que quelqu’un partait un peu trop tôt.
Sam prit le métro et ses longs couloirs, passa par Chatelet et ses interminables tapis roulant, changea à Pace d’Italie avec ses innombrables escaliers. Presque aussitôt qu’il rejoint ses amis, il regretta d’être venu. Il discuta, bu de la bière, rit aux blagues habituelles, raconta les mêmes souvenirs, fit mine de s’emporter sur les mêmes controverses, et tout recommença. Sam se sentit rapidement oppressé, et n’aspirait plus qu’à rentrer chez lui.
Il le fit plusieurs heures plus tard, en titubant, encore.
Le lendemain matin, le jeune homme se leva et alluma son ordinateur. Il retrouva l’histoire qu’il écrivait, ses personnages, ses intrigues, ses décors, ses ambiances, et ressentit un profond soulagement.
Il avait longtemps écrit pour exalter les émotions qui gravitaient autour de lui, pour emprisonner les instants les plus fugaces et les confiner a l'éternité.
Aujourd'hui il courait derrière les mots pour échapper a un monde qui l'égratignait a chaque fois qu'il s'y frottait, pour éponger la boue qu'il y trouvait en en grattant la surface. Sans peut être en avoir le talent, Sam vivait dans la peau du véritable écrivain maudit: celui qui, condamné a conter une humanité qu'il a prise en horreur et qui le lui rend bien, prend l’habit du sculpteur haïssant l'argile qui lui écorche les mains a chaque fois qu'il s'en saisit.
Oui, les mots étaient son refuge, son humanité retrouvée, l'éden qui pointait le bout de son nez après chaque Hiroshima, sa forteresse de solitude. Sam n'usait pas des mots comme de marionnettes que l'on mettrait en scène au service d'une quelconque rancœur, mais comme un ange qui retrouve sa douce terre natale après avoir été plongé dans le feu de l'enfer.
Mais comment mettre des mots sur chacune de ses angoisses ? Comment hurler sur du papier ce qu’il n’osait chuchoter en public ? Tout cela l’obsédait, le tourmentait.
Le passage à l’âge adulte avait peut être été ce qui lui était arrivé de plus salutaire mais aussi de plus douloureux. Adolescent, il s’inventait de vastes mélancolies pour ressembler à Baudelaire, avec les filles faisait un cas d’un refus, avec ses amis une blessure d’une mésentente.
Et comme une mère en ce qu’elle peut avoir de plus cruel, à 20 ans, la vie s’était chargée de faire retentir en grand dans ses oreilles la sonnerie qui marque la fin de la récréation. Et ce n’est pas une partie de foot inachevée que Sam avait brutalement laissée, c’était une insouciance qu’il ne soupçonnait pas, une cage dorée devenue trop étroite pour son large corps, dans laquelle il ne rentrerait plus jamais.
Oui, la bombe qui avait fait tic-tac pendant 18 ans lui explosait enfin à la figure, comme une déflagration mortelle à laquelle rien ne l’avait préparé.
Sam avait toujours été révolté. Contre le système, contre les hommes, et bien sur contre ses parents. Rien ne changea à cet égard lorsqu’il eu 20 ans, si ce n’est qu’il réalisa que des cheveux blancs apparaissaient sur leur tête, qu’ils parlaient désormais d’avantage de leur souvenirs que de leur projets, et que finalement, c’est lui qui l’aurait, le dernier mot. Un dernier mot dont il réalisait avec horreur qu’il n’avait jamais voulu, comme le plus immonde des diables dans une boite qui un jour, il le savait, lui sauterait à la figure pour lui prendre la dernière chose qui le gardait de la véritable solitude.
C’est cette angoisse qui lui mangeait le cœur, c’est ce squelette qui se cachait sous lit la nuit pour le tourmenter pendant des heures. Plus ses parents vieillissaient, plus ils devenaient inflexibles, et plus il savait que leurs désaccords et débats fréquents n’évolueraient plus jamais.
Le temps presse, et le temps manque, et la sinistre horloge pointait son aiguille vers lui, à mesure que le sol se dérobait sous ses pieds.
Auparavant, les jours occupés de Sam étaient l’exception : un papier à remplir, une visite médicale, un café à prendre. Sans trop s’en inquiéter, il avait vu ces jours devenir de plus en plus fréquents, les instants oisifs s’amenuiser. Mais ça allait, il n’avait qu’à faire tout ce qui était sur la liste et puis après il serait tranquille, libre de retourner auprès de ses écrits et de sa poésie. Mais curieusement, la liste ne se complétait jamais, de nouvelles taches s’y ajoutaient sans cesse, et ce fut encore pire cette année quand il projeta de prendre son propre studio pour être indépendant. Et il réalisa que le véritable prolétaire était adulte, le véritable dominé était humain. Il comprit que le poids des responsabilités irait en s’alourdissant, et qu’il ne serait jamais en paix.
Ainsi les conversations superficielles devinrent la norme, et les taches sans intérêt son quotidien.
Ses études ne l’intéressaient pas vraiment et ses rêves étaient aussi grands qu’inaccessibles. Quand on lui parlait de voie professionnelle, de politique internationale, de salaire et de réputation, il avait envie d’exploser, de crier qu’il s’en foutait, que rien ne comptait à part son écriture que personne ne comprenait.
Et pas seulement la sienne, c’étaient les mots des poètes, des peintres et de tous les artistes qui faisaient tourner le monde, et rien d’autre. Son monde, en tout cas.
Mais comment dire à ces gens qu’il voulait vivre de ses discours, de ses idées et de leurs émotions ?
Sam pris une profonde inspiration, se calma, coucha quelques idées en pianotant sur son MacBook, et finit le paquet de cigarettes d’Antoine. Puis en soupirant il repris ses notes de cours, ses TD, et s’arma du mieux qu’il pu pour affronter la semaine qui venait, la même qu’il vivait depuis 4 ans.
Dans les semaines qui suivirent Sam abdiqua. Il ne sortait presque plus, conscient que cela n’avait plus aucun sens. La fille lui avait répondu, et ils correspondaient régulièrement par messages.
Il passait le plus clair de son temps au profond de sa chambre d’étudiant, il ne lisait plus que les romans qu’il avait lui-même écrit, et s’était résolu à se couper de ce monde beaucoup trop dur.
Pourtant, être seul devint rapidement insupportable. Il écrivait de moins en moins et se morfondait de plus en plus. Il se décida alors à regagner les rives de la chaleur humaine, et recommença à sortir.
C’est peut-être là que Sam réalisa était un pêcheur, un chercheur de trésors condamné à errer, à trainer les rues et les cafés pour y draguer de la matière qu’il assemblerait plus tard dans ses écrits. Dans le pêle-mêle des rencontres, il y puisait son inspiration, sa matière artistique
Il avait au fond bien plus besoin de l’humanité qu’elle n’avait besoin de lui.
Ce n’était pas un zoo dans lequel on restait à distance, étudiant froidement ses résidents, mais bien une plongée sauvage dans la brousse, dans la forêt, oui, dans la jungle humaine ou les pires barbaries se cachent à l’ombre des conventions.
Sam ne revenait jamais vraiment indemne de ces expéditions qu’il voyait désormais comme telles. Parfois, il retrouvait une foi qui l’émerveillait et rendait la vie légère, et il croyait voir un peu de vrai dans tout ce cirque.
Son expérience des relations humaines avait à ses yeux rendus celles-ci aussi mystérieuses qu’à certains égards détestables. Sam avait été ce type à qui l’on ne parle pas, qui ne s’intègre pas vraiment, à qui on parle avec un certain malaise.
Ce type qui est souvent seul, et qui sait que les autres l’observent, et qui finit par les haïr pour ça.
Dans d’autres circonstances, avec d’autres personnes, il avait apprécié, voir parfois incontournable au sein du groupe. Par chance, Sam avait réussi à équilibrer son monde et à trouver des amis qui rendaient ses contacts avec les autres le moins douloureux possible. Sam n’expliquait pas ces variations, et aujourd’hui encore elles lui paraissaient incompréhensibles. Il avait renoncé à mettre ça sur le compte de la superficialité de certaines personnes quand il s’était rendu compte trouver aussi peu d’intérêt dans les personnes qui l’avaient appréciées que dans celles qui l’avaient ignorées.
Ses échanges avec Sarah, la fille qu’il avait rencontré quelques jours plus tôt, se firent plus pressants. Ils convinrent de se voir dans l’après-midi.
Le jeune homme se rasa, mis l’une de ses chemises préférées, pris une douche et claqua la porte.
Sam n’attendait rien de ce rendez-vous, et à ce titre il ne fut pas déçu.
-De quoi parlent tes romans ? Lui demanda Sarah, alors qu’elle prenait la dernière gorgée de son café.
-Des oubliés, répondit Sam, a cette conversation a laquelle il ne prêtait déjà plus d'attention. A ceux qui ont tout reçu mais a qui l'on a rien donné, a ceux qui rient, plaisantent et sortent mais qui se sentent toujours effroyablement seuls le soir avant de s'endormir. A nous qui ne manquons de rien mais qui avons besoin de tout, a nous qui portons ce foutu masque qui nous abime la peau, que l'on arbore depuis qu'on a renoncé a être jamais compris. A nous qui savons que les cœurs ne se rencontreront jamais dans ce grand bal masqué ou les artifices s'attirent et se repoussent, a nous qui avons pris l'humanité en horreur mais qui avons tant besoin d'elle.
Oui, j'écris pour les oubliés, non pour la figure héroïque mais pour judas qui en porte la véritable croix, pour le l’orphelin a qui on a tout volé avant qu'il n'ait rien pu recevoir.
J'écris pour les laissés pour compte, ceux dont l'histoire ne retiendra jamais le nom, ceux qu'aucune série américaine ne mettra jamais en scène. Non, je n’ai jamais eu cette bande d’amis indéfectible, celle a qui on jure à la vie à la mort, non, je ne me suis pas dépucelé à 17 ans, je n’ai pas roulé ma première pelle à 15 et fumé mon premier joint à 16, et pourtant je ne les laisserait jamais me dire que je n’ai pas vécu.
Faire comme si tout allait bien mais en secret ne pas se sentir à sa place dans ce monde, voilà, c’est de ça dont je parle.
J'écris pour un moment, celui ou l'on se sent seul le soir, ou seul au monde les pensées les plus sinueuses s'immiscent en nous pour fissurer le masque bien bâti que l'on présente aux autres, ce moment ou l'on est seul et ou tout cela s'effondre, ou il ne reste que la plus réalité, froide et impartiale, et qu'il n'y a personne pour nous entendre hurler. J'écris pour ce moment qui nous rend notre humanité dans ce monde qui la confine a ce qu'elle a de plus sinistre et de plus faux. J’écris pour ceux qui ne se sentent pas a leur place, ni ici ni ailleurs. Parce qu’on ne fera jamais le deuil de notre adolescence, et ça il ne l'accepterons jamais.
C'est toi et moi contre le monde, c'est nos nuits contre leurs jours, nos rêves contre leur folie, nos infinis contre leur rien.
Et je veux croire qu'en disant ça j'écris pour chacun d'entre nous, car ce n'est pas une question d'âge ou de popularité, ce n'est pas une question d'origine sociale ou de niveau d'études, c'est juste une question de néant, de peur, de mort, et de solitude, c'est revendiquer notre humanité dans toute son angoisse, toute sa décadence, toute sa splendeur.
Et je ne veux pas imaginer que certains soient partis si loin qu'ils ne ressentent pas ça, oui, je veux croire en l'homme même si lui ne crois plus en moi.
Les voilà, les oubliés, ceux dont on ne parlera jamais.
- Je ne comprends pas trop, dit Sarah après un silence.
"Évidemment que tu ne comprends pas", eu envie de répondre Sam.
- Il faut que j'y aille, répondit-il abruptement. On essaye de se revoir bientôt. Il paya son café et s'en alla, les mains emmitouflées dans des poches et sa tête rentrée dans son col.
Il se dirigea vers le métro, le vent souffla, et une larme coula le long de sa joue.
Sam avait mal à la gorge ce soir là. Il rentrait péniblement chez lui, titubant comme un vieux cheval dont on aurait ôté les fers. Il avait mal à la gorge car il avait trop crié. Trop crié sa soif de vivre dans un monde qui ne lui ressemblait pas, trop crié son envie d’exister au profond d’un désert qui l’étouffait.
Il se demandait combien il en faudrait d’autres, combien de soirées, combien de rires factices, combien de numéros pris qu’il ne rappellerait pas, avant qu’il ne se mette à vivre. Combien de lignes écrirait-il avant que son cœur ne se mette à battre, combien d’orages faudrait-il avant que l’horizon ne se dégage.
Il errait au hasard des rues de Paris, dans cette nuit factice que les lampadaires des hommes avaient chassée des villes.
Paris prenait à ces heures la des allures de vieillard impassible, de gros chat indifférent qui voit aller et venir sur son dos des milliers de puces dotés d’âmes. Il les contemplait avec indifférence, car elles ne faisaient que passer et lui serait encore debout des siècles après quand elles ne le seraient plus.
Sam s’était habitué à croiser des gens qui avaient trop bus, des couples qui se formaient en un instant, des personnages bizarres et grotesques, des bandes encagoulées, et tout ce dont Paris regorgeait lorsque le rideau tombait.
Le chemin jusqu’à sa maison lui paraissait bien long. En chemin il se remémora les visages, les voix, les verres, les filles, et tout ce qu’il connaissait par cœur mais qu’il redécouvrait quand tout se mettait à tourbillonner, quand la bière transformait miraculeusement la citrouille en carrosse, les putains en princesses.
C’était les mêmes blagues, les mêmes discussions, les mêmes rires d’étudiants qui se retrouvaient pour tuer un temps qui n’avait au fond jamais vécu.
Il arriva finalement chez lui vers 3 heures du matin, prépara des pattes et se traina jusqu’à sa chambre en silence, pour ne pas réveiller ses parents.
Il régla le réveil de son IPhone pour 12h, mangea et s’écroula sur lit, sombrant dans son sommeil de brute. Un sommeil alcoolisé, lourd et sans rêves.
Le réveil sonna à l’heure dite, et le jeune homme s’extrait péniblement de son lit.
-Sam tu es réveillé ? Lui lança sa mère.
-Oui, oui, lui répondit-il à travers la porte.
-Antoine arrive dans un quart d’heure !
-Je sais… maugréa-t-il.
Il se rasa, pris une douche rapide et s’habilla avec les premiers habits qu’il trouva dans son armoire. Il s’assit sur son lit et prit une profonde inspiration.
Quelques minutes plus tard la porte d’entrée sonna. Il ouvrit la porte, c’était Antoine, son voisin de 17 ans.
-Salut, lança celui-ci en souriant.
-Hey, répondit Sam. Viens, on va se mettre dans ma chambre.
Bien que les deux garçons ne se soient que rarement fréquentés, leurs parents étaient amis depuis quelques années, et s’est tout naturellement que Sam avait accepté d’aider son voisin dans ses révisions du bac de français.
Sam n’avait jamais eu trop de problèmes avec les disciplines littéraires, il avait compris assez tôt ce qu’on attendait de lui et, n’étant pas trop maladroit avec les mots, avait su le restituer sans problème. Cela l’avait conduit, sans qu’il n’ait jamais vraiment compris comment ni surtout pourquoi, en master de droit.
-Bon, t’as compris ? Demanda-t-il à Antoine.
-Oui c’est bon, cette fois je crois que ça y est.
Sam s’était surpris à prendre du plaisir durant cette séance de révision, elle lui rappelait ses années lycées qui semblaient à certains égards si proches et à d’autres si lointaines.
-Demain je vais à une énorme soirée, lança Antoine sur le ton de la conversation. Ca va être génial, il y aura plein de filles et d’alcool et tout.
-Cool. Répondit Sam.
-On fume une cigarette ? Lui demanda le jeune homme d’un air de défi.
-J’ai arrêté. Mais vas-y, tu peux fumer à la fenêtre.
Antoine paru déçu, mais alluma quand même sa cigarette.
-Alors ça fait quoi, d’être grand, en master et tout ? Je dois te faire rigoler à angoisser pour mon bac.
-Non c’est normal, on est tous passé par là. Je sais que ça fait cliché de dire ça mais c’est pas très dur tu verra.
-J’ai pas envie de grandir, dit soudain Antoine. Ces années, c’est vraiment les meilleures. J’ai découvert tellement de choses. Tiens, regarde, dit-il en lui tendant son IPhone, c’est ma copine.
Sam regarda d’un œil distrait la jolie blonde qu’il lui présentait et répondit:
-Je ne sais pas si c’est vraiment les meilleurs, j’en garde quelques souvenirs assez douloureux.
-Mais si, c’est génial, on est insouciants, moi je passe mon temps avec mes amis, a boire et draguer, faire des soirées et parler de plein de choses, et rigoler. C’est ça le lycée non ?
-Je ne sais pas, répondit Sam. Je pense qu’il n’y a pas qu’une seule manière de vivre ses 17 ans. Je sais que mes années lycées n’avaient rien à voir avec celles qu’on nous vend dans les séries télés. C’est ça le drame au fond de tout ce qu’on nous montre, c’est qu’on voudrait nous faire croire qu’il n’y a qu’une seule manière de vivre.
-C’était comment, pour toi, alors le lycée ?
-Comme un piège.
-Mais tu avais des amis ?
Sam haussa les épaules.
-Au fond ça n’importe pas tant que ça, parce que ça n’empêche pas de se sentir seul. J’ai passé des moments très solitaires, à d’autres périodes je sortais beaucoup, faire la fête, comme toi, boire des cafés, aller à des soirées… mais au final, se sentir seul au creux de sa chambre ou entouré de gens je ne sais pas si ça change grand chose.
Antoine ne dit rien. Ils abordèrent des sujets plus légers, puis celui ci prit congé.
Alors qu'il entendit la porte se claquer derrière Antoine, Sam aperçu le paquet de cigarettes que son ami avait oublié sur la table.
-Et merde, se dit il en en prenant une.
Il l'alluma à la fenêtre et inspira profondément.
Le ciel était bleu mais lui paraissait gris, dehors les gens riait mais il les entendait gémir, et son propre cœur battait au rythme de l’orage qu’il avait dans la tête et qu’il rêvait secrètement de voir se déverser sur la ville. Bastien avait parfois l'impression d'être l'architecte du grand chaos que devenait sa vie, le bâtisseur d'une machine immense dont chaque rouage était destiné à le broyer mécaniquement.
Il se souvint soudain d'une fille qui lui avait laissé son numéro la veille. Il la chercha dans ses contacts, et lui envoya: "Salut c'est Sam, bien rentrée ? C’était chouette de discuter avec toi hier, ca te dirais de remettre ça autour d’un café ces jours ci ? Bises"
Il se remémora alors ses quelques expériences avec les filles, qui avaient à chaque fois reposées sur un mensonge. L'un d'entre eux avait duré un an.
Alors qu'il s'apprêtait à le reposer, son IPhone vibra. C'était Léo, un de ses plus fidèles camarade au lycée.
"Yo, tu veux passer a la maison ? "
Bastien réfléchit un instant puis répondit par l'affirmative. Après avoir grignoté quelque chose il prit ses affaires, lâcha un "je sors" a l'attention de ses parents et claqua la porte a son tour.
Assis dans le métro, observant du coin de l’œil les visages impassibles et les corps fatigués, il repensa au Léo qu'il avait connu au lycée.
Un garçon brouillon, vif et introverti. Un garçon replié non sur lui même mais sur une indescriptible gemme de folie qui ne demandait qu’à éclore. Pas le genre de personne dont les gens cherchaient la compagnie. Il n’était pas populaire et n’avait jamais particulièrement voulu l’être. Bien qu’il ne se l’avouerait jamais, Sam l’avait toujours quelque peu regardé de haut.
Et puis il y avait Fred, un autre de leurs camarades qui avait rejoint leur petit groupe un peu plus tard. Fred, contrairement à Léo, avait toujours été profondément torturé, se posant sans cesse les mêmes questions, auxquelles les réponses apportaient seulement d’autres questions. Les gens en général ne l’aimaient pas trop. Quand ils étaient partis sur la côte d’Azur tous les trois, Fred avait confié à Bastien sa crainte de ne jamais être proche d’une fille, de ne jamais faire l’amour, de ne jamais connaître ce dont on parle tout le temps.
A cette époque, Léo commençait la fac de biologie, Fred sa prépa, et Bastien venait de rentrer en droit. Certain d’avoir trouvé sa voie, fier de ses petits succès avec les filles, il ne se gênait pas pour pavaner, tordant et exagérant les faits à volonté. Et quelque part, d’une manière obscène, cela le rassurait de savoir qu’il était parmi ses amis celui qui avait le plus réussi.
Ces souvenirs l’accompagnèrent jusqu’à la porte d’entrée de l’immeuble de Léo. Il composa le code qu’il connaissait par cœur, et l’ascenseur le conduisit jusqu’au 4e étage.
Son ami l’accueillit avec un grand sourire.
Léo avait vécu sa seconde naissance à la fac. C’était moins un monde qu’il avait trouvé qu’un monde qu’il avait construit, entouré des camarades qu’il y avait rencontrés. Devenu extraverti, fin et drôle, c’était une profonde transfiguration qu’il avait vécu depuis le lycée, et il était à présent semblable à un prince entourés d’autres princes croquant la vie ensemble dans un palais fort doux.
Fred quant à lui s’était finalement trouvé une copine, puis une autre, et encore une autre. Il avait trouvé les frères que son fort caractère appelait, enchainait les soirées, et ses angoisses d’hier étaient devenues ses forces d’aujourd’hui.
Oui, quatre années avaient passées depuis le lycée, et Sam les avait vu, impuissant, ériger leur monde pendant que le sien tombait en morceaux. Il les avait vu trouver leur place, comme la pièce d’un puzzle qui avait trouvé le paysage dans lequel s’insérer, comme des poissons revenus dans l’eau qui se muaient sans peine dans une mer aussi douce que ses remous étaient porteurs.
Sam aimait profondément leur compagnie. Simple, sincère ils l’appréciaient pour ce qu’il était et les années qu’ils avaient partagées ensemble étaient autant de souvenirs fraternels qui rendaient tout propices à leurs successeurs, ceux qu’ils vivaient aujourd’hui.
Pourtant quelque chose d’infranchissable les divisaient: ils ne partageaient pas les mêmes journées, les filières qu’ils avaient chacun choisis les avaient menés dans des voies très différentes. Finalement, ce qui les rapprochait était peut être plus inexplicable encore que ce qui les séparaient.
Quand il les voyait, Sam avait finalement l’impression d’être un voyageur seul, frigorifié, qui trouve une demeure chaude et tendre. Une demeure accueillante mais qui ne sera au fond jamais la sienne.
Et surtout, il savait que si demain il partait pour toujours, on ne l’oublierait pas mais on le remplacerait.
L’après-midi passa agréablement, entre rires et discussions. Sam reçu un sms de ses amis de la fac qui l’invitaient à le rejoindre dans un bar près de Bastille. Sans trop y penser il accepta et pris congé de Léo, Fred et de leurs amis, qui insistèrent, en vain, pour qu’il reste. Il aurait trouvé cela flatteur s’il ne savait qu’ils faisaient ça à chaque fois que quelqu’un partait un peu trop tôt.
Sam prit le métro et ses longs couloirs, passa par Chatelet et ses interminables tapis roulant, changea à Pace d’Italie avec ses innombrables escaliers. Presque aussitôt qu’il rejoint ses amis, il regretta d’être venu. Il discuta, bu de la bière, rit aux blagues habituelles, raconta les mêmes souvenirs, fit mine de s’emporter sur les mêmes controverses, et tout recommença. Sam se sentit rapidement oppressé, et n’aspirait plus qu’à rentrer chez lui.
Il le fit plusieurs heures plus tard, en titubant, encore.
Le lendemain matin, le jeune homme se leva et alluma son ordinateur. Il retrouva l’histoire qu’il écrivait, ses personnages, ses intrigues, ses décors, ses ambiances, et ressentit un profond soulagement.
Il avait longtemps écrit pour exalter les émotions qui gravitaient autour de lui, pour emprisonner les instants les plus fugaces et les confiner a l'éternité.
Aujourd'hui il courait derrière les mots pour échapper a un monde qui l'égratignait a chaque fois qu'il s'y frottait, pour éponger la boue qu'il y trouvait en en grattant la surface. Sans peut être en avoir le talent, Sam vivait dans la peau du véritable écrivain maudit: celui qui, condamné a conter une humanité qu'il a prise en horreur et qui le lui rend bien, prend l’habit du sculpteur haïssant l'argile qui lui écorche les mains a chaque fois qu'il s'en saisit.
Oui, les mots étaient son refuge, son humanité retrouvée, l'éden qui pointait le bout de son nez après chaque Hiroshima, sa forteresse de solitude. Sam n'usait pas des mots comme de marionnettes que l'on mettrait en scène au service d'une quelconque rancœur, mais comme un ange qui retrouve sa douce terre natale après avoir été plongé dans le feu de l'enfer.
Mais comment mettre des mots sur chacune de ses angoisses ? Comment hurler sur du papier ce qu’il n’osait chuchoter en public ? Tout cela l’obsédait, le tourmentait.
Le passage à l’âge adulte avait peut être été ce qui lui était arrivé de plus salutaire mais aussi de plus douloureux. Adolescent, il s’inventait de vastes mélancolies pour ressembler à Baudelaire, avec les filles faisait un cas d’un refus, avec ses amis une blessure d’une mésentente.
Et comme une mère en ce qu’elle peut avoir de plus cruel, à 20 ans, la vie s’était chargée de faire retentir en grand dans ses oreilles la sonnerie qui marque la fin de la récréation. Et ce n’est pas une partie de foot inachevée que Sam avait brutalement laissée, c’était une insouciance qu’il ne soupçonnait pas, une cage dorée devenue trop étroite pour son large corps, dans laquelle il ne rentrerait plus jamais.
Oui, la bombe qui avait fait tic-tac pendant 18 ans lui explosait enfin à la figure, comme une déflagration mortelle à laquelle rien ne l’avait préparé.
Sam avait toujours été révolté. Contre le système, contre les hommes, et bien sur contre ses parents. Rien ne changea à cet égard lorsqu’il eu 20 ans, si ce n’est qu’il réalisa que des cheveux blancs apparaissaient sur leur tête, qu’ils parlaient désormais d’avantage de leur souvenirs que de leur projets, et que finalement, c’est lui qui l’aurait, le dernier mot. Un dernier mot dont il réalisait avec horreur qu’il n’avait jamais voulu, comme le plus immonde des diables dans une boite qui un jour, il le savait, lui sauterait à la figure pour lui prendre la dernière chose qui le gardait de la véritable solitude.
C’est cette angoisse qui lui mangeait le cœur, c’est ce squelette qui se cachait sous lit la nuit pour le tourmenter pendant des heures. Plus ses parents vieillissaient, plus ils devenaient inflexibles, et plus il savait que leurs désaccords et débats fréquents n’évolueraient plus jamais.
Le temps presse, et le temps manque, et la sinistre horloge pointait son aiguille vers lui, à mesure que le sol se dérobait sous ses pieds.
Auparavant, les jours occupés de Sam étaient l’exception : un papier à remplir, une visite médicale, un café à prendre. Sans trop s’en inquiéter, il avait vu ces jours devenir de plus en plus fréquents, les instants oisifs s’amenuiser. Mais ça allait, il n’avait qu’à faire tout ce qui était sur la liste et puis après il serait tranquille, libre de retourner auprès de ses écrits et de sa poésie. Mais curieusement, la liste ne se complétait jamais, de nouvelles taches s’y ajoutaient sans cesse, et ce fut encore pire cette année quand il projeta de prendre son propre studio pour être indépendant. Et il réalisa que le véritable prolétaire était adulte, le véritable dominé était humain. Il comprit que le poids des responsabilités irait en s’alourdissant, et qu’il ne serait jamais en paix.
Ainsi les conversations superficielles devinrent la norme, et les taches sans intérêt son quotidien.
Ses études ne l’intéressaient pas vraiment et ses rêves étaient aussi grands qu’inaccessibles. Quand on lui parlait de voie professionnelle, de politique internationale, de salaire et de réputation, il avait envie d’exploser, de crier qu’il s’en foutait, que rien ne comptait à part son écriture que personne ne comprenait.
Et pas seulement la sienne, c’étaient les mots des poètes, des peintres et de tous les artistes qui faisaient tourner le monde, et rien d’autre. Son monde, en tout cas.
Mais comment dire à ces gens qu’il voulait vivre de ses discours, de ses idées et de leurs émotions ?
Sam pris une profonde inspiration, se calma, coucha quelques idées en pianotant sur son MacBook, et finit le paquet de cigarettes d’Antoine. Puis en soupirant il repris ses notes de cours, ses TD, et s’arma du mieux qu’il pu pour affronter la semaine qui venait, la même qu’il vivait depuis 4 ans.
Dans les semaines qui suivirent Sam abdiqua. Il ne sortait presque plus, conscient que cela n’avait plus aucun sens. La fille lui avait répondu, et ils correspondaient régulièrement par messages.
Il passait le plus clair de son temps au profond de sa chambre d’étudiant, il ne lisait plus que les romans qu’il avait lui-même écrit, et s’était résolu à se couper de ce monde beaucoup trop dur.
Pourtant, être seul devint rapidement insupportable. Il écrivait de moins en moins et se morfondait de plus en plus. Il se décida alors à regagner les rives de la chaleur humaine, et recommença à sortir.
C’est peut-être là que Sam réalisa était un pêcheur, un chercheur de trésors condamné à errer, à trainer les rues et les cafés pour y draguer de la matière qu’il assemblerait plus tard dans ses écrits. Dans le pêle-mêle des rencontres, il y puisait son inspiration, sa matière artistique
Il avait au fond bien plus besoin de l’humanité qu’elle n’avait besoin de lui.
Ce n’était pas un zoo dans lequel on restait à distance, étudiant froidement ses résidents, mais bien une plongée sauvage dans la brousse, dans la forêt, oui, dans la jungle humaine ou les pires barbaries se cachent à l’ombre des conventions.
Sam ne revenait jamais vraiment indemne de ces expéditions qu’il voyait désormais comme telles. Parfois, il retrouvait une foi qui l’émerveillait et rendait la vie légère, et il croyait voir un peu de vrai dans tout ce cirque.
Son expérience des relations humaines avait à ses yeux rendus celles-ci aussi mystérieuses qu’à certains égards détestables. Sam avait été ce type à qui l’on ne parle pas, qui ne s’intègre pas vraiment, à qui on parle avec un certain malaise.
Ce type qui est souvent seul, et qui sait que les autres l’observent, et qui finit par les haïr pour ça.
Dans d’autres circonstances, avec d’autres personnes, il avait apprécié, voir parfois incontournable au sein du groupe. Par chance, Sam avait réussi à équilibrer son monde et à trouver des amis qui rendaient ses contacts avec les autres le moins douloureux possible. Sam n’expliquait pas ces variations, et aujourd’hui encore elles lui paraissaient incompréhensibles. Il avait renoncé à mettre ça sur le compte de la superficialité de certaines personnes quand il s’était rendu compte trouver aussi peu d’intérêt dans les personnes qui l’avaient appréciées que dans celles qui l’avaient ignorées.
Ses échanges avec Sarah, la fille qu’il avait rencontré quelques jours plus tôt, se firent plus pressants. Ils convinrent de se voir dans l’après-midi.
Le jeune homme se rasa, mis l’une de ses chemises préférées, pris une douche et claqua la porte.
Sam n’attendait rien de ce rendez-vous, et à ce titre il ne fut pas déçu.
-De quoi parlent tes romans ? Lui demanda Sarah, alors qu’elle prenait la dernière gorgée de son café.
-Des oubliés, répondit Sam, a cette conversation a laquelle il ne prêtait déjà plus d'attention. A ceux qui ont tout reçu mais a qui l'on a rien donné, a ceux qui rient, plaisantent et sortent mais qui se sentent toujours effroyablement seuls le soir avant de s'endormir. A nous qui ne manquons de rien mais qui avons besoin de tout, a nous qui portons ce foutu masque qui nous abime la peau, que l'on arbore depuis qu'on a renoncé a être jamais compris. A nous qui savons que les cœurs ne se rencontreront jamais dans ce grand bal masqué ou les artifices s'attirent et se repoussent, a nous qui avons pris l'humanité en horreur mais qui avons tant besoin d'elle.
Oui, j'écris pour les oubliés, non pour la figure héroïque mais pour judas qui en porte la véritable croix, pour le l’orphelin a qui on a tout volé avant qu'il n'ait rien pu recevoir.
J'écris pour les laissés pour compte, ceux dont l'histoire ne retiendra jamais le nom, ceux qu'aucune série américaine ne mettra jamais en scène. Non, je n’ai jamais eu cette bande d’amis indéfectible, celle a qui on jure à la vie à la mort, non, je ne me suis pas dépucelé à 17 ans, je n’ai pas roulé ma première pelle à 15 et fumé mon premier joint à 16, et pourtant je ne les laisserait jamais me dire que je n’ai pas vécu.
Faire comme si tout allait bien mais en secret ne pas se sentir à sa place dans ce monde, voilà, c’est de ça dont je parle.
J'écris pour un moment, celui ou l'on se sent seul le soir, ou seul au monde les pensées les plus sinueuses s'immiscent en nous pour fissurer le masque bien bâti que l'on présente aux autres, ce moment ou l'on est seul et ou tout cela s'effondre, ou il ne reste que la plus réalité, froide et impartiale, et qu'il n'y a personne pour nous entendre hurler. J'écris pour ce moment qui nous rend notre humanité dans ce monde qui la confine a ce qu'elle a de plus sinistre et de plus faux. J’écris pour ceux qui ne se sentent pas a leur place, ni ici ni ailleurs. Parce qu’on ne fera jamais le deuil de notre adolescence, et ça il ne l'accepterons jamais.
C'est toi et moi contre le monde, c'est nos nuits contre leurs jours, nos rêves contre leur folie, nos infinis contre leur rien.
Et je veux croire qu'en disant ça j'écris pour chacun d'entre nous, car ce n'est pas une question d'âge ou de popularité, ce n'est pas une question d'origine sociale ou de niveau d'études, c'est juste une question de néant, de peur, de mort, et de solitude, c'est revendiquer notre humanité dans toute son angoisse, toute sa décadence, toute sa splendeur.
Et je ne veux pas imaginer que certains soient partis si loin qu'ils ne ressentent pas ça, oui, je veux croire en l'homme même si lui ne crois plus en moi.
Les voilà, les oubliés, ceux dont on ne parlera jamais.
- Je ne comprends pas trop, dit Sarah après un silence.
"Évidemment que tu ne comprends pas", eu envie de répondre Sam.
- Il faut que j'y aille, répondit-il abruptement. On essaye de se revoir bientôt. Il paya son café et s'en alla, les mains emmitouflées dans des poches et sa tête rentrée dans son col.
Il se dirigea vers le métro, le vent souffla, et une larme coula le long de sa joue.
moony- Date d'inscription : 24/09/2013
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