Le sort en est jeté
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Le sort en est jeté
Bonjour à tous!
Il y a quelques temps de cela, j'ai mis sur le forum une nouvelle "Alea jacta est". Certains l'ont peut-être d'ailleurs lue; ils reconnaitront donc sans problème le texte qui suit puisque ce n'est rien d'autre que le même texte retravaillé. Pour moi, il est donc finalisé, mais comme d'habitude, j'aimerai bien avoir les avis de regards neutres pour voir si je ne suis pas passé à côté de quelque chose, si le texte est bien compréhensible et, plus largement, avoir tous les commentaires que vous voudrez bien faire.
Si la longueur du texte vous effraie, sachez que je ne demande pas une analyse ligne par ligne, mais bien un ressenti global, à moins que vous jugiez qu'une partie bien précise mérite de s'y attarder.
Et comme d'habitude, critiques positives et négatives sont les bienvenues (vous commencez à me connaitre, je pense ).
Bonne lecture à tous.
(Il s'agit de la première partie de la nouvelle, je précise...).Il y a quelques temps de cela, j'ai mis sur le forum une nouvelle "Alea jacta est". Certains l'ont peut-être d'ailleurs lue; ils reconnaitront donc sans problème le texte qui suit puisque ce n'est rien d'autre que le même texte retravaillé. Pour moi, il est donc finalisé, mais comme d'habitude, j'aimerai bien avoir les avis de regards neutres pour voir si je ne suis pas passé à côté de quelque chose, si le texte est bien compréhensible et, plus largement, avoir tous les commentaires que vous voudrez bien faire.
Si la longueur du texte vous effraie, sachez que je ne demande pas une analyse ligne par ligne, mais bien un ressenti global, à moins que vous jugiez qu'une partie bien précise mérite de s'y attarder.
Et comme d'habitude, critiques positives et négatives sont les bienvenues (vous commencez à me connaitre, je pense ).
Bonne lecture à tous.
Les voies du Seigneur sont impénétrables. Celles de la Mort également. Il arrive d’ailleurs que l’Un ait parfois besoin de l’Autre. C’est ainsi que va la vie, non ?
Fabien se souvient…
La chaleur se fait un peu plus pesante à chaque plongeon des gosses duvoisin qui s’amusent dans leur piscine, là, juste de l’autre côté de la haie de lauriers qui sépare les deux terrains. Les éclats de voix et les rires trop forts des parents et de leurs amis, dus d’un apéritif déjà bien entamé, résonnent jusqu’à chez lui. Un soleil de plomb chauffe à blanc un ciel sans nuage. L’odeur des barbecues qu’on allume se mélange à celle du gazon fraichement coupé. C’est un de ces samedis d’été parfaits dans un lotissement de banlieue, idéal pour qu’une grande dame encapuchonnée de noir qui s’aide de sa faux pour marcher remonte la rue et s’invite chez vous.
Oui, Fabien se souvient. Comment en serait-il autrement ? Les images sont en lui. Elles surgissent dès qu’il aperçoit les branches de l’abricotier quand il remonte l’allée du lotissement, ou lorsqu’il sort sur la terrasse et que les taches sombres de la marinade sur le sol attirent son regard. Le pire a été la première fois qu’il a voulu remettre en route l’arrosage à l’arrière de la villa. En fait, il n’y est pas allé. Le gazon va cramer au soleil et c’est tant mieux. Qu’il crève.
Oui, Fabien revoit chaque image et entend chaque cri avec une netteté qui lui donne la chair de poule. Peu importe qu’il fixe le plafond de la chambre au milieu de la nuit ou qu’il ferme les yeux pour oublier. Malgré la chaleur nocturne, le lit reste désespérément froid car Marion n’est plus là.
Oui, il se souvient du bruit de la tondeuse qui manque de caler à plusieurs reprises. Il est dans la cuisine à ce moment-là, et il sourit en imaginant Marion dans sa salopette en jeans trop grande, celle qu’elle ne met que pour bricoler, en train de maugréer et de jurer à chaque raté du moteur.
« Tu viendras tondre le mien après ? l’a chambrée le voisin depuis sa terrasse.
- Et toi, a répondu Marion du tac au tac en criant pour se faire entendre, tu viendras faire la vaisselle quand mes invités seront partis? » Ce qui a provoqué un éclat de rire général de l’autre côté de la haie.
Vu d’où vient le bruit du moteur, Marion doit se trouver sur la partie haute du terrain, juste à côté de l’abricotier, un arbre planté une quinzaine d’années auparavant par les anciens propriétaires.
« Tu verras, on installera un hamac en dessous et on pourra y faire des trucs ! » avait-elle dit en appuyant la paume de sa main contre le tronc comme pour en éprouver la solidité.
Elle portait une fois de plus sa salopette fétiche. Fabien avait souri, se gardant bien de lui rappeler qu’un hamac doit être fixé à deux arbres. A la place, il l’avait poussée dans l’herbe -bon sang, le gazon était déjà haut, il l’avait toujours été à cet endroit en fait, alors pourquoi a-t-elle vraiment voulu le tondre cette fois, hein ? -, elle avait ri et ils s’étaient amusés à se chatouiller comme deux gosses avant que leur jeu prenne une tournure beaucoup plus adulte.
L’abricotier… Quelques-unes de ses branches se déploient à hauteur du visage. Fabien s’est juré de les tailler un jour. Il en a assez de se contorsionner pour faire passer la tondeuse en-dessous, car quand il tend un peu trop le bras, la main glisse à un moment ou à un autre, les doigts s’ouvrent, laissant remonter la petite manette de la sécurité du moteur et…
Voilà ce qui doit se passer à l’instant, car le moteur s’arrête d’un coup. Ou c’est encore une touffe d’herbe trop épaisse qui freine la lame, voire un de ces petits monticules de terre qui moutonnent au pied du tronc à cause des racines. Fabien lui a répété que le gazon peut attendre, que ce n’est pas gênant de le laisser plus haut que d’habitude pour éviter que la terre se dessèche, et qu’il le tondra un soir de la semaine prochaine avant de brancher l’arrosage pour la nuit, mais fidèle à elle-même, Marion n’a rien voulu entendre. Trois de ses collègues de bureau viennent manger à la maison demain, ce qui signifie que tout doit être parfait, propre, tiré à quatre épingles, et qu’y a-t-il de plus négligé qu’un gazon mal tondu?
Fabien se revoit traverser le salon, tenant à la main une assiette remplie de brochettes qu’il vient de préparer. Le froid du carrelage rafraichit délicieusement ses pieds nus. Lorsqu’il sort sur la terrasse, il réalise combien la chaleur est étouffante. Le store, pourtant tiré depuis bonne heure ce matin, ne fait qu’emprisonner un air déjà immobile. Fabien n’a pas fait deux pas à l’extérieur que de fines gouttes de sueur perlent à son front et le long de sa colonne vertébrale. Il se figure alors Marion dans sa salopette. Comment fait-elle pour la supporter avec cette chaleur ? Surtout qu’à l’instant même, elle doit s’acharner sur le cordon du démarreur sans réussir à faire cracher la moindre étincelle à la bougie.
Il sourit. Il sait que si le moteur ne redémarre pas, elle va l’appeler à la rescousse de sa voix d’enfant gâté qui ne s’est pas vu offrir le bon jouet. C’est une des choses qui le font craquer chez elle, cette manière qu’elle a de faussement bouder pour obtenir ce qu’elle veut de lui. Mais une fraction de seconde plus tard, ce n’est pas cette voix-là qu’il entend. Des hurlements de terreur jaillissent de nulle part. Les voisins se taisent. Même les gosses semblent pétrifiés dans la piscine. Les cris déchirent le silence qui s’est soudain abattu tout autour.Avec le recul, Fabien se dit qu’il a mis une éternité à comprendre qu’ils viennent de derrière sa propre villa, juste à côté de l’abricotier, là où Marion…
L’assiette explose contre le béton de la terrasse quand il la laisse filer entre ses doigts. Complètement paniqué, il s’élance à toute vitesse, et lorsqu’il tourne à l’angle de la maison…
« Vous ne devez pas culpabiliser, dit le gendarme. Tout est arrivé beaucoup trop … »
Il ne termine pas sa phrase, conscient que quelque soient les mots, ils ne changeront rien. Il pose sa main sur l’avant-bras de Fabien pour l’inviter à s’assoir à la table de la terrasse.
« Je suis désolé de vous demander cela maintenant, mais il y a des papiers à remplir, vous comprenez ? »
- Oui » répond Fabien qui ne peut quitter du regard le drap blanc qui recouvre le corps à côté de la haie et le petit escabeau, qui sert pour la cueillette, renversé sous l’abricotier.
Ses lèvres s’ouvrent pour parler, puis se referment dans un soupir. Il se tourne vers le gendarme et le regarde droit dans les yeux.
« J’aurais dû tondre le gazon » articule-t-il d’une voix morte.
C’est la même phrase qu’il murmure quelques jours plus tard dans le cimetière alors que les amis et la famille se passent le goupillon pour faire le signe de croix au-dessus du cercueil. La pluie tombe à grosses gouttes, tambourinant sur la laque du couvercle en acajou la plus funeste des musiques. De petites plaques de terre emportées par l’eau se détachent du bord du trou pour aller se mêler à la boue du fond.
« C’est de la vraie chiasse ! » aurait dit Marion avec sa voix d’enfant gâté.
Fabien ne peut retenir un sourire alors qu’il croit l’entendre - il l’entend. Il est heureux qu’il pleuve. Marion adore la pluie, source de vie et meilleure amie du soleil, car sans elle, tout ne serait que désert aride. Oui, la pluie, c’est la vie. Voilà ce qu’explique Marion, imperturbable optimiste, à qui veut l’écouter. Mais Fabien sait que cette pluie est sa pénitence. Rien n’est plus froid qu’une averse d’été qui transperce les vêtements pour vous pénétrer jusqu’aux os.
Qu’elle le lave.
Qu’il souffre.
Qu’il en soit ainsi.
C'est la raison pour laquelle il s’est écarté de tous ceux qui lui ont tendu un parapluie ou ont cherché à l’abriter. Ses vêtements détrempés n’ont plus de forme mais il se sent bien. L’eau qui ruisselle sur sa figure masque le fait qu’il ne pleure pas. Lorsqu’un violent coup de tonnerre fait vibrer le vitrail d’un caveau tout proche, il lève la tête pour offrir son visage à la pluie.
« Ouvre grand ton cœur, murmure-t-il au ciel, elle rentre à la maison.»
Une main se glisse dans la sienne. Sans dire un mot, sa mère désigne le couple de voisins. Ils attendent à quelques mètres de lui, entourés de leurs proches, sous une forêt de parapluies qui forment un véritable dôme de ténèbres au-dessus d’eux. Lorsque Fabien s’avance, il constate combien leurs visages sont éteints. Leur regard, tout compatissant qu’il est, lui transperce le cœur. Il se contente de leur serrer la main en esquissant un sourire qui se veut plein de réconfort, mais à peine s’est-il détourné que la nausée monte en lui. Il réussit à tenir quelques minutes, le temps que le cortège quitte le cimetière, puis il part vomir derrière un monument.
Fabien se souvient…
La chaleur se fait un peu plus pesante à chaque plongeon des gosses duvoisin qui s’amusent dans leur piscine, là, juste de l’autre côté de la haie de lauriers qui sépare les deux terrains. Les éclats de voix et les rires trop forts des parents et de leurs amis, dus d’un apéritif déjà bien entamé, résonnent jusqu’à chez lui. Un soleil de plomb chauffe à blanc un ciel sans nuage. L’odeur des barbecues qu’on allume se mélange à celle du gazon fraichement coupé. C’est un de ces samedis d’été parfaits dans un lotissement de banlieue, idéal pour qu’une grande dame encapuchonnée de noir qui s’aide de sa faux pour marcher remonte la rue et s’invite chez vous.
Oui, Fabien se souvient. Comment en serait-il autrement ? Les images sont en lui. Elles surgissent dès qu’il aperçoit les branches de l’abricotier quand il remonte l’allée du lotissement, ou lorsqu’il sort sur la terrasse et que les taches sombres de la marinade sur le sol attirent son regard. Le pire a été la première fois qu’il a voulu remettre en route l’arrosage à l’arrière de la villa. En fait, il n’y est pas allé. Le gazon va cramer au soleil et c’est tant mieux. Qu’il crève.
Oui, Fabien revoit chaque image et entend chaque cri avec une netteté qui lui donne la chair de poule. Peu importe qu’il fixe le plafond de la chambre au milieu de la nuit ou qu’il ferme les yeux pour oublier. Malgré la chaleur nocturne, le lit reste désespérément froid car Marion n’est plus là.
Oui, il se souvient du bruit de la tondeuse qui manque de caler à plusieurs reprises. Il est dans la cuisine à ce moment-là, et il sourit en imaginant Marion dans sa salopette en jeans trop grande, celle qu’elle ne met que pour bricoler, en train de maugréer et de jurer à chaque raté du moteur.
« Tu viendras tondre le mien après ? l’a chambrée le voisin depuis sa terrasse.
- Et toi, a répondu Marion du tac au tac en criant pour se faire entendre, tu viendras faire la vaisselle quand mes invités seront partis? » Ce qui a provoqué un éclat de rire général de l’autre côté de la haie.
Vu d’où vient le bruit du moteur, Marion doit se trouver sur la partie haute du terrain, juste à côté de l’abricotier, un arbre planté une quinzaine d’années auparavant par les anciens propriétaires.
« Tu verras, on installera un hamac en dessous et on pourra y faire des trucs ! » avait-elle dit en appuyant la paume de sa main contre le tronc comme pour en éprouver la solidité.
Elle portait une fois de plus sa salopette fétiche. Fabien avait souri, se gardant bien de lui rappeler qu’un hamac doit être fixé à deux arbres. A la place, il l’avait poussée dans l’herbe -bon sang, le gazon était déjà haut, il l’avait toujours été à cet endroit en fait, alors pourquoi a-t-elle vraiment voulu le tondre cette fois, hein ? -, elle avait ri et ils s’étaient amusés à se chatouiller comme deux gosses avant que leur jeu prenne une tournure beaucoup plus adulte.
L’abricotier… Quelques-unes de ses branches se déploient à hauteur du visage. Fabien s’est juré de les tailler un jour. Il en a assez de se contorsionner pour faire passer la tondeuse en-dessous, car quand il tend un peu trop le bras, la main glisse à un moment ou à un autre, les doigts s’ouvrent, laissant remonter la petite manette de la sécurité du moteur et…
Voilà ce qui doit se passer à l’instant, car le moteur s’arrête d’un coup. Ou c’est encore une touffe d’herbe trop épaisse qui freine la lame, voire un de ces petits monticules de terre qui moutonnent au pied du tronc à cause des racines. Fabien lui a répété que le gazon peut attendre, que ce n’est pas gênant de le laisser plus haut que d’habitude pour éviter que la terre se dessèche, et qu’il le tondra un soir de la semaine prochaine avant de brancher l’arrosage pour la nuit, mais fidèle à elle-même, Marion n’a rien voulu entendre. Trois de ses collègues de bureau viennent manger à la maison demain, ce qui signifie que tout doit être parfait, propre, tiré à quatre épingles, et qu’y a-t-il de plus négligé qu’un gazon mal tondu?
Fabien se revoit traverser le salon, tenant à la main une assiette remplie de brochettes qu’il vient de préparer. Le froid du carrelage rafraichit délicieusement ses pieds nus. Lorsqu’il sort sur la terrasse, il réalise combien la chaleur est étouffante. Le store, pourtant tiré depuis bonne heure ce matin, ne fait qu’emprisonner un air déjà immobile. Fabien n’a pas fait deux pas à l’extérieur que de fines gouttes de sueur perlent à son front et le long de sa colonne vertébrale. Il se figure alors Marion dans sa salopette. Comment fait-elle pour la supporter avec cette chaleur ? Surtout qu’à l’instant même, elle doit s’acharner sur le cordon du démarreur sans réussir à faire cracher la moindre étincelle à la bougie.
Il sourit. Il sait que si le moteur ne redémarre pas, elle va l’appeler à la rescousse de sa voix d’enfant gâté qui ne s’est pas vu offrir le bon jouet. C’est une des choses qui le font craquer chez elle, cette manière qu’elle a de faussement bouder pour obtenir ce qu’elle veut de lui. Mais une fraction de seconde plus tard, ce n’est pas cette voix-là qu’il entend. Des hurlements de terreur jaillissent de nulle part. Les voisins se taisent. Même les gosses semblent pétrifiés dans la piscine. Les cris déchirent le silence qui s’est soudain abattu tout autour.Avec le recul, Fabien se dit qu’il a mis une éternité à comprendre qu’ils viennent de derrière sa propre villa, juste à côté de l’abricotier, là où Marion…
L’assiette explose contre le béton de la terrasse quand il la laisse filer entre ses doigts. Complètement paniqué, il s’élance à toute vitesse, et lorsqu’il tourne à l’angle de la maison…
« Vous ne devez pas culpabiliser, dit le gendarme. Tout est arrivé beaucoup trop … »
Il ne termine pas sa phrase, conscient que quelque soient les mots, ils ne changeront rien. Il pose sa main sur l’avant-bras de Fabien pour l’inviter à s’assoir à la table de la terrasse.
« Je suis désolé de vous demander cela maintenant, mais il y a des papiers à remplir, vous comprenez ? »
- Oui » répond Fabien qui ne peut quitter du regard le drap blanc qui recouvre le corps à côté de la haie et le petit escabeau, qui sert pour la cueillette, renversé sous l’abricotier.
Ses lèvres s’ouvrent pour parler, puis se referment dans un soupir. Il se tourne vers le gendarme et le regarde droit dans les yeux.
« J’aurais dû tondre le gazon » articule-t-il d’une voix morte.
C’est la même phrase qu’il murmure quelques jours plus tard dans le cimetière alors que les amis et la famille se passent le goupillon pour faire le signe de croix au-dessus du cercueil. La pluie tombe à grosses gouttes, tambourinant sur la laque du couvercle en acajou la plus funeste des musiques. De petites plaques de terre emportées par l’eau se détachent du bord du trou pour aller se mêler à la boue du fond.
« C’est de la vraie chiasse ! » aurait dit Marion avec sa voix d’enfant gâté.
Fabien ne peut retenir un sourire alors qu’il croit l’entendre - il l’entend. Il est heureux qu’il pleuve. Marion adore la pluie, source de vie et meilleure amie du soleil, car sans elle, tout ne serait que désert aride. Oui, la pluie, c’est la vie. Voilà ce qu’explique Marion, imperturbable optimiste, à qui veut l’écouter. Mais Fabien sait que cette pluie est sa pénitence. Rien n’est plus froid qu’une averse d’été qui transperce les vêtements pour vous pénétrer jusqu’aux os.
Qu’elle le lave.
Qu’il souffre.
Qu’il en soit ainsi.
C'est la raison pour laquelle il s’est écarté de tous ceux qui lui ont tendu un parapluie ou ont cherché à l’abriter. Ses vêtements détrempés n’ont plus de forme mais il se sent bien. L’eau qui ruisselle sur sa figure masque le fait qu’il ne pleure pas. Lorsqu’un violent coup de tonnerre fait vibrer le vitrail d’un caveau tout proche, il lève la tête pour offrir son visage à la pluie.
« Ouvre grand ton cœur, murmure-t-il au ciel, elle rentre à la maison.»
Une main se glisse dans la sienne. Sans dire un mot, sa mère désigne le couple de voisins. Ils attendent à quelques mètres de lui, entourés de leurs proches, sous une forêt de parapluies qui forment un véritable dôme de ténèbres au-dessus d’eux. Lorsque Fabien s’avance, il constate combien leurs visages sont éteints. Leur regard, tout compatissant qu’il est, lui transperce le cœur. Il se contente de leur serrer la main en esquissant un sourire qui se veut plein de réconfort, mais à peine s’est-il détourné que la nausée monte en lui. Il réussit à tenir quelques minutes, le temps que le cortège quitte le cimetière, puis il part vomir derrière un monument.
Dernière édition par Demi-Tour le Lun 10 Juin - 11:55, édité 3 fois
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le sort en est jeté
Deuxième partie de cette nouvelle... et pas la dernière. je vous le dirais quand ce sera le cas.
Bonne lecture!
(NB : il s'agit vraiment du début d'une partie à part entière)
« Je vais bien, maman, ne t’inquiète pas. »
Juste après avoir franchi le seuil de la villa, Fabien s’est assis sur la première chaise qu’il a trouvée. Sa mère n’a pas prononcé un mot et est allée préparer du café dans la cuisine. Ils ont bu en tête-à-tête dans un silence de mort à peine troublé par le tintement des cuillères contre la porcelaine des tasses et le bruit feutré de leur souffle sur le liquide brûlant.
« Tu devrais au moins enlever ta veste », a fini par dire sa mère avec douceur.
Quelques secondes se sont écoulées avant que Fabien obéisse sans se lever ni quitter des yeux les restes du morceau de sucre au fond de la tasse. Dans un geste purement mécanique, son bras s’est tendu jusqu’au dossier de la chaise la plus proche pour y déposer la veste sans même la plier.
« Je repasserai demain, a repris sa mère. Il y aura sans doute des choses à faire. Ton père sera avec moi. Il n’a pas pu reporter ses rendez-vous d’aujourd’hui, mais il tient à venir. »
La tranquillité de son fils lui fait craindre le pire. Ce qu’elle redoute, c’est un coup de grisou comme elle dit, qui couve pour l’instant et va tout dévaster sur son passage quand il explosera, cette nuit ou dans les prochains jours.
L’angoisse lui noue le ventre le lendemain matin lorsqu’elle ne trouve personne à la villa. Tandis qu’elle et son mari parcourent les pièces vides à la recherche d’une présence, ses lèvres psalmodient une prière avec ferveur – mon Dieu, je vous en supplie, faites qu’il soit simplement parti faire un tour. Elle étouffe un cri quand son regard tombe sur une feuille de papier posée sur le plan de travail de la cuisine. Elle reconnait tout de suite l’écriture de son fils, droite et bien proportionnée, qui faisait le bonheur de ses instituteurs en primaire.
J’avais besoin d’être seul, tout va bien.
Je vous aime.
Bonne lecture!
(NB : il s'agit vraiment du début d'une partie à part entière)
« Je vais bien, maman, ne t’inquiète pas. »
Juste après avoir franchi le seuil de la villa, Fabien s’est assis sur la première chaise qu’il a trouvée. Sa mère n’a pas prononcé un mot et est allée préparer du café dans la cuisine. Ils ont bu en tête-à-tête dans un silence de mort à peine troublé par le tintement des cuillères contre la porcelaine des tasses et le bruit feutré de leur souffle sur le liquide brûlant.
« Tu devrais au moins enlever ta veste », a fini par dire sa mère avec douceur.
Quelques secondes se sont écoulées avant que Fabien obéisse sans se lever ni quitter des yeux les restes du morceau de sucre au fond de la tasse. Dans un geste purement mécanique, son bras s’est tendu jusqu’au dossier de la chaise la plus proche pour y déposer la veste sans même la plier.
« Je repasserai demain, a repris sa mère. Il y aura sans doute des choses à faire. Ton père sera avec moi. Il n’a pas pu reporter ses rendez-vous d’aujourd’hui, mais il tient à venir. »
La tranquillité de son fils lui fait craindre le pire. Ce qu’elle redoute, c’est un coup de grisou comme elle dit, qui couve pour l’instant et va tout dévaster sur son passage quand il explosera, cette nuit ou dans les prochains jours.
L’angoisse lui noue le ventre le lendemain matin lorsqu’elle ne trouve personne à la villa. Tandis qu’elle et son mari parcourent les pièces vides à la recherche d’une présence, ses lèvres psalmodient une prière avec ferveur – mon Dieu, je vous en supplie, faites qu’il soit simplement parti faire un tour. Elle étouffe un cri quand son regard tombe sur une feuille de papier posée sur le plan de travail de la cuisine. Elle reconnait tout de suite l’écriture de son fils, droite et bien proportionnée, qui faisait le bonheur de ses instituteurs en primaire.
J’avais besoin d’être seul, tout va bien.
Je vous aime.
****
Oui, il va bien. Ou plutôt, il se sent bien. La pluie a cessé dans la nuit, et seul subsistent quelques plaques d’humidité quand la route traverse des sous-bois. Visière ouverte, Fabien laisse la moto avancer sur un filet de gaz pour profiter du paysage. Le soleil est déjà haut. Le calcaire des crêtes du Vercors défile avec lenteur au-dessus des arbres dans un silence absolu. Même le ronronnement du moteur semble s’atténuer pour respecter la solennité du lieu, à la manière d’un enfant dans une église ou un cimetière - oui, un enfant dans un cimetière, c’est exactement cela - qui murmure car il sait qu’il ne doit pas parler mais qui ignore pour quelle raison.
Lorsque le col apparait, Fabien s’arrête sur le large terre-plein qui offre un panorama sur la vallée du Rhône.
« Du bon air pur ! » dirait Marion en prenant une profonde inspiration après avoir ôté son casque. Elle irait ensuite s’assoir au bord du vide sur le gros rocher plat qu’elle affectionne et s’appuierait en arrière sur ses coudes pour s’offrir au soleil.
« Tu sais que j’ai le vertige, et tu as toujours fait ça pour me taquiner, hein ? demande tout haut Fabien.
- Tu n’as jamais voulu t’approcher, entend-il Marion lui répondre.Dommage pour toi, ça t’aurait valu un truc!
- Je n’en doute pas. »
Il va s’installer sur un vieux banc en bois à l’écart et pose son casque et ses gants à côté de lui. Il reste plusieurs minutes sans dire un mot, prostré en avant. Ses yeux suivent les courbes que les talons de ses bottes s’évertuent à tracer en poussant un vieux mégot dans le gravier mélangé de terre. Pas une voiture ne passe, ni même une moto. Un papillon virevolte quelques instants devant ses yeux, puis une mouche vient se poser sur sa main. Lui qui n’a jamais supporté ça, il la laisse se promener sur les jointures de ses doigts.
Une mouche… Pourquoi pas un essaim de guêpes?
Il sent le bois de l’assise se déformer doucement lorsque Marion s’assoit à côté de lui.
« Un essaim, c’est pour des abeilles, lui murmure-t-elle.
- Tu es sure ?
- On va dire que oui.
- Alors pour les guêpes, on dit quoi ?
- Je ne sais pas. Un truc ? » Et il l’entend rire.
Le picotement caractéristique d’un début de coup de soleil sur la nuque le décide à se redresser. Lorsqu’il se lève, il réalise qu’il n’a fait que se préparer à l’instant qui va suivre, à la manière d’un sportif qui fait le vide dans son esprit avant la compétition.
Marion adore ce belvédère, tout comme elle aime en respirer l’air frais qui monte de la vallée.
« Et si, aujourd’hui, je te rejoins, hein, tu dirais quoi ? » lance-t-il avec une fausse assurance dans la voix.
Marion est de nouveau sur le rocher, le visage levé vers le ciel.
Alors que Fabien avance s'en même s'en rendre compte, son cœur s’emballe, et lorsqu'il pose le pied sur le rocher, des échardes de glace lui remplissent l’estomac.
« Il suffit de ne pas regarder en bas, a toujours répété Marion. Pas tout de suite, en tout cas. »
C’est ce qu’elle dit aujourd’hui d’une voix de plus en plus lointaine, et c’est ce qu’il fait. Tel un funambule, il avance le regard rivé droit devant lui, avec la désagréable impression que le versant entier de la montagne va basculer ou se dérober sous ses pieds. Une famille complète, animal de compagnie inclus, pourrait pique-niquer sur ce rocher en toute sécurité, mais il lui parait soudain ridiculement petit, et plus il se rapproche de l’abime, plus le rocher rétrécit et devient glissant. Lorsque le bord disparait de son champ de vision, il fait un ultime pas et ferme les yeux. Ses orteils se crispent contre la semelle des bottes dans un réflexe dérisoire. Pire que tout, une force invisible le tire en avant. Il bombe le torse dans un sursaut d’orgueil.
« Alors, hein, tu en penses quoi ? demande-t-il d’une voix chevrotante. Qui c’est le plus fort ? »
Debout au bord du vide, il attend une réponse qui ne vient pas. Marion a disparu, il le sait. Elle l’attend ailleurs. Tout ce qu’il distingue maintenant est le murmure du vent avec, au loin dans le ciel, les cris perçants d’un rapace. Il voudrait ouvrir les yeux, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, mais ses paupières refusent de lui obéir. Il devine quelques touffes d’herbe jaunie à ses pieds au milieu des cailloux, puis des buissons épars plus bas dans la pente, peut-être même quelques arbres rabougris - de jeunes chênes. Oui, ce sont des chênes. Son cerveau en imagine le bois torturé, les méandres de l’écorce, puis les feuilles qui doivent déjà virer au brun de l’automne et leurs contours qui se détachent parfaitement sur le vide. Ce vide qui l’appelle, le tente, douce main qui lui caresse le visage pour l’attirer…
« Pourquoi elle? » interroge-t-il dans un murmure, et la réponse monte du plus profond de son être : j’aurais dû tondre le gazon.
Bras écartés, il ploie à peine les jambes que déjà son corps entier se soulève, comme un cerf-volant emporté par le vent qui monte de la vallée. L’espace d’un instant, il éprouve la délicieuse sensation de flotter. Puis tout bascule.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le sort en est jeté
Quand il était gosse, il s’amusait à tomber à la renverse dans la neige. Avec Marion, il a redécouvert ce plaisir un matin de l’été dernier. Les moissons battaient leur plein. Ils marchaient sur un chemin de campagne lorsque Marion avait repéré des bottes de paille derrière une vieille clôture. Elle était montée sur la dernière traverse, que Fabien s’était attendu à voir se fendiller dans un grand craquement tant le bois en était vermoulu, puis dans un grand éclat de rire, elle avait levé les bras au ciel avant de se laisser tomber dans la paille.
« A toi maintenant !
- C’est pas que je ne veux pas, avait-il répondu en tapotant le haut de la barrière, c’est que ça va jamais supporter mon poids.
- Dis surtout que t’es pas cap’ ! »
Elle s’était servie de son irrésistible voix d’enfant gâté, et Fabien l’avait maudit en escaladant la clôture. Lorsqu’il avait atterri à son tour sur la paille, Marion avait rebondi, comme propulsée par un ressort invisible. Elle avait roulé dans l’herbe en se tenant les côtes tellement elle rigolait. Et ils avaient recommencé plusieurs fois, s’esclaffant comme des gosses, jusqu’à ce que les bottes de paille se fondent en un tas informe.
Oui, quel plaisir de se laisser basculer en arrière et de sentir l’air qui vous enveloppe le corps, puis s’enfoncer en douceur dans la paille. Ou la neige. Le contact avec le rocher, par contre, est beaucoup plus rude. Malgré les protections de son blouson qui amortissent le choc, il sent la chair de son dos se blesser contre la moindre irrégularité, et sa tête heurte la pierre avec un bruit sourd.
Lorsqu’il ouvre les yeux, de petits points de lumière papillonnent sur le bleu du ciel, tant à cause de la clarté que du coup qu’il vient de
s’infliger. Le sang bourdonne à ses oreilles. Il lève le menton de quelques millimètres pour regarder derrière lui. Le sommet dégarni de la montagne monte à l’envers dans son champ de vision, puis des bouquets d’arbres perdus au milieu des pâturages apparaissent, et enfin sa moto béquillée à l’entrée du terre-plein.
Retour à la réalité.
Avec étonnement, il constate qu’il a une perception accrue de tout ce qui l’entoure. Le filet de vent qui se glisse entre ses doigts écartés lui amène l’odeur capiteuse de l’herbe chauffée par le soleil, celle d’un gazon tondu en pleine chaleur. Oui, c’est la même odeur qui embaumait l’air samedi dernier quand il est arrivé en courant à l’angle de la maison. Etendu sur ce rocher sous l’immensité du ciel, il réalise combien il est seul. Pour la première fois depuis leur rencontre, Marion n’est pas venue à ce belvédère avec lui. Non, elle est recroquevillée en plein soleil à côté del’abricotier. Ses bras et ses jambes fouettent l’air avec frénésie tandis qu’elle hurle de terreur. Elle se relève et se débat comme si des flammes la rongeaient, réussit à faire quelques pas avant de s’effondrer dans la haie, abri dérisoire face à un ennemi invisible que rien n’arrête, et surtout pas les cris et les coups désespérés qu’elle lance dans le vide. Et Fabien la regarde, tétanisé. Il lui faut plusieurs secondes pour distinguer les bourdonnements puis les dizaines de points noirs enragés qui virevoltent. Son seul réflexe est de tendre la main pour attraper le tuyau d’arrosage tout proche, mais lorsque ses doigts ouvrent la vanne, il devine qu’il est déjà trop tard. Les guêpes reculent à peine malgré l’eau qui jaillit avec force.
« A toi maintenant !
- C’est pas que je ne veux pas, avait-il répondu en tapotant le haut de la barrière, c’est que ça va jamais supporter mon poids.
- Dis surtout que t’es pas cap’ ! »
Elle s’était servie de son irrésistible voix d’enfant gâté, et Fabien l’avait maudit en escaladant la clôture. Lorsqu’il avait atterri à son tour sur la paille, Marion avait rebondi, comme propulsée par un ressort invisible. Elle avait roulé dans l’herbe en se tenant les côtes tellement elle rigolait. Et ils avaient recommencé plusieurs fois, s’esclaffant comme des gosses, jusqu’à ce que les bottes de paille se fondent en un tas informe.
Oui, quel plaisir de se laisser basculer en arrière et de sentir l’air qui vous enveloppe le corps, puis s’enfoncer en douceur dans la paille. Ou la neige. Le contact avec le rocher, par contre, est beaucoup plus rude. Malgré les protections de son blouson qui amortissent le choc, il sent la chair de son dos se blesser contre la moindre irrégularité, et sa tête heurte la pierre avec un bruit sourd.
Lorsqu’il ouvre les yeux, de petits points de lumière papillonnent sur le bleu du ciel, tant à cause de la clarté que du coup qu’il vient de
s’infliger. Le sang bourdonne à ses oreilles. Il lève le menton de quelques millimètres pour regarder derrière lui. Le sommet dégarni de la montagne monte à l’envers dans son champ de vision, puis des bouquets d’arbres perdus au milieu des pâturages apparaissent, et enfin sa moto béquillée à l’entrée du terre-plein.
Retour à la réalité.
Avec étonnement, il constate qu’il a une perception accrue de tout ce qui l’entoure. Le filet de vent qui se glisse entre ses doigts écartés lui amène l’odeur capiteuse de l’herbe chauffée par le soleil, celle d’un gazon tondu en pleine chaleur. Oui, c’est la même odeur qui embaumait l’air samedi dernier quand il est arrivé en courant à l’angle de la maison. Etendu sur ce rocher sous l’immensité du ciel, il réalise combien il est seul. Pour la première fois depuis leur rencontre, Marion n’est pas venue à ce belvédère avec lui. Non, elle est recroquevillée en plein soleil à côté del’abricotier. Ses bras et ses jambes fouettent l’air avec frénésie tandis qu’elle hurle de terreur. Elle se relève et se débat comme si des flammes la rongeaient, réussit à faire quelques pas avant de s’effondrer dans la haie, abri dérisoire face à un ennemi invisible que rien n’arrête, et surtout pas les cris et les coups désespérés qu’elle lance dans le vide. Et Fabien la regarde, tétanisé. Il lui faut plusieurs secondes pour distinguer les bourdonnements puis les dizaines de points noirs enragés qui virevoltent. Son seul réflexe est de tendre la main pour attraper le tuyau d’arrosage tout proche, mais lorsque ses doigts ouvrent la vanne, il devine qu’il est déjà trop tard. Les guêpes reculent à peine malgré l’eau qui jaillit avec force.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le sort en est jeté
Léger appui sur le cale-pied gauche, puis imperceptible coup de hanche à droite. La moto enchaine docilement les virages. Elle profite de la descente pour prendre un peu de vitesse. Le moteur tourne au ralenti et cogne parfois quand Fabien sollicite la poignée des gaz.
Lorsqu’il s’est réveillé ce matin, Fabien était étrangement serein. Pour la première fois depuis une semaine, il n’a pas tendu la main vers l’autre oreiller dans un geste mille fois répété. Il s’est simplement tourné sur le côté pour regarder la forme du coussin se détacher dans les rayons du soleil qui filtraient à travers les volets clos. Il est resté ainsi plusieurs minutes à écouter les piaillements matinaux des oiseaux dans la haie, les yeux rivés sur le rectangle de tissu clair.
La symbolique de l’enterrement aurait-elle accompli son œuvre ? Accepterait-il enfin ce qui est arrivé ? Non, bien sûr, il le sait. Quoi que…
Il sait surtout qu’il a des choses à faire aujourd’hui. C’est d’ailleurs l’expression qu’a employée sa mère la veille, des choses, et ce mot lui convient très bien car il est incapable de définir ces choses justement. Il ne sait pas en quoi elles consistent. Tout juste pressent-il
qu’il doit les faire maintenant que l’enterrement est passé, alors les expliquer… Et lorsqu’il a aperçu son casque sur l’étagère de l’entrée, il s’est souvenu qu’une de ces choses est d’aller faire un tour à moto, comme il l’avait prévu avec Marion quelques semaines auparavant : une balade sur les contreforts du Vercors qu’elle apprécie tant.
Marion… Il sent sa présence dans son dos et ses doigts lui effleurer la hanche alors qu’il traverse un village. Il lâche la poignée des gaz pour venir lui caresser la main. Le cuir de son gant ne trouve rien d’autre que celui de son propre pantalon. Une boule lui noue la gorge, sa vision se trouble. Il s’arrête au premier endroit qu’il trouve.
« Pourquoi fuis-tu ainsi ? » murmure Marion dans sa tête.
Les mots lui donnent le vertige. Il ôte son casque et le pose sur le réservoir.
« Tu n’y es pour rien, reprend la voix dans sa tête. Quand vas-tu le comprendre ? Pour rien, chéri, pour rien.
- Si, marmonne-t-il pour lui-même. J’aurais dû tondre le gazon. C’était à moi de le faire. C’est comme ces satanées branches basses qui…
- Oui, mais c’est comme ça. »
Un sourire désabusé se dessine sur son visage.
« Toi et ton optimisme » lâche-t-il dans un soupir.
Il prend une profonde inspiration. Il a encore des choses à faire aujourd’hui. L’une d’elles est, justement, de passer voir Marion.
Lorsqu’il s’est réveillé ce matin, Fabien était étrangement serein. Pour la première fois depuis une semaine, il n’a pas tendu la main vers l’autre oreiller dans un geste mille fois répété. Il s’est simplement tourné sur le côté pour regarder la forme du coussin se détacher dans les rayons du soleil qui filtraient à travers les volets clos. Il est resté ainsi plusieurs minutes à écouter les piaillements matinaux des oiseaux dans la haie, les yeux rivés sur le rectangle de tissu clair.
La symbolique de l’enterrement aurait-elle accompli son œuvre ? Accepterait-il enfin ce qui est arrivé ? Non, bien sûr, il le sait. Quoi que…
Il sait surtout qu’il a des choses à faire aujourd’hui. C’est d’ailleurs l’expression qu’a employée sa mère la veille, des choses, et ce mot lui convient très bien car il est incapable de définir ces choses justement. Il ne sait pas en quoi elles consistent. Tout juste pressent-il
qu’il doit les faire maintenant que l’enterrement est passé, alors les expliquer… Et lorsqu’il a aperçu son casque sur l’étagère de l’entrée, il s’est souvenu qu’une de ces choses est d’aller faire un tour à moto, comme il l’avait prévu avec Marion quelques semaines auparavant : une balade sur les contreforts du Vercors qu’elle apprécie tant.
Marion… Il sent sa présence dans son dos et ses doigts lui effleurer la hanche alors qu’il traverse un village. Il lâche la poignée des gaz pour venir lui caresser la main. Le cuir de son gant ne trouve rien d’autre que celui de son propre pantalon. Une boule lui noue la gorge, sa vision se trouble. Il s’arrête au premier endroit qu’il trouve.
« Pourquoi fuis-tu ainsi ? » murmure Marion dans sa tête.
Les mots lui donnent le vertige. Il ôte son casque et le pose sur le réservoir.
« Tu n’y es pour rien, reprend la voix dans sa tête. Quand vas-tu le comprendre ? Pour rien, chéri, pour rien.
- Si, marmonne-t-il pour lui-même. J’aurais dû tondre le gazon. C’était à moi de le faire. C’est comme ces satanées branches basses qui…
- Oui, mais c’est comme ça. »
Un sourire désabusé se dessine sur son visage.
« Toi et ton optimisme » lâche-t-il dans un soupir.
Il prend une profonde inspiration. Il a encore des choses à faire aujourd’hui. L’une d’elles est, justement, de passer voir Marion.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le sort en est jeté
« A moto, on ne triche pas car on ne peut pas. Essayez de la tromper et elle ne vous le pardonnera pas. Roulez au-dessus de vos pompes et elle ne vous le pardonnera pas non plus. La moto, c’est la vie à l’état brut. Si elle estime devoir vous mettre une claque, elle vous la mettra sans se poser de question ni avoir de remord, et vous n’aurez nulle part où vous cacher. Alors ne fuyez pas. Acceptez la moto, elle vous le rendra au centuple. Ne fuyez pas!»
La voix de son moniteur résonne encore parfois à ses oreilles. C’étaient les premières phrases qu’il lui avait dit alors qu’ils se trouvaient sur cet ancien parking qui servait de piste d’entrainement pour l’épreuve du plateau, et Fabien avait levé les yeux au ciel avec toute l’assurance de ses vingt ans – manquait plus que je me coltine un philosophe ! Moins de cinq minutes plus tard, il s’en était mordu la langue, au sens propre comme au figuré, lorsque son casque et son coude avaient violemment heurté le goudron. C’était sa première chute à moto, et elle l’avait remis à sa place bien mieux que toutes les gifles du monde. De ce côté-là, son moniteur avait raison.
Cela remonte à presque dix ans maintenant. Fabien a depuis appris à se taire et à écouter, ou du moins à ne pas considérer que les conseils qu’on lui donne ont pour seul but de le rabaisser.
Alors qu’il fonce sur l’autoroute le haut du corps moulé au réservoir, la dernière phrase de son moniteur lui traverse encore une fois l’esprit, sauf que la voix est celle de Marion. Depuis quelques minutes, elle répète la même litanie d’un ton feutré que curieusement le ronflement de l’air dans le casque ne couvre pas.
« Arrête de fuir, murmure-t-elle.
- Je ne fuis pas !
- Si…
- Non !
- Si. Tu commences à accepter la réalité, mais ça te fait mal…
- Tais-toi, je t’en prie. » Puis, au bout de quelques secondes: « J’arrive ».
Il accélère un peu plus. L’aiguille du compteur s’approche de la barre des 200km/h. Un flash sur le bas côté le surprend d’un coup. Nouveau retour à la réalité.
Il laisse échapper un juron. Pris de face, il n’a rien à craindre, sauf si les flics l’attendent au péage à moins de quatre kilomètres, donc
autant dire dans quelques dizaines de secondes à cette vitesse. Heureusement pour lui, il n’en croise aucun. Il ne l’aurait pas supporté. Pas aujourd’hui. Alors qu’il arrive sur une départementale, il décide de se caler derrière un camion. L’hôpital n’est plus qu’à quelques centaines de mètres.
L’infirmière de l’accueil lui adresse un sourire quand il lui tend le casque et le blouson pour qu’elle les glisse derrière le comptoir. C’est elle qui le lui a proposé lors de sa première visite. Son mari est motard également, elle sait donc combien l’équipement est gênant et parfois difficile à poser, surtout dans une chambre encombrée de matériel médical.
Fabien la remercie et traverse la moitié du bâtiment. Les couloirs des hôpitaux lui ont toujours paru d’une longueur disproportionnée. Peut-être parce qu’ils sont obscurs tout au bout, là-bas où personne ne va, ou à cause de l’odeur de médicament et de désinfectant qui flotte dans l’air et qui finit par incommoder. Ou bien, pire que tout, parce que le vieux linoléum - c’est toujours un vieux linoléum - émet un couinement plaintif à chaque pas et vous donne l’impression de marcher depuis des heures dans un labyrinthe qui pue la mort.
« Bonjour » murmure-t-il dans un sourire en refermant sans bruit la porte de la chambre.
Le store de l’unique fenêtre est à moitié baissé pour atténuer la lumière du soleil qui commence à décliner. Le visage marqué de Marion se tourne lentement vers lui. Elle repousse le masque à oxygène sur son menton.
« Comment vas-tu ? articule-t-elle d’une voix faible.
- C’est peut-être à toi qu’il faut le demander ? » ironise-t-il.
Il s’assoit avec précaution au bord du lit, puis ses doigts viennent caresser ceux de Marion.
« Tu sais très bien de quoi je parle » répond-elle entre deux inspirations.
Fabien baisse les yeux sur leurs doigts qui se cherchent et s’entremêlent. Il se mordille la lèvre inférieure dans un tic nerveux.
« L’enterrement a eu lieu hier » finit-il par dire.
Marion se contente d’acquiescer. Elle aspire une bouffée d’oxygène.
« Et eux, comment vont-ils ? »
Fabien ferme les yeux. Le grésillement de la pluie sur le gravier du cimetière lui emplit les oreilles. Il revoit les plaques de terre emportées par l’eau disparaitre dans le trou, et le couple de voisins sous le dôme de parapluies, leurs regards vides au milieu de leurs visages éteints. Eux comme lui ne pleurent pas : pour ne pas sombrer dans la folie, leurs cerveaux refusent d’admettre la raison de leur présence en ce lieu de mort.
En guise de réponse, Fabien se contente de rouvrir les yeux pour se noyer dans ceux de Marion. Une éternité semble s’être écoulée quand elle parle à nouveau.
« Mais toi, insiste-t-elle, comment vas-tu ? »
Elle ne prononce aucun autre mot mais il les perçoit nettement. En sept ans de vie commune, leur relation est devenue fusionnelle. Inutile de se perdre en paroles quand une simple phrase et un regard suffisent.
« Je ne sais pas.
- Tu n’y es pour rien, chéri » dit-elle avec douceur.
Elle prend une profonde inspiration pour continuer.
« Tout ça n’est pas ta faute. Ou alors ... »
Elle semble soudain épuisée. Elle plaque le masque à oxygène sur son visage pendant quelques secondes avant de l’écarter à nouveau.
« Tu ne crois pas que j’ai mille raisons de plus que toi de me sentir responsable ? » balbutie-t-elle tandis que ses doigts serrent maladroitement ceux de Fabien.
Les larmes débordent d'un coup de ses yeux, puis son corps entier se met à trembler, secoué pas de terribles sanglots. Fabien ouvre la bouche en grand pour aspirer de l’air frais et ne pas craquer, mais ses barrières mentales finissent par céder. Une vague destructrice monte du plus profond de son être pour le submerger en arrachant tout sur son passage. Complètement groggy et désorienté, il laisse son corps s’allonger contre celui de Marion.
Il pleure, longtemps. Et il se souvient…
La voix de son moniteur résonne encore parfois à ses oreilles. C’étaient les premières phrases qu’il lui avait dit alors qu’ils se trouvaient sur cet ancien parking qui servait de piste d’entrainement pour l’épreuve du plateau, et Fabien avait levé les yeux au ciel avec toute l’assurance de ses vingt ans – manquait plus que je me coltine un philosophe ! Moins de cinq minutes plus tard, il s’en était mordu la langue, au sens propre comme au figuré, lorsque son casque et son coude avaient violemment heurté le goudron. C’était sa première chute à moto, et elle l’avait remis à sa place bien mieux que toutes les gifles du monde. De ce côté-là, son moniteur avait raison.
Cela remonte à presque dix ans maintenant. Fabien a depuis appris à se taire et à écouter, ou du moins à ne pas considérer que les conseils qu’on lui donne ont pour seul but de le rabaisser.
Alors qu’il fonce sur l’autoroute le haut du corps moulé au réservoir, la dernière phrase de son moniteur lui traverse encore une fois l’esprit, sauf que la voix est celle de Marion. Depuis quelques minutes, elle répète la même litanie d’un ton feutré que curieusement le ronflement de l’air dans le casque ne couvre pas.
« Arrête de fuir, murmure-t-elle.
- Je ne fuis pas !
- Si…
- Non !
- Si. Tu commences à accepter la réalité, mais ça te fait mal…
- Tais-toi, je t’en prie. » Puis, au bout de quelques secondes: « J’arrive ».
Il accélère un peu plus. L’aiguille du compteur s’approche de la barre des 200km/h. Un flash sur le bas côté le surprend d’un coup. Nouveau retour à la réalité.
Il laisse échapper un juron. Pris de face, il n’a rien à craindre, sauf si les flics l’attendent au péage à moins de quatre kilomètres, donc
autant dire dans quelques dizaines de secondes à cette vitesse. Heureusement pour lui, il n’en croise aucun. Il ne l’aurait pas supporté. Pas aujourd’hui. Alors qu’il arrive sur une départementale, il décide de se caler derrière un camion. L’hôpital n’est plus qu’à quelques centaines de mètres.
L’infirmière de l’accueil lui adresse un sourire quand il lui tend le casque et le blouson pour qu’elle les glisse derrière le comptoir. C’est elle qui le lui a proposé lors de sa première visite. Son mari est motard également, elle sait donc combien l’équipement est gênant et parfois difficile à poser, surtout dans une chambre encombrée de matériel médical.
Fabien la remercie et traverse la moitié du bâtiment. Les couloirs des hôpitaux lui ont toujours paru d’une longueur disproportionnée. Peut-être parce qu’ils sont obscurs tout au bout, là-bas où personne ne va, ou à cause de l’odeur de médicament et de désinfectant qui flotte dans l’air et qui finit par incommoder. Ou bien, pire que tout, parce que le vieux linoléum - c’est toujours un vieux linoléum - émet un couinement plaintif à chaque pas et vous donne l’impression de marcher depuis des heures dans un labyrinthe qui pue la mort.
« Bonjour » murmure-t-il dans un sourire en refermant sans bruit la porte de la chambre.
Le store de l’unique fenêtre est à moitié baissé pour atténuer la lumière du soleil qui commence à décliner. Le visage marqué de Marion se tourne lentement vers lui. Elle repousse le masque à oxygène sur son menton.
« Comment vas-tu ? articule-t-elle d’une voix faible.
- C’est peut-être à toi qu’il faut le demander ? » ironise-t-il.
Il s’assoit avec précaution au bord du lit, puis ses doigts viennent caresser ceux de Marion.
« Tu sais très bien de quoi je parle » répond-elle entre deux inspirations.
Fabien baisse les yeux sur leurs doigts qui se cherchent et s’entremêlent. Il se mordille la lèvre inférieure dans un tic nerveux.
« L’enterrement a eu lieu hier » finit-il par dire.
Marion se contente d’acquiescer. Elle aspire une bouffée d’oxygène.
« Et eux, comment vont-ils ? »
Fabien ferme les yeux. Le grésillement de la pluie sur le gravier du cimetière lui emplit les oreilles. Il revoit les plaques de terre emportées par l’eau disparaitre dans le trou, et le couple de voisins sous le dôme de parapluies, leurs regards vides au milieu de leurs visages éteints. Eux comme lui ne pleurent pas : pour ne pas sombrer dans la folie, leurs cerveaux refusent d’admettre la raison de leur présence en ce lieu de mort.
En guise de réponse, Fabien se contente de rouvrir les yeux pour se noyer dans ceux de Marion. Une éternité semble s’être écoulée quand elle parle à nouveau.
« Mais toi, insiste-t-elle, comment vas-tu ? »
Elle ne prononce aucun autre mot mais il les perçoit nettement. En sept ans de vie commune, leur relation est devenue fusionnelle. Inutile de se perdre en paroles quand une simple phrase et un regard suffisent.
« Je ne sais pas.
- Tu n’y es pour rien, chéri » dit-elle avec douceur.
Elle prend une profonde inspiration pour continuer.
« Tout ça n’est pas ta faute. Ou alors ... »
Elle semble soudain épuisée. Elle plaque le masque à oxygène sur son visage pendant quelques secondes avant de l’écarter à nouveau.
« Tu ne crois pas que j’ai mille raisons de plus que toi de me sentir responsable ? » balbutie-t-elle tandis que ses doigts serrent maladroitement ceux de Fabien.
Les larmes débordent d'un coup de ses yeux, puis son corps entier se met à trembler, secoué pas de terribles sanglots. Fabien ouvre la bouche en grand pour aspirer de l’air frais et ne pas craquer, mais ses barrières mentales finissent par céder. Une vague destructrice monte du plus profond de son être pour le submerger en arrachant tout sur son passage. Complètement groggy et désorienté, il laisse son corps s’allonger contre celui de Marion.
Il pleure, longtemps. Et il se souvient…
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Le sort en est jeté
(dernière partie)
La grande dame encapuchonnée de noir qui s’aide de sa faux pour marcher remonte l’allée du lotissement. Elle hésite quelques secondes devant le portail de Fabien et Marion, puis continue jusqu’à celui des voisins. Les os de ses doigts le poussent avec discrétion. Elle piétine les parterres de fleurs sans même faire tomber un pétale ni laisser la moindre empreinte dans la terre meuble, puis marque un temps d’arrêt en arrivant sur la terrasse. Ses orbites vides s’attardent sur les adultes qui discutent en rigolant, puis se tournent avec lenteur en direction de la piscine où les gosses s’amusent.
Elodie, une petite fille de six ans à peine, retient toute son attention : elle est l’heureuse élue du jour. La grande dame en ignore la raison. Ce n’est pas elle qui a choisi cette fois. On lui a demandé de le faire, et On n’aime pas se répéter. Alors la grande dame a obéit car, après tout, tuer est sa raison de vivre. Elle fait ce qu’elle sait faire, et elle le fait bien. Quand l’occasion se présente, autant joindre l’utile à l’agréable.
Assise à la limite du gazon, Elodie s’échine en vain depuis quelques minutes à gonfler un énorme ballon de plage. De sa démarche silencieuse, la grande dame s’approche pour s’arrêter juste derrière elle. Alors que la fillette s’époumone une énième fois dans la petite valve translucide, elle n’a aucune conscience de la forme sombre qui la domine de toute sa hauteur, tout comme elle n’entend pas le bruit de la pierre à aiguiser qui glisse le long de la lame de la faux…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
…mais quand la dame se penche avec douceur pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille, elle les perçoit sans même s’en rendre compte.
« N’as-tu pas envie d’abricots, ma jeune amie ? susurre la voix. Je suis certaine que si tu demandes à ton père, il t’autorisera à aller en prendre. Quant à ta voisine que tu aimes tant, elle ne peut rien te refuser, tu le sais bien. »
Dans un geste empreint d’un amour tout maternel, ses phalanges décharnées s’égarent avec douceur dans les cheveux d’Elodie. La petite fille apprécie la caresse de la brise sur sa nuque, sans que son jeune âge lui permette de réaliser que par ce jour de canicule, pas un brin de vent ne trouble l’air immobile. Elle n’imagine pas non plus que l’agréable fraicheur qu’elle ressent n’est autre que l’haleine putride et glaciale de la mort.
Elle en a soudain assez du ballon. Les branches de l’abricotier des voisins viennent d’attirer son regard et elle en savoure déjà les fruits. Elle court jusqu’à son père pour lui demander la permission.
« D’accord, mais juste quelques-uns, on les mangera au dessert. Et demande bien avant. »
Elodie attrape une assiette en carton puis s’élance jusqu’à la haie aussi vite que ses petites jambes le lui permettent. Elle connait un passage en plein milieu, à l’endroit où un laurier perd des feuilles et quelques branches basses. Ce qu’elle ignore, c’est que ce buisson se meurt depuis qu’un adroit coup de faux est venu le taillader l’année dernière.
Un adulte ne pourrait pas passer, sauf peut-être à genoux, mais un enfant de son âge n’a aucun problème pour le faire, et comme il n’y a pas de grillage entre les deux terrains, Elodie se retrouve tout de suite sur le gazon des voisins. Elle s’est à peine redressée qu’elle court jusqu’à Marion. Inutile de l’appeler, le bruit de la tondeuse masquerait sa petite voix.
Marion sursaute et lâche la poignée lorsque le tissu de la jambe de sa salopette se tend soudain par petites secousses. Le moteur cale avec un bruit sourd.
Dans la cuisine, Fabien sourit.
«Marion, ze peux prendre des nabricots ? » demande la petite fille.
- Tu m’as fichu une de ces frousses ! Mais dis, tu n’as rien oublié ?
- Sitepai !
- Alors d’accord ! Attends deux secondes. »
Marion s’éloigne de quelques pas pour prendre le marchepied sous le petit abri tout proche. Il n’a que trois marches mais il suffira pour qu’Elodie atteigne les premiers fruits. Elle hésite puis, ayant repéré quelques abricots bien mûrs et accessibles, elle passe de l’autre côté de l’arbre, là où le gazon est encore haut. Elle ne voit pas, juste derrière elle, la grande dame encapuchonnée qui les a rejointes et qui continue d’aiguiser sa faux…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
…tout comme elle ne prête pas attention au pied de l’escabeau qui s’enfonce un peu plus que les autres dans le sol. A l’instant même où Fabien sort sur la terrasse, Elodie saute sur la première marche…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
…et lorsqu’elle atteint la dernière, le pied de l’escabeau plonge littéralement dans le nid de guêpes. La Mort lève alors sa faux, et Marion se met à hurler.
La grande dame encapuchonnée de noir qui s’aide de sa faux pour marcher remonte l’allée du lotissement. Elle hésite quelques secondes devant le portail de Fabien et Marion, puis continue jusqu’à celui des voisins. Les os de ses doigts le poussent avec discrétion. Elle piétine les parterres de fleurs sans même faire tomber un pétale ni laisser la moindre empreinte dans la terre meuble, puis marque un temps d’arrêt en arrivant sur la terrasse. Ses orbites vides s’attardent sur les adultes qui discutent en rigolant, puis se tournent avec lenteur en direction de la piscine où les gosses s’amusent.
Elodie, une petite fille de six ans à peine, retient toute son attention : elle est l’heureuse élue du jour. La grande dame en ignore la raison. Ce n’est pas elle qui a choisi cette fois. On lui a demandé de le faire, et On n’aime pas se répéter. Alors la grande dame a obéit car, après tout, tuer est sa raison de vivre. Elle fait ce qu’elle sait faire, et elle le fait bien. Quand l’occasion se présente, autant joindre l’utile à l’agréable.
Assise à la limite du gazon, Elodie s’échine en vain depuis quelques minutes à gonfler un énorme ballon de plage. De sa démarche silencieuse, la grande dame s’approche pour s’arrêter juste derrière elle. Alors que la fillette s’époumone une énième fois dans la petite valve translucide, elle n’a aucune conscience de la forme sombre qui la domine de toute sa hauteur, tout comme elle n’entend pas le bruit de la pierre à aiguiser qui glisse le long de la lame de la faux…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
…mais quand la dame se penche avec douceur pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille, elle les perçoit sans même s’en rendre compte.
« N’as-tu pas envie d’abricots, ma jeune amie ? susurre la voix. Je suis certaine que si tu demandes à ton père, il t’autorisera à aller en prendre. Quant à ta voisine que tu aimes tant, elle ne peut rien te refuser, tu le sais bien. »
Dans un geste empreint d’un amour tout maternel, ses phalanges décharnées s’égarent avec douceur dans les cheveux d’Elodie. La petite fille apprécie la caresse de la brise sur sa nuque, sans que son jeune âge lui permette de réaliser que par ce jour de canicule, pas un brin de vent ne trouble l’air immobile. Elle n’imagine pas non plus que l’agréable fraicheur qu’elle ressent n’est autre que l’haleine putride et glaciale de la mort.
Elle en a soudain assez du ballon. Les branches de l’abricotier des voisins viennent d’attirer son regard et elle en savoure déjà les fruits. Elle court jusqu’à son père pour lui demander la permission.
« D’accord, mais juste quelques-uns, on les mangera au dessert. Et demande bien avant. »
Elodie attrape une assiette en carton puis s’élance jusqu’à la haie aussi vite que ses petites jambes le lui permettent. Elle connait un passage en plein milieu, à l’endroit où un laurier perd des feuilles et quelques branches basses. Ce qu’elle ignore, c’est que ce buisson se meurt depuis qu’un adroit coup de faux est venu le taillader l’année dernière.
Un adulte ne pourrait pas passer, sauf peut-être à genoux, mais un enfant de son âge n’a aucun problème pour le faire, et comme il n’y a pas de grillage entre les deux terrains, Elodie se retrouve tout de suite sur le gazon des voisins. Elle s’est à peine redressée qu’elle court jusqu’à Marion. Inutile de l’appeler, le bruit de la tondeuse masquerait sa petite voix.
Marion sursaute et lâche la poignée lorsque le tissu de la jambe de sa salopette se tend soudain par petites secousses. Le moteur cale avec un bruit sourd.
Dans la cuisine, Fabien sourit.
«Marion, ze peux prendre des nabricots ? » demande la petite fille.
- Tu m’as fichu une de ces frousses ! Mais dis, tu n’as rien oublié ?
- Sitepai !
- Alors d’accord ! Attends deux secondes. »
Marion s’éloigne de quelques pas pour prendre le marchepied sous le petit abri tout proche. Il n’a que trois marches mais il suffira pour qu’Elodie atteigne les premiers fruits. Elle hésite puis, ayant repéré quelques abricots bien mûrs et accessibles, elle passe de l’autre côté de l’arbre, là où le gazon est encore haut. Elle ne voit pas, juste derrière elle, la grande dame encapuchonnée qui les a rejointes et qui continue d’aiguiser sa faux…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
…tout comme elle ne prête pas attention au pied de l’escabeau qui s’enfonce un peu plus que les autres dans le sol. A l’instant même où Fabien sort sur la terrasse, Elodie saute sur la première marche…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
…et lorsqu’elle atteint la dernière, le pied de l’escabeau plonge littéralement dans le nid de guêpes. La Mort lève alors sa faux, et Marion se met à hurler.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
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