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Alea Jacta Est...

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Alea Jacta Est... Empty Alea Jacta Est...

Message par Demi-Tour Ven 13 Juil - 21:27

... tel est le titre provisoire d'une nouvelle que je viens de terminer. J'en avais déjà posté le début sur le forum, mais j'ai retravaillé le texte qui est maintenant dans sa forme définitive et que je livre à votre vindicte. Il s'agit de la première partie.
Soyez indulgents tongue
Et bonne lecture!





**********

Les voix du Seigneur sont impénétrables.
Celle de la Mort également.
Il arrive d’ailleurs que l’Un ait parfois besoin de l’Autre. C’est ainsi que va la vie, non ?

Fabien se souvient…
De la chaleur qui se fait un peu plus pesante à chaque plongeon des gosses du voisin qui s’amusent dans leur piscine, là, juste de l’autre côté de la haie de lauriers qui sépare les deux terrains. Des éclats de voix et des rires trop forts des parents et de leurs amis, dus d’un apéritif déjà bien entamé, qui résonnent jusqu’à chez lui. Du soleil de plomb aussi, qui chauffe à blanc un ciel sans nuage. De l’odeur des barbecues qu’on allume mélangée à celle du gazon fraichement coupé.
C’est un de ces samedis d’été parfaits dans un lotissement de banlieue, idéal pour qu’une grande dame encapuchonnée de noir qui s’aide de sa faux pour marcher remonte la rue et s’invite chez vous.

Oui, Fabien se souvient. Comment en serait-il autrement ? Les images sont en lui. Elles jaillissent devant ses yeux dès qu’il aperçoit les branches de l’abricotier quand il remonte l’allée du lotissement, ou lorsqu’il arrive sur la terrasse et que les taches sombres laissées sur le sol par la marinade attirent son regard.
Le pire a été la première fois qu’il a voulu remettre en route le système d’arrosage, à l’arrière de la villa. Il n’y est pas allé d’ailleurs. Le gazon va cramer au soleil, et c’est tant mieux. Qu’il crève.
Oui, Fabien revoit chaque image et entend chaque cri avec une netteté qui lui donne la chair de poule. Peu importe qu’il fixe le plafond de la chambre, seul, au milieu de la nuit, ou qu’il ferme les yeux pour oublier. Malgré la chaleur nocturne, le lit reste désespérément froid, pour la simple et bonne raison que Marion ...

Oui, il se souvient du bruit de moteur de la tondeuse qui manque de caler à plusieurs reprises. Il est dans la cuisine à ce moment-là, occupé à sortir les brochettes de la marinade, et il sourit en imaginant Marion dans sa salopette en jeans trop grande, qu’elle ne met que quand elle risque de se salir, comme elle dit, en train de maugréer et de jurer à chaque raté du moteur.
« Tu viendras tondre le mien après ? l’a chambrée le voisin depuis sa terrasse.
- Et toi, a répondu Marion du tac au tac en criant pour se faire entendre, tu viendras faire la vaisselle demain? »
Eclat de rire général de l’autre côté de la haie.
Vu d’où vient le bruit du moteur, Marion doit se trouver sur la partie haute du terrain, juste à côté de l’abricotier, un arbre planté une quinzaine d’années auparavant par les anciens propriétaires.
« Tu verras, on installera un hamac en dessous et on pourra y faire des trucs!» avait-elle expliqué en appuyant la paume de sa main contre le tronc comme pour en éprouver la solidité.
Elle portait une fois de plus sa salopette fétiche. Fabien avait souri, se gardant bien de lui rappeler qu’un hamac doit être fixé à deux arbres. A la place, il l’avait poussée dans l’herbe - bon sang, le gazon était déjà haut, il l’avait toujours été à cet endroit en fait, alors pourquoi avait-elle vraiment voulu le tondre cette fois, hein ? -, elle avait ri et ils s’étaient amusés à se chatouiller comme deux gosses avant que leur jeu prenne une tournure beaucoup plus adulte.

L’abricotier… Quelques-unes de ses branches se déploient à hauteur du visage. Fabien s’est juré de les tailler un jour. Il en a assez de se contorsionner pour faire passer la tondeuse en-dessous, car quand il tend un peu trop le bras, la main glisse à un moment ou à un autre, les doigts s’ouvrent, laissant remonter la petite manette de la sécurité du moteur et…
Voilà ce qui doit se passer à l’instant, car le moteur se tait d’un coup. Ou alors encore une touffe d’herbe trop épaisse qui freine la lame - normal, pour un gazon mal tondu -, voire un de ces petits monticules de terre qui moutonnent au pied du tronc à cause des racines.
Fabien lui a répété que le gazon peut attendre et qu’il le tondra un soir de la semaine prochaine avant de brancher l’arrosage pour la nuit, mais fidèle à elle-même, Marion n’a rien voulu savoir. Trois de ses collègues de bureau viennent manger à la maison demain, ce qui signifie que tout doit être parfait, propre, tiré à quatre épingles, et quoi de plus négligé pour une villa qu’un gazon mal tondu? Et Marion a conclu avec la seule phrase, sans doute, qui le fait enrager :
« De toute façon, il faudra bien le faire, alors pourquoi attendre ? »
Parce qu’il fait chaud. Parce qu’il n’est pas si haut que ça. Parce que, surtout, lui laisser une certaine hauteur évite à la terre de trop se dessécher. Fabien l’ignorait jusqu’à l’année dernière. Il l’a appris en lisant un magazine de jardinage qui ne lui était pas adressé mais qui a atterri dans sa boite aux lettres sans qu’il sache pourquoi. C’était le 1er avril. Fabien avait même cru à une blague du facteur.

Il se revoit traverser le salon en tenant une assiette remplie de brochette. Le froid du carrelage rafraichit délicieusement ses pieds nus, et lorsqu’il sort sur la terrasse, il réalise combien la chaleur est étouffante. Le store, pourtant tiré depuis bonne heure ce matin, ne fait qu’emprisonner un peu plus un air déjà immobile. Il n’a pas fait deux pas à l’extérieur que de fines gouttes de sueur perlent à son front et le long de sa colonne vertébrale. Il se figure alors Marion dans sa salopette. Comment fait-elle pour la supporter avec une chaleur pareille? Surtout qu’à l’instant même, elle doit être en train de s’acharner sur le cordon du démarreur sans réussir à faire cracher la moindre étincelle à la bougie.
Fabien sourit car il sait que si le moteur ne redémarre pas, sa future épouse va l’appeler à la rescousse de sa voix d’enfant gâté qui ne s’est pas vu offrir le bon jouet. C’est une des choses qui le font craquer, cette manière qu’elle a de faussement bouder pour obtenir ce qu’elle veut de lui. Mais une fraction de seconde plus tard, ce n’est pas cette voix-là qu’il entend.
Des hurlements de terreur jaillissent de nulle part et lui glacent le sang. Les voisins se taisent d’un coup. Même les gosses ne semblent plus bouger dans la piscine. Les cris déchirent le silence dans toute leur atrocité.
Avec le recul, Fabien se dit qu’il a mis une éternité à comprendre qu’ils viennent de derrière sa propre villa, juste à côté de l’abricotier, là où Marion…
L’assiette explose en mille morceaux contre le béton de la terrasse quand il la laisse filer entre ses doigts. Complètement paniqué, il s’élance à toute vitesse. Ses pieds nus glissent et l’un d’eux heurte avec violence le petit muret de l’allée. Fabien s’étale dans l’herbe de tout son long et malgré la douleur, il se redresse aussi vite que possible pour repartir en titubant. Et lorsqu’il tourne à l’angle de la maison…

« Vous ne devez pas culpabiliser, lui explique l’infirmier du SMUR. Tout est arrivé beaucoup trop vi…»
Il ne termine pas sa phrase, conscient que quelque soient les mots, ils ne changeront rien. Il pose sa main sur l’avant-bras de Fabien pour l’inviter à s’assoir à la table de la terrasse.
« Je suis désolé de vous demander cela maintenant, dit-il avec un malaise non feint dans la voix, mais il y a des papiers à remplir, vous comprenez ?
- Oui » répond Fabien qui ne peut quitter du regard le drap blanc qui recouvre le corps à quelques mètres de l’abricotier et le petit escabeau, qui sert pour la cueillette, renversé sur le côté.
Ses lèvres s’ouvrent pour parler, puis se referment dans un soupir. Il se tourne vers l’infirmier et le regarde droit dans les yeux.
« J’aurais dû tondre le gazon » articule-t-il d’une voix morte.

C’est la même phrase qu’il murmure quelques jours plus tard dans le cimetière alors que les personnes se passent le goupillon de main en main pour faire le signe de croix au-dessus du cercueil. La pluie tombe à grosses gouttes, tambourinant sur la laque du couvercle en acajou la plus funeste des musiques. De petites plaques de terre emportées par l’eau se détachent du bord du trou pour aller se mêler à la boue du fond.
« C’est de la vraie chiasse ! » aurait dit Marion avec sa voix d’enfant gâté, même dans un moment comme celui-ci.
Fabien ne peut retenir un sourire alors qu’il croit l’entendre - il l’entend.
Il est heureux qu’il pleuve. Marion adore la pluie, source de vie et meilleure amie du soleil, car sans elle, tout ne serait que désert aride. Oui, la pluie, c’est la vie. Voilà ce qu’explique Marion, imperturbable optimiste, à qui veut l’écouter.
Mais Fabien devine que cette pluie est également sa pénitence. Rien n’est plus froid qu’une averse d’été qui transperce les vêtements pour vous pénétrer jusqu’aux os.
Qu’elle le lave.
Qu’il souffre.
Qu’il en soit ainsi.
Voilà pourquoi Fabien s’est écarté de tous ceux qui lui ont tendu un parapluie ou ont cherché à l’abriter. Ses vêtements détrempés n’ont plus de forme, mais peu importe. L’eau qui lui plaque les cheveux sur le front et ruisselle sur sa figure masque le fait qu’il ne pleure pas.
Lorsque qu’un violent coup de tonnerre fait vibrer les vitraux d’un caveau tout proche, il lève la tête pour offrir son visage à la pluie.
« Ouvre grand ton cœur, murmure-t-il au ciel, elle rentre à la maison. »
Une main glissée dans la sienne le tire de sa torpeur. Sans dire un mot, sa mère désigne le couple de voisins. Ils attendent à quelques mètres, entourés de leurs proches et protégés par une forêt de parapluies qui forment un véritable dôme de ténèbres au-dessus d’eux. Lorsque Fabien s’avance, il constate combien leurs visages sont éteints. Leur regard, tout compatissant qu’il est, lui transperce le cœur. Fabien se contente de leur serrer la main en esquissant un sourire qui se veut plein de réconfort, mais à peine s’est-il détourné que la nausée monte en lui. Il résiste quelques minutes, le temps que le cortège quitte le cimetière, puis il part vomir derrière un monument. Comme elles n’ont aucun aliment à recracher, ses entrailles se tordent de douleur.

Demi-Tour

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Message par Margaux1999 Sam 14 Juil - 7:05

J'aime bien le titre. latin?.

Est->Est



Roaah et puis je sais plus, j'ai pas appris mon latin cette année, trop la flemme.
Margaux1999
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Message par DanBert Sam 14 Juil - 7:18

J'aime beaucoup le style et la fluidité du texte ! Alea Jacta Est... 246115812

Il reste des toutes petites fautes mineures à corriger, voici ce que j'ai pu relever
:
Demi-Tour a écrit:../..dus d’un apéritif déjà bien entamé, ../..
dûs à un apéritif déjà bien entamé,..

Demi-Tour a écrit:Vu d’où vient le bruit du moteur, ../..
D’où vient le bruit du moteur,../..
On ne "voit " pas un bruit, tu peux commencer ta phrase directement par "D'où", le sens reste tout à fait le même.

Demi-Tour a écrit:../.. avant que leur jeu prenne une tournure ../..
avant que leur jeu ne prenne une tournure

Demi-Tour a écrit:../.. une assiette remplie de brochette., ../..
une assiette remplie de brochettes
Une seule brochette ne remplira pas l'assiette ! Laughing

Demi-Tour a écrit:../.. de sa voix d’enfant gâté ../..
de sa voix d’enfant gâtée
Ici je suggère le féminin pour "gâtée" mais l'avis des autres est à solliciter ?
A mes yeux, on sait qu'il s'agit d'une femme et l'usage d'exprimer "une enfant" me semble tout à fait usité.
(La même remarque s'applique à nouveau un peu plus loin dans le texte).

Continue !
DanBert
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Message par DanBert Sam 14 Juil - 7:20

Margaux1999 a écrit:J'aime bien le titre. latin?.

Est->Est



Roaah et puis je sais plus, j'ai pas appris mon latin cette année, trop la flemme.
Laughing
fr.wikipedia.org/wiki/Alea_jacta_est
(Je ne suis pas autorisé à poster un lien externe, j'ai moins de 7 jours d'existence dans ce fofo... Mad ).
Mais il suffit de recopier le lien ci-dessus dans la barre d'adresse du navigateur... tongue
(Pas taper les modos ! Suspect )
Very Happy
DanBert
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Message par Margaux1999 Sam 14 Juil - 8:23

Merci Dan, j'avais bien raison, . C'est du Latin. Le sort en est jetée.
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Message par Demi-Tour Sam 14 Juil - 9:41

Dan: un grand merci pour les fautes! Moi qui connait pour ainsi dire le
texte par coeur, je ne les voyais plus à force de le lire et de le
relire.

DanBert a écrit:J'aime beaucoup le style et la fluidité du texte ! Alea Jacta Est... 246115812

Merci merci

DanBert a écrit:

Demi-Tour a écrit:Vu d’où vient le bruit du moteur, ../..
D’où vient le bruit du moteur,../..
On ne "voit " pas un bruit, tu peux commencer ta phrase directement par "D'où", le sens reste tout à fait le même.
Là, tu m'enlèves une sacrée épine du pied, car cette phrase me turlupine depuis le premier jet de ce texte, et je n'ai jamais réussi à trouver ce qui clochait. C'est fait!




DanBert a écrit:
Demi-Tour a écrit:../.. de sa voix d’enfant gâté ../..
de sa voix d’enfant gâtée
Ici je suggère le féminin pour "gâtée" mais l'avis des autres est à solliciter ?
A mes yeux, on sait qu'il s'agit d'une femme et l'usage d'exprimer "une enfant" me semble tout à fait usité.
(La même remarque s'applique à nouveau un peu plus loin dans le texte).
Je me pose la question moi aussi, d'où le choix du... masculin. Ce n'est pas Marion en soi qui est une enfant gâtée ou qui l'a été, mais sa voix qui est celle d'un enfant gâtée. D'un autre côté, vu qu'on parle d'une femme... scratch

DanBert a écrit:Continue !
Yep, ça arrive dans la foulée!

Demi-Tour

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Message par Demi-Tour Sam 14 Juil - 9:52

« Je vais bien, maman, ne t’inquiète pas. »
Juste après avoir franchi le seuil de la villa, Fabien s’est assis sur la première chaise qu’il a trouvée. Sa mère n’a pas prononcé un mot et est allée préparer du café dans la cuisine. Ils ont bu en tête-à-tête dans un silence de mort à peine troublé par le tintement des cuillères contre la porcelaine des tasses et le bruit feutré de leur souffle sur le liquide brûlant.
« Je repasserai demain, a-t-elle fini par dire. Il y aura sans doute des choses à faire. Ton père sera avec moi. Il n’a pas pu reporter ses rendez-vous d’aujourd’hui, mais il tient à venir. »
La tranquillité de son fils lui fait craindre le pire. Ce qu’elle redoute, c’est un coup de grisou comme elle dit, qui couve pour l’instant mais qui va tout dévaster sur son passage quand il explosera, cette nuit ou dans les prochains jours.

L’angoisse lui noue le ventre le lendemain matin lorsqu’elle ne trouve personne à la villa. Tandis qu’elle et son mari parcourent les pièces vides à la recherche d’une présence, ses lèvres psalmodient une prière avec ferveur – mon Dieu, je vous en supplie, faites qu’il soit simplement parti faire un tour. Elle étouffe un cri quand son regard tombe sur une feuille de papier posée sur la table de la cuisine. Elle reconnait tout de suite l’écriture de son fils, droite et bien proportionnée, qui faisait le bonheur de ses instituteurs en primaire.
J’avais besoin d’être seul, tout va bien. Je vous aime.


***
Oui, il va bien. Ou plutôt, il se sent bien. La pluie a cessé dans la nuit, et seul subsistent quelques plaques d’humidité quand la route traverse des sous-bois. Visière ouverte, Fabien laisse la moto avancer sur un filet de gaz pour profiter du paysage. Le soleil est déjà haut. Le calcaire des crêtes du Vercors défile avec lenteur au-dessus des arbres dans un silence absolu. Même le ronronnement du moteur semble s’atténuer pour respecter la solennité du lieu, à la manière d’un enfant dans une église ou un cimetière - oui, un enfant dans un cimetière, c’est exactement cela - qui murmure car il sait qu’il ne doit pas parler mais qui ignore pourquoi.
Lorsque le col apparait, Fabien s’arrête sur le large terre-plein qui offre un panorama sur la vallée du Rhône.
« Du bon air pur ! » dirait Marion en prenant une profonde inspiration après avoir ôté son casque.
Elle irait ensuite s’assoir sur le gros rocher plat qu’elle affectionne, au bord du vide, et s’appuierait en arrière sur ses coudes pour s’offrir au soleil.
« Tu sais que j’ai le vertige, et tu as toujours fait ça pour me taquiner, hein ? demande tout haut Fabien.
- Tu n’as jamais voulu t’approcher, entend-il Marion lui répondre. Dommage pour toi, ça t’aurait valu un truc!
- Je n’en doute pas. »
Il va s’installer sur un vieux banc en bois à l’écart du vide et pose son casque et ses gants à côté de lui. Il reste plusieurs minutes ainsi, sans dire un mot, prostré en avant. Ses yeux suivent les courbes que les talons de ses bottes s’évertuent à tracer en poussant un vieux mégot dans le gravier mélangé de terre. Il ne pense à rien en particulier et reste ainsi un long moment. Pas une voiture ne passe, ni même une moto. Un papillon virevolte quelques instants devant ses yeux, puis une mouche vient se poser sur sa main. Lui qui n’a jamais supporté ça, il la laisse se promener sur les jointures de ses doigts.
Une mouche… Pourquoi juste une mouche, hein, et non pas un essaim de guêpes?
Il sent le bois de l’assise se déformer doucement alors que Marion s’assoit à côté de lui.
« Un essaim, c’est pour des abeilles, lui murmure-t-elle.
- Tu en es sure ?
- On va dire que oui.
- Alors pour les guêpes, on dit quoi ?
- Je ne sais pas. Un truc ? » Et il l’entend rire.
Le picotement caractéristique d’un début de coup de soleil sur la nuque le décide à se redresser. Lorsqu’il se lève, il réalise qu’il n’a fait que se préparer à l’instant qui va suivre, à la manière d’un sportif qui fait le vide dans son esprit avant la compétition.
Marion adore ce belvédère, tout comme elle aime en respirer l’air frais qui monte de la vallée en laissant ses pieds pendre dans le vide.
« Et si, aujourd’hui, je te rejoignais, hein, tu dirais quoi ? »
Marion est de nouveau assise sur le rocher, le visage levé vers le soleil. Elle ne semble pas l’avoir entendu, mais son corps en entier l’appelle.
Alors que ses jambes avancent d’elles-mêmes, son cœur s’emballe, et lorsque Fabien pose le pied sur le rocher, des aiguilles de glace lui remplissent l’estomac.
« Il suffit de ne pas regarder en bas, a toujours répété Marion. Pas tout de suite, en tout cas. »
C’est ce qu’elle dit aujourd’hui d’une voix qui se fait de plus en plus lointaine, et c’est ce qu’il fait. Il marche le regard rivé droit devant lui, avec la désagréable impression que le versant entier de la montagne va basculer ou se dérober sous ses pieds. Une famille complète, animaux de compagnie inclus, pourrait pique-niquer sur ce rocher en toute sécurité, mais il lui parait soudain ridiculement petit, et plus il avance, plus le rocher rétrécit et devient glissant. Lorsque le bord disparait du bas de son champ de vision, il fait un ultime pas et ferme les yeux. Ses orteils se crispent contre la semelle des bottes dans un réflexe dérisoire. Ses jambes se liquéfient et, pire que tout, une force invisible le tire en avant. Un sursaut d’orgueil lui fait bomber le torse.
« Alors, hein, tu en penses quoi ? demande-t-il, le souffle court. Qui c’est le plus fort ? »
Debout au bord du vide, il attend une réponse qui ne vient pas. Marion a disparu. Elle est ailleurs, il le sait. Tout ce qu’il entend est le murmure du vent avec, au loin dans le ciel, les cris perçants d’un rapace. Il voudrait ouvrir les yeux juste une fois, même une fraction de seconde, mais ses paupières refusent de lui obéir. Il devine quelques touffes d’herbe jaunie à ses pieds au milieu des cailloux, puis des buissons épars plus bas dans la pente, peut-être même quelques arbres rabougris - de jeunes chênes. Oui, ce sont des chênes. Son cerveau en imagine le bois torturé, les méandres de l’écorce, puis les feuilles qui doivent déjà virer au brun de l’automne et dont les contours se détachent parfaitement sur le vide. Ce vide qui l’appelle, le tente, douce main qui lui caresse le visage pour l’attirer.
« Pourquoi elle? » interroge-t-il dans un murmure, et la réponse monte du plus profond de son être - j’aurais dû tondre le gazon !
Bras écartés, il ploie à peine les jambes que, déjà, son corps entier se soulève, comme emporté par le vent qui monte de la vallée. L’espace d’un instant, il éprouve la délicieuse sensation de ne plus rien peser et de flotter dans l’air. Puis tout bascule, trop vite.

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Message par Amiedetous Sam 14 Juil - 9:58

Merci pour ce texte dont le sujet n'est pas facile. Qu'en dire? Je ne suis pas qualifiée pour en faire la critique. J'ose quand même. A mon avis il est bien écrit. Les phrases coulent. Dans votre description, vous donnez des informations pour les différents sens. On voit, on entend et on sent. Vous mêlez un peu de passé au présent, ce qui donne du réalisme, car c'est ainsi que nous fonctionnons sans cesse.
Pas un mot sur l'accident. Cela m'a plu, parce qu'on n'est pas là quand une pareille tragédie se produit. On connaît l'avant, et l'après, pas le pendant.
J' attends maintenant d'autres textes de votre part.
Bon Samedi!

Amiedetous

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Message par Demi-Tour Sam 14 Juil - 9:59

Ah mais il n'est pas fini (je mettrai le mot "fin"Wink)

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Message par Demi-Tour Sam 14 Juil - 10:07

Amiedetous a écrit:Merci pour ce texte dont le sujet n'est pas facile. Qu'en dire? Je ne suis pas qualifiée pour en faire la critique. J'ose quand même. A mon avis il est bien écrit. Les phrases coulent. Dans votre description, vous donnez des informations pour les différents sens. On voit, on entend et on sent. Vous mêlez un peu de passé au présent, ce qui donne du réalisme, car c'est ainsi que nous fonctionnons sans cesse.
Pas un mot sur l'accident. Cela m'a plu, parce qu'on n'est pas là quand une pareille tragédie se produit. On connaît l'avant, et l'après, pas le pendant.
J' attends maintenant d'autres textes de votre part.
Bon Samedi!

Merci merci Razz
D'autres textes? Eh bien, déjà, ici --> Amertume

Demi-Tour

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Message par extialis Sam 14 Juil - 10:38

j'y vais de mon petit com aussi pour la première partie

en bleu : une virgule plutôt?
« Je suis désolé de vous demander cela maintenant, dit-il avec un malaise non feint dans la voix, mais il y a des papiers à remplir, vous comprenez ?
- Oui » répond Fabien qui ne peut quitter du regard le drap blanc qui recouvre le corps à quelques mètres de l’abricotier et le petit escabeau, qui sert pour la cueillette, renversé sur le côté.
Ses lèvres s’ouvrent pour parler, puis se referment dans un soupir. Il se tourne vers l’infirmier et le regarde droit dans les yeux.
« J’aurais dû tondre le gazon » articule-t-il d’une voix morte.

pour ce qui est du fond, t'es toujours aussi bon Very Happy , m'en va lire la suite.

(ps : l'attente pour les liens est faite exprès, le temps que l'on vous tâte un peu les réponses. et pas de soucis pour les inscrire en toute lettre, moi pas frapper Laughing )
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Message par extialis Sam 14 Juil - 10:46

bon je me doute qu'il y a une suite, sinon, il ne serait pas dans son jardin à écouter les voisins s'éclater. pour cette deuxième partie, j'ai rien a dire. en fait, j'attends la fin. bounce
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Message par Demi-Tour Lun 16 Juil - 6:48

Quand il était gosse, il s’amusait à se laisser tomber à la renverse dans la neige. Avec Marion, il a redécouvert ce plaisir un matin de l’été dernier. Les moissons battaient leur plein. Ils marchaient en pleine campagne lorsque Marion avait repéré plusieurs bottes de paille derrière une vieille clôture en bois. Elle était montée sur la dernière traverse, que Fabien s’était attendu à voir tomber en poussière tant le bois en était vermoulu, puis, dans un grand éclat de rire, elle avait levé les bras au ciel avant de se laisser tomber dans la paille.
« A toi maintenant !
- C’est pas que je ne veux pas, c’est que ça va jamais supporter mon poids, avait-il répondu en tapotant le haut de la barrière.
- Dis surtout que t’es pas cap’ ! »
Elle s’était servi de son irrésistible voix d’enfant gâté, et Fabien l’avait maudit en escaladant la clôture. Lorsqu’il était tombé à son tour sur la paille, Marion avait rebondi, comme propulsée par un ressort invisible. Elle avait roulé dans l’herbe en se tenant les côtes tellement elle rigolait.
Et ils avaient recommencé plusieurs fois, s’esclaffant comme des gosses, jusqu’à ce que les bottes de paille se fondent en un tas informe.

Oui, quel plaisir de s’abandonner au vide et de ne rien sentir d’autre que l’air qui vous enveloppe le corps, puis s’enfoncer en douceur dans la paille. Ou la neige. Peu importe.
Le contact avec le rocher, par contre, est beaucoup plus rude.
Malgré les protections de son blouson qui amortissent le choc, il sent la chair de son dos se blesser contre la moindre irrégularité, et sa tête heurte la pierre avec un bruit sourd.
De petits points de lumière dansent devant ses yeux sur le bleu du ciel lorsqu’ils les ouvrent à nouveau, tant à cause de la clarté que du coup qu’il vient de s’infliger. Le sang bourdonne à ses oreilles. Il lève le menton de quelques millimètres pour regarder derrière lui. Le sommet dégarni de la montagne monte à l’envers dans son champ de vision, puis des bouquets d’arbres perdus au milieu de l’herbe apparaissent, et enfin sa moto béquillée à l’entrée du terre-plein.
Retour à la réalité.
Avec étonnement, il constate qu’il a une perception accrue de tout ce qui l’entoure, et le filet de vent qui se glisse entre ses doigts écartés lui amène l’odeur capiteuse de l’herbe chauffée par le soleil, identique à celle d’un gazon tondu en pleine chaleur. Oui, c’est cela. La même odeur qu’une semaine auparavant quand il est arrivé en courant à l’angle de la maison.
Etendu sur ce rocher sous l’immensité du ciel, il réalise combien il est seul. Pour la première fois depuis leur rencontre, Marion n’est pas venue à ce belvédère avec lui. Non, elle est recroquevillée en plein soleil à côté de l’abricotier, ses bras et ses jambes fouettant l’air avec frénésie tandis qu’elle hurle de terreur. Elle se relève et se débat comme si des flammes la rongeaient, réussit à faire quelques pas avant de s’effondrer dans la haie, abri dérisoire face à un ennemi invisible que rien n’arrête, ni les cris ni les coups désespérés qu’elle tente en vain de lui asséner. Et Fabien, tétanisé, la regarde, impuissant. Il lui faut plusieurs secondes pour distinguer les bourdonnements puis les dizaines de points noirs qui virevoltent autour du corps de celle qu’il aime et l’assaillent avec rage.
Son seul réflexe est de tendre la main pour attraper le tuyau d’arrosage tout proche, mais lorsque ses doigts ouvrent la vanne, il devine qu’il est déjà trop tard. Les guêpes reculent à peine malgré l’eau qui jaillit avec force.

***

Léger appui sur le cale-pied gauche, puis imperceptible coup de hanche à droite. La moto enchaine docilement les virages. Elle profite de la descente pour prendre un peu de vitesse. Le moteur tourne presque au ralenti et cogne parfois quand Fabien sollicite la poignée des gaz.
Lorsqu’il s’est réveillé ce matin, il était étrangement serein. Pour la première fois depuis une semaine, il n’a pas tendu la main vers l’autre oreiller dans un réflexe cent fois répété. Il s’est simplement tourné sur le côté pour regarder la forme du coussin se détacher dans les rayons du soleil qui filtraient déjà à travers les volets. Il est resté ainsi pendant plusieurs minutes, à écouter les piaillements matinaux des oiseaux dans la haie, les yeux rivés sur le rectangle de tissu clair.
La symbolique de l’enterrement aurait-elle accompli son œuvre ? Accepterait-il enfin ce qui est arrivé ?
Non, bien sûr, il le sait. Quoi que…
Il sait surtout qu’il a des choses à faire aujourd’hui. C’est d’ailleurs l’expression qu’a employée sa mère la veille, des choses, et cela lui convient très bien car il est incapable de définir ces choses justement. Il ne sait pas en quoi elles consistent, tout juste pressent-il qu’il doit les faire maintenant que l’enterrement est passé, alors les expliquer… Et lorsqu’il a aperçu son casque sur l’étagère de l’entrée ce matin, il s’est souvenu qu’une de ces choses est d’aller faire un tour à moto, comme il l’avait prévu avec Marion quelques semaines auparavant: une balade sur les contreforts du Vercors qu’elle apprécie tant pour qu’elle aille s’assoir, fidèle à elle-même, au bord d’un précipice.

Marion…
Il sent sa présence dans son dos et ses doigts lui effleurer la hanche alors qu’il traverse un village. Une de ses mains lâche le guidon pour venir se poser avec douceur sur celle de Marion. Le cuir de son gant ne trouve rien d’autre que celui de son propre pantalon. Une boule lui noue la gorge, sa vision devient floue. Il s’arrête au premier endroit qu’il trouve.
« Pourquoi fuis-tu ainsi ? »
Les mots lui donnent le vertige. Il ôte son casque et le pose sur le rétroviseur.
« Tu n’y es pour rien, reprend la voix dans sa tête. Quand vas-tu le comprendre ? Pour rien, chéri, pour rien.
- Si, marmonne-t-il pour lui-même. J’aurais dû tondre le gazon. C’était à moi de le faire. C’est comme ces satanées branches basses qui…
- Oui, mais c’est comme ça. »
Aucune larme ne coule sur ses joues. Un sourire désabusé finit par se dessiner sur son visage.
« Toi et ton optimisme » lâche-t-il dans un soupir.
Il prend une profonde inspiration. Il a encore des choses à faire aujourd’hui. L’une d’elles est, justement, de passer voir Marion.



***

Demi-Tour

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Message par Amiedetous Lun 16 Juil - 15:38

Le décès de quelqu'un de proche... C'est le "J'aurais dû..." ; le "Plus jamais..."; le "Il est trop tard pour..."
Il est au début toujours là, dans la mémoire, puis un peu moins... Et un beau jour, on se dit: "dix ans déjà!... Vingt ans déjà!"
Plus on prend de l'âge et plus on compte de proches qui sont morts. Les grands-parents; un ami; un autre; les parents; un frère ou une soeur; le conjoint; parfois même un enfant. Ça ne s'arrête pas.
Arrive un temps on on va à des enterrements aussi souvent qu'on allait à des mariages.
J'ai lu votre texte facilement. Je l'ai trouvé agréable. Merci.

Amiedetous

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Message par Demi-Tour Lun 16 Juil - 15:45

« A moto, on ne triche pas car on ne peut pas. Essayez de la tromper et elle ne vous pardonnera pas. Roulez au-dessus de vos pompes et elle ne vous pardonnera pas non plus. La moto, c’est la vie à l’état brut. Si elle estime devoir vous mettre une claque, elle vous la mettra sans se poser de question ni avoir de remords, et vous n’aurez nulle part où fuir. Alors ne fuyez pas. Acceptez la moto, elle vous le rendra au centuple. Ne fuyez pas! »
La voix de son moniteur résonne encore parfois à ses oreilles. C’étaient les premières phrases qu’il lui avait dit alors qu’ils se trouvaient sur cet ancien parking qui servait de piste d’entrainement pour l’épreuve du plateau, et Fabien avait levé les yeux au ciel avec toute l’assurance de ses vingt ans – manquait plus que je me coltine un philosophe ! Moins de cinq minutes plus tard, il s’en était mordu la langue, au sens propre comme au figuré, lorsque son casque et son coude avaient violemment heurté le goudron. C’était sa première chute à moto, et elle l’avait remis à sa place bien mieux que toutes les gifles du monde. De ce côté-là, son moniteur avait raison.
Cela remonte à presque dix ans maintenant. Fabien a depuis appris à se taire et à écouter, ou du moins à ne pas considérer que les conseils qu’on lui donne ont pour seul but de le rabaisser.
Alors qu’il fonce sur l’autoroute le haut du corps moulé au réservoir pour profiter de la protection de la bulle, la dernière phrase de son moniteur lui traverse encore une fois l’esprit, sauf que la voix est celle de Marion. Depuis quelques minutes, elle répète la même litanie d’un ton feutré que curieusement, le ronflement de l’air dans le casque ne couvre pas.
« Arrête de fuir, murmure-t-elle à son oreille.
- Je ne fuis pas !
- Si…
- Non !
- Si. Tu commences à accepter la réalité, mais ça te fait mal…
- Tais-toi, je t’en prie ». Puis, au bout de quelques secondes: « j’arrive ».
Il accélère un peu plus. L’aiguille du compteur franchit docilement les 200km/h. Un flash le surprend d’un coup.
Nouveau retour à la réalité.
Il laisse échapper un juron. Pris de face, il n’a rien à craindre, sauf si les flics l’attendent au péage à moins de quatre kilomètres, donc autant dire dans quelques dizaines de secondes à cette vitesse. Mais il n’en croise aucun. Alors qu’il arrive sur une départementale, il décide de se caler derrière un camion. L’hôpital n’est plus qu’à quelques centaines de mètres.

L’infirmière de l’accueil lui adresse un sourire quand il lui tend le casque et le blouson pour qu’elle les glisse derrière le comptoir. C’est elle qui le lui a proposé lors de sa première visite. Son mari est motard également, elle sait donc combien l’équipement est gênant et parfois difficile à poser, surtout dans une chambre encombrée de matériel médical.
Fabien la remercie et traverse la moitié du bâtiment jusqu’à la chambre de Marion. Les couloirs des hôpitaux lui ont toujours paru d’une longueur disproportionnée. Peut-être parce qu’ils sont obscurs tout au bout, là-bas où personne ne va, ou à cause de l’odeur de médicament et de désinfectant qui flotte dans l’air et qui finit par incommoder. Ou bien, pire que tout, parce que le vieux linoléum - c’est toujours un vieux linoléum - émet un couinement plaintif à chaque pas et vous donne l’impression de marcher depuis des heures dans un labyrinthe qui pue la mort.
« Bonjour » murmure-t-il dans un sourire en refermant sans bruit la porte de la chambre.
Le store de l’unique fenêtre est baissé à moitié pour atténuer la lumière du soleil qui commence à décliner.
Le visage marqué de Marion se tourne lentement vers lui. Elle repousse le masque à oxygène sur son menton.
« Comment vas-tu ? articule-t-elle d’une voix faible.
- C’est peut-être à toi qu’il faut le demander ? » ironise-t-il.
Il s’assoit avec précaution au bord du lit, puis ses doigts viennent caresser ceux de Marion.
« Tu sais très bien de quoi je parle » répond-elle entre deux inspirations.
Fabien baisse les yeux sur leurs doigts qui se cherchent et s’entremêlent. Il se mordille la lèvre inférieure dans un tic nerveux.
« L’enterrement a eu lieu hier » finit-il par dire.
Marion se contente d’acquiescer. Elle aspire une bouffée d’oxygène.
« Et eux, comment vont-ils ? »
Fabien ferme les yeux. Le grésillement de la pluie sur le gravier des allées du cimetière lui emplit les oreilles. Il revoit les plaques de terre emportées par l’eau disparaitre dans le trou, et le couple de voisins sous le dôme de parapluies, leurs regards vides au milieu de leurs visages éteints. Eux comme lui ne pleurent pas : pour ne pas sombrer dans la folie, leurs cerveaux refusent d’admettre la raison de leur présence en ce lieu de mort.
En guise de réponse, Fabien se contente de rouvrir les yeux pour se noyer dans ceux de Marion. Une éternité semble s’être écoulée quand elle parle à nouveau.
« Mais toi, insiste-t-elle, comment vas-tu ? »
Elle ne prononce aucun autre mot mais il les perçoit nettement. En quatre ans de vie commune, leur relation est devenue fusionnelle. Inutile de se perdre en paroles quand une simple phrase et un regard suffisent.
« Je ne sais pas.
- Tu n’y es pour rien, chéri » dit-elle avec douceur.
Elle prend une profonde inspiration pour continuer.
« Tout ça n’est pas ta faute. Ou alors, c’est également la mienne. »
Elle semble soudain épuisée. Elle plaque le masque à oxygène sur son visage pendant quelques secondes avant l’écarter à nouveau.
« Tu ne crois pas que j’ai mille raisons de plus que toi de me sentir responsable ? » balbutie-t-elle alors que ses doigts serrent maladroitement ceux de Fabien.
Les larmes finissent par déborder de ses yeux, puis son corps entier se met à trembler, secoué pas de terribles sanglots. Fabien ouvre la bouche en grand pour aspirer de l’air frais et ne pas craquer, mais ses barrières mentales finissent par lâcher. Une vague destructrice monte du plus profond de son être pour le submerger en arrachant tout sur son passage. Complètement groggy et désorienté, il laisse son corps s’allonger contre celui de Marion.
Et il pleure, longtemps.

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Message par Margaux1999 Mar 17 Juil - 8:38

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Message par Demi-Tour Mar 17 Juil - 9:02

La grande dame encapuchonnée de noir qui s’aide de sa faux pour marcher remonte l’allée du lotissement jusqu’au portail de Fabien et Marion. Elle hésite quelques secondes, puis continue jusqu’à celui des voisins. Les os à nu de ses doigts le poussent avec discrétion. Elle piétine les parterres de fleurs sans même faire tomber un pétale ni laisser la moindre empreinte dans la terre meuble. Lorsqu’elle arrive sur la terrasse, elle marque un temps d’arrêt. Ses orbites vides regardent un à un les adultes qui discutent en rigolant, puis elle se tourne avec lenteur vers la piscine où les gosses s’amusent.
Une petite fille de six ans à peine retient toute son attention : elle est l’heureuse élue du jour. La grande dame en ignore la raison. Ce n’est pas elle qui a choisi cette fois. On lui a demandé de le faire, et On n’aime pas se répéter. Alors la grande dame a obéi car, après tout, tuer est sa raison de vivre. Elle fait ce qu’elle sait faire, et elle le fait bien. Quand l’occasion se présente, autant joindre l’utile à l’agréable.

Assise à la limite du gazon, Elodie s’échine en vain depuis quelques minutes à gonfler un énorme ballon de plage. De sa démarche silencieuse, la grande dame s’approche pour s’arrêter juste derrière elle. Alors que la petite fille s’époumone une énième fois dans la petite valve translucide, elle n’a aucune conscience de la forme sombre qui la domine de toute sa hauteur, tout comme elle n’entend pas le bruit terrifiant et régulier de la pierre à aiguiser qui glisse le long de la lame de la faux…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
Shisss…

…mais quand la dame se penche avec douceur pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille, elle les perçoit distinctement sans même s’en rendre compte.
« N’as-tu pas envie d’abricots, ma jeune amie ? susurre la voix. Je suis certaine que si tu demandes à ton père, il t’autorisera à aller en prendre. Quant à ta voisine que tu aimes tant, elle ne peut rien te refuser, tu le sais bien. »
Dans un geste empreint d’un amour tout maternel, ses doigts osseux s’égarent avec douceur dans les cheveux d’Elodie. La petite fille apprécie la caresse de la brise sur sa nuque, sans que son jeune âge lui permette de réaliser que par ce jour de canicule, pas un brin de vent ne trouble l’air immobile. Elle n’imagine pas non plus que la douce fraicheur qu’elle ressent n’est autre que le l’haleine glaciale de la mort.
Elle en a soudain assez du ballon, qu’elle jette en direction de la piscine. Les branches de l’abricotier des voisins viennent d’attirer son regard et elle en savoure déjà les fruits. Elle court jusqu’à son père pour lui demander la permission.
« D’accord, mais juste quelques-uns, on ne les mangera au dessert ! Et demande bien avant.»
Elodie attrape une assiette en carton puis s’élance jusqu’à la haie aussi vite que ses petites jambes et ses sandales trop grandes le lui permettent. Elle connait un passage en plein milieu, à l’endroit où un laurier perd des feuilles et quelques branches basses. Ce qu’elle ignore, c’est que ce buisson se meurt depuis qu’un adroit coup de faux est venu le taillader l’année dernière. Le 1er avril, précisément.
Un adulte ne pourrait pas passer, sauf peut-être à genoux, mais un enfant de son âge n’a aucun problème pour le faire, et comme il n’y a pas de grillage entre les deux terrains, Elodie se retrouve tout de suite sur le gazon des voisins. Elle s’est à peine redressée qu’elle court jusqu’à Marion. Inutile de l’appeler, le bruit de la tondeuse masquerait sa petite voix.

Marion sursaute et lâche la poignée lorsque le tissu de la jambe de sa salopette se tend soudain par petites secousses. Le moteur cale avec un bruit sourd.
Dans la cuisine, Fabien sourit.
« Dis Marion, ze peux prendre des nabricots ? »
- Tu m’as fichu une de ces frousses ! Mais dis, tu n’as rien oublié ?
- Sitepai !
- Alors d’accord ! Attends deux secondes. »
Elodie n’aime pas qu’on la prenne dans les bras. Marion le sait parfaitement, ses oreilles en bourdonnent encore car Elodie hurle à quiconque se penche pour la porter qu’elle n’est plus un bébé.
Marion laisse la tondeuse de côté et s’éloigne de quelques pas pour prendre le marchepied sous le petit abri tout proche. Il n’a que trois marches mais il suffira pour qu’Elodie atteigne les premiers fruits.
Marion hésite puis, ayant repéré quelques abricots particulièrement mûrs et accessibles, elle passe de l’autre côté de l’arbre, là où le gazon est encore haut. Elle ne voit pas, juste derrière elle, la grande dame encapuchonnée qui les a rejointes et qui continue d’aiguiser sa faux…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
Shisss…

…tout comme elle ne prête pas attention au pied de l’escabeau qui s’enfonce un peu plus que les autres dans le sol.
A l’instant même où Fabien sort sur la terrasse, Elodie saute sur la première marche…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
Shisss…
Shisss…

…et lorsqu’elle atteint la dernière, le pied de l’escabeau plonge littéralement dans le nid de guêpes.
La Mort lève alors sa faux, et Marion se met à hurler.

FIN

Demi-Tour

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Message par extialis Mar 17 Juil - 13:24

j'ai lu le post d'hier (beaucoup de choses à faire cette semaine)

coquille ici :
De petits points de lumière dansent devant ses yeux sur le bleu du ciel
lorsqu’ils les ouvrent à nouveau, tant à cause de la clarté que du coup
qu’il vient de s’infliger. Le sang bourdonne à ses oreilles. Il lève le
menton de quelques millimètres pour regarder derrière lui. Le sommet
dégarni de la montagne monte à l’envers dans son champ de vision, puis
des bouquets d’arbres perdus au milieu de l’herbe apparaissent, et enfin
sa moto béquillée à l’entrée du terre-plein.
sur le fond : rien à dire d'autre que je reviens lire la suite dès que je peux
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