Regard neuf
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Regard neuf
J'étais dans la petite pièce ennuyeuse qui sert de salle de classe à ma poignée d'élèves. J'étais en avance. Je n'avais rien à faire. Je ne faisais donc rien. Et soudain quelque chose a basculé. C'était comme un choc qui n'aurait pas eu de cause.
Jamais je n'avais encore vu la beauté de cet endroit! Le merveilleux noir d'une absolue pureté des dossiers de chaises ressortait sur la blancheur des dessus de table. Le corps transparent du stylo à capuchon rouge vif, posé sur la surface immaculée, luisait sous la lumière qui tombait droit sur lui et je me mis à jouer à en faire varier l'éclat en me penchant, éblouie, légèrement d'un côté puis de l'autre. Les classeurs bleu-roi de l'unique étagère ont transformé ce trio de couleurs en quartette. Christian est entré, dans son anorak jaune vif, magnifique avec ses cheveux noirs d'asiatique. Ce fut le début d'une symphonie de coloris, sans cesse enrichie par l'arrivée de chaque jeune. Mon coeur inondé d'une joie toute nouvelle voulait sortir de ma poitrine. J'avais comme disparu. Il n'y avait plus que vision, sans personne pour voir...
J'ai à mon grand regret été obligée de dire une première phrase, puis une deuxième... et la magie s'est envolée. J'ai quitté ce monde somptueux pour me plonger dans celui des adjectifs aux accords iréguliers. Et je suis redevenue "moi".
Plus tard, dans l'après-midi, je passais un moment seule dans la salle des professeurs à attendre que la sonnnerie retentisse, une salle sans âme, juste faite pour y passer. Je méditais sur le thème du "qui suis-je?" cher à certains mystiques: je ne suis que le point minuscule du "maintenant" et je crée le temps à partir de lui; je ne suis que le point minuscule de l' "ici" et je crée l'espace à partir de lui. Il s'agit de "mon" temps et de "mon" espace...
Le même mouvement de bascule que celui qui avait eu lieu le matin s'est reproduit, tout aussi abruptement. Tout avait changé d'aspect! Mes yeux enregistraient, à nouveau émerveillés, le marron des casiers, le bleu profond des placards, le vert vif du gros rouleau de papier fort dressé à côté de la porte, la corbeille de fruits en terre cuite. Elle était garnie de pommes. On l'avait posée sur un coin de la nappe à rayures rouges et jaunes, là où elle ne gênerait pas trop. Cette nappe avait été étalée à peu près au centre des petites tables rassemblées au milieu de la pièce pour n'en faire qu'une grande. Personne n'avait pris soin d'en effacer les vagues qui faisaient comme une succession de douces collines séparées par de petites vallées de tailles inégales. Au loin, à l'autre bout, un sac bleu jeté à même le vieux parquet, là, dans le coin des parapluies, dégorgeait des tubes de papier blanc jusqu'au pied du portemanteau au quatre pieds massifs, sans grâce, que même le poids des vêtements accrochés à la va-vite ne mettait pas en péril l'équilibre. Je n'osais faire un mouvement de crainte de briser le charme. Un petit geste me ferait peut-être perdre le contact avec cette joie qui avait commencé à sourdre, puis s'était gonflée et coulait maintenant à l'extérieur avec la violence d'un torrent. Seuls mes yeux bougeaient. Mon regard avide se promenait sur le gris-perle des murs, sur le vert clair des plantes sagement alignées sur les rebords des fenêtres, sur les couleurs pastelles des différents formulaires qui s'offraient dans leurs présentoirs bleu nuit... La banalité ennuyeuse de la salle avait disparue pour laisser place à une caverne d'Ali Baba.
Une collègue est entrée, m'a proposé un café, et a commencé à bavarder sur ceci sur cela... et le miracle a pris fin. Il a été instantanément réduit à l'état sans valeur de souvenir.
J'avais reçu la grâce à deux reprises, de voir le monde avec les yeux neufs d'un petit enfant, ou ceux d'un peintre. C'était venu; c'était reparti.
Cela reviendra t-il un jour? Oh Dieu de l'univers, s'il y a un créateur, faites que cela revienne, faites que cela revienne!
Jamais je n'avais encore vu la beauté de cet endroit! Le merveilleux noir d'une absolue pureté des dossiers de chaises ressortait sur la blancheur des dessus de table. Le corps transparent du stylo à capuchon rouge vif, posé sur la surface immaculée, luisait sous la lumière qui tombait droit sur lui et je me mis à jouer à en faire varier l'éclat en me penchant, éblouie, légèrement d'un côté puis de l'autre. Les classeurs bleu-roi de l'unique étagère ont transformé ce trio de couleurs en quartette. Christian est entré, dans son anorak jaune vif, magnifique avec ses cheveux noirs d'asiatique. Ce fut le début d'une symphonie de coloris, sans cesse enrichie par l'arrivée de chaque jeune. Mon coeur inondé d'une joie toute nouvelle voulait sortir de ma poitrine. J'avais comme disparu. Il n'y avait plus que vision, sans personne pour voir...
J'ai à mon grand regret été obligée de dire une première phrase, puis une deuxième... et la magie s'est envolée. J'ai quitté ce monde somptueux pour me plonger dans celui des adjectifs aux accords iréguliers. Et je suis redevenue "moi".
Plus tard, dans l'après-midi, je passais un moment seule dans la salle des professeurs à attendre que la sonnnerie retentisse, une salle sans âme, juste faite pour y passer. Je méditais sur le thème du "qui suis-je?" cher à certains mystiques: je ne suis que le point minuscule du "maintenant" et je crée le temps à partir de lui; je ne suis que le point minuscule de l' "ici" et je crée l'espace à partir de lui. Il s'agit de "mon" temps et de "mon" espace...
Le même mouvement de bascule que celui qui avait eu lieu le matin s'est reproduit, tout aussi abruptement. Tout avait changé d'aspect! Mes yeux enregistraient, à nouveau émerveillés, le marron des casiers, le bleu profond des placards, le vert vif du gros rouleau de papier fort dressé à côté de la porte, la corbeille de fruits en terre cuite. Elle était garnie de pommes. On l'avait posée sur un coin de la nappe à rayures rouges et jaunes, là où elle ne gênerait pas trop. Cette nappe avait été étalée à peu près au centre des petites tables rassemblées au milieu de la pièce pour n'en faire qu'une grande. Personne n'avait pris soin d'en effacer les vagues qui faisaient comme une succession de douces collines séparées par de petites vallées de tailles inégales. Au loin, à l'autre bout, un sac bleu jeté à même le vieux parquet, là, dans le coin des parapluies, dégorgeait des tubes de papier blanc jusqu'au pied du portemanteau au quatre pieds massifs, sans grâce, que même le poids des vêtements accrochés à la va-vite ne mettait pas en péril l'équilibre. Je n'osais faire un mouvement de crainte de briser le charme. Un petit geste me ferait peut-être perdre le contact avec cette joie qui avait commencé à sourdre, puis s'était gonflée et coulait maintenant à l'extérieur avec la violence d'un torrent. Seuls mes yeux bougeaient. Mon regard avide se promenait sur le gris-perle des murs, sur le vert clair des plantes sagement alignées sur les rebords des fenêtres, sur les couleurs pastelles des différents formulaires qui s'offraient dans leurs présentoirs bleu nuit... La banalité ennuyeuse de la salle avait disparue pour laisser place à une caverne d'Ali Baba.
Une collègue est entrée, m'a proposé un café, et a commencé à bavarder sur ceci sur cela... et le miracle a pris fin. Il a été instantanément réduit à l'état sans valeur de souvenir.
J'avais reçu la grâce à deux reprises, de voir le monde avec les yeux neufs d'un petit enfant, ou ceux d'un peintre. C'était venu; c'était reparti.
Cela reviendra t-il un jour? Oh Dieu de l'univers, s'il y a un créateur, faites que cela revienne, faites que cela revienne!
Amiedetous- Date d'inscription : 28/06/2012
Re: Regard neuf
Bien sûr, ce regard de créateur, mais aussi de celui qui observe, je crois que tous nous pouvons le percevoir, mais à plus ou moins grande importance. Il y a ceux qui s'y noient et en profitent, et les autres qui ne saisissent pas le pouvoir que cela confère à l'esprit. On imagine.
Mais quelque chose me chagrine, vous dites que le souvenir est un état sans valeur, et je trouve cela triste... Est-ce vraiment ce que vous pensez des souvenirs qui nous forment et nous guident ? Je sais que l'instant est plus beau que le souvenir, mais ce souvenir nous permet de nous recueillir sur l'instant passé...
Mais quelque chose me chagrine, vous dites que le souvenir est un état sans valeur, et je trouve cela triste... Est-ce vraiment ce que vous pensez des souvenirs qui nous forment et nous guident ? Je sais que l'instant est plus beau que le souvenir, mais ce souvenir nous permet de nous recueillir sur l'instant passé...
Re: Regard neuf
Le souvenir d'un repas ne nourrit pas comme une assiette pleine posée devant nous. Le souvenir d'un bain de soleil sur la plage ne me réchauffera pas si j'ai froid en hiver. Le souvenir d'avoir été aimé, ce n'est pas du tout la même chose que de l'être.
Ensuite, tant que mes souvenirs prendront autant de place, ils m'interdiront de vivre dans le présent. Or c'est maintenant que je suis vivante. Je crois que ces moments bénis ont pu avoir lieu parce que, sans le vouloir, les pensées (qui proviennent toutes du passé) se sont tues. Pour la première fois depuis sans doute ma petite enfance, j'étais en totalité dans le présent. Alors celui-ci était vif, coloré, joyeux... La première fois que vous regardez un beau paysage, vous le goûtez plus que quand vous l'avez vu des dizaines de fois, car alors le souvenir fait écran. La toute première fois que vous avez tenu votre fiancée dans vos bras, il y avait une émotion que l'habitude émousse. L'habitude, c'est le souvenir qui a pris plus de place que l'instant réel.
C'est comme ça que je remarque que cela fonctionne pour moi.
Ensuite, tant que mes souvenirs prendront autant de place, ils m'interdiront de vivre dans le présent. Or c'est maintenant que je suis vivante. Je crois que ces moments bénis ont pu avoir lieu parce que, sans le vouloir, les pensées (qui proviennent toutes du passé) se sont tues. Pour la première fois depuis sans doute ma petite enfance, j'étais en totalité dans le présent. Alors celui-ci était vif, coloré, joyeux... La première fois que vous regardez un beau paysage, vous le goûtez plus que quand vous l'avez vu des dizaines de fois, car alors le souvenir fait écran. La toute première fois que vous avez tenu votre fiancée dans vos bras, il y avait une émotion que l'habitude émousse. L'habitude, c'est le souvenir qui a pris plus de place que l'instant réel.
C'est comme ça que je remarque que cela fonctionne pour moi.
Amiedetous- Date d'inscription : 28/06/2012
Re: Regard neuf
C'est ainsi que je disais que l'instant présent est plus beau. Sur ce fait je suis absolument d'accord avec vous. Il y a de la beauté quand je créé, mais lorsque je sais que je l'ai créé, cette flamme disparaît car je n'ai plus besoin de le faire. De même, pour un paysage vu, le revoir ne donne pas la même sensation, je suis d'accord.
De même, le présent est qui nous sommes, le passé ce que nous avons été, il ne fait que se référer à quelque chose qui n'est plus "nous", mais ce "quelqu'un d'autre" que nous avons été à une certaine époque.
Néanmoins, le souvenir est important pour nous permettre de ne pas confondre ce qui est et ce qui a été, et de même, le souvenir d'un paysage remet en contexte le souvenir de ce que nous étions à l'instant de cette vision, il est important, à mes yeux, de ne jamais l'oublier.
C'est ce premier regard, ce premier baiser, cette première étreinte, qui ressurgissent comme pour la première fois, comme si je ne l'avais encore jamais vécu, qui me donne toujours l'impression de découvrir une nouvelle personne. C'est ainsi que je vis le souvenir, et c'est pourquoi votre vision me chagrinait, bien que je la comprenne parfaitement.
De même, le présent est qui nous sommes, le passé ce que nous avons été, il ne fait que se référer à quelque chose qui n'est plus "nous", mais ce "quelqu'un d'autre" que nous avons été à une certaine époque.
Néanmoins, le souvenir est important pour nous permettre de ne pas confondre ce qui est et ce qui a été, et de même, le souvenir d'un paysage remet en contexte le souvenir de ce que nous étions à l'instant de cette vision, il est important, à mes yeux, de ne jamais l'oublier.
C'est ce premier regard, ce premier baiser, cette première étreinte, qui ressurgissent comme pour la première fois, comme si je ne l'avais encore jamais vécu, qui me donne toujours l'impression de découvrir une nouvelle personne. C'est ainsi que je vis le souvenir, et c'est pourquoi votre vision me chagrinait, bien que je la comprenne parfaitement.
Re: Regard neuf
Bonjour Le Sombre Minuit,
Vos réponses me font du bien. Etre lu et apprécié, n'est-ce pas quelque chose de merveilleux?
Une remarque courte: Pour donner à chacun ce dont il a exactement besoin (Le dernier texte), il faut être intensément dans le présent. Si mes souvenirs prennent trop de place, je risque de donner ce qui conviendait à la personne que j'ai dans la tête, pas à celle qu'elle est aujourd'hui. Alors je tomberais à côté. Mon fils, par exemple, avait besoin de câlins, de compliments... quand il était plus jeune... peut-être encore l'année dernière. Mais maintenant, ce qui le nourrit le mieux, c'est que j'ai besoin de lui. Il aime être irremplaçable dans tel ou tel domaine, et il adore en savoir plus que moi et être mieux informé que moi. Lui demander son avis et faire ce qu'il me conseille c'est ce qu'il lui faut aujourd'hui pour continuer de grandir. Si le fils de mon souvenir prend la place du fils actuel, il y aura conflits involontaires et blessures réciproques. Or, il change jour après jour. Le jeune homme qui a vécu une situation stressante ce matin n'est plus celui qui avait fait la fête hier avec sa bande de copains!
Pour le texte "on la disait retardée" vous avez raison. C'est parce que la petite fille que j'ai été était bien présente dans ma mémoire que j'ai choisi ce titre. Encore un élange avec le présent et le souvenir de ce qui a été. C'est vrai que le lecteur, qui n'a de contact avec moi que dans le présent de ces lignes peut ne pas comprendre. Si vous me proposiez un autre titre plus adapté à celui qui ne me connaît pas "dans la longueur" , mais qui ne me "connaît" que dans le moment du présent de sa lecture, se serait sans hésitation que je ferai l'échange.
Bonne journée à vous.
Vos réponses me font du bien. Etre lu et apprécié, n'est-ce pas quelque chose de merveilleux?
Une remarque courte: Pour donner à chacun ce dont il a exactement besoin (Le dernier texte), il faut être intensément dans le présent. Si mes souvenirs prennent trop de place, je risque de donner ce qui conviendait à la personne que j'ai dans la tête, pas à celle qu'elle est aujourd'hui. Alors je tomberais à côté. Mon fils, par exemple, avait besoin de câlins, de compliments... quand il était plus jeune... peut-être encore l'année dernière. Mais maintenant, ce qui le nourrit le mieux, c'est que j'ai besoin de lui. Il aime être irremplaçable dans tel ou tel domaine, et il adore en savoir plus que moi et être mieux informé que moi. Lui demander son avis et faire ce qu'il me conseille c'est ce qu'il lui faut aujourd'hui pour continuer de grandir. Si le fils de mon souvenir prend la place du fils actuel, il y aura conflits involontaires et blessures réciproques. Or, il change jour après jour. Le jeune homme qui a vécu une situation stressante ce matin n'est plus celui qui avait fait la fête hier avec sa bande de copains!
Pour le texte "on la disait retardée" vous avez raison. C'est parce que la petite fille que j'ai été était bien présente dans ma mémoire que j'ai choisi ce titre. Encore un élange avec le présent et le souvenir de ce qui a été. C'est vrai que le lecteur, qui n'a de contact avec moi que dans le présent de ces lignes peut ne pas comprendre. Si vous me proposiez un autre titre plus adapté à celui qui ne me connaît pas "dans la longueur" , mais qui ne me "connaît" que dans le moment du présent de sa lecture, se serait sans hésitation que je ferai l'échange.
Bonne journée à vous.
Amiedetous- Date d'inscription : 28/06/2012
Re: Regard neuf
Un regard neuf sur les choses peut parfois faire tout changer. J'aime bien ce texte qui aborde l'environnement sous un regard nouveau. Il montre bien que la poésie n'est pas dans l'objet, mais bien dans le regard de celui qui s'y intéresse.
Re: Regard neuf
Je vous remercie d'avoir lu mon texte et d'avoir laissé un commentaire. C'est en constatant que mes textes sont lus et qu'ils sont assez intéressants pour que quelqu'un écrive quelques lignes qu'il me prend l'envie d'en poster d'autres. Donc, merci encore.
Amiedetous- Date d'inscription : 28/06/2012
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