3 ) Tranche de vie
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3 ) Tranche de vie
Une tranche de vie.
Ghislain était né sous le règne de Louis Capet, XVè du nom, dit « le Bien-aimé » et avait grandi sous celui de Louis le XVlè, artisan serrurier de son état qui n’avait pas la tête bien solide sur les épaules.
Il était issu d’une famille de petite noblesse vendéenne, ancrée dans ses terres non loin d’un lieu-dit « le Puy du Fou », un joli vallon sans histoire, inconnu de tous, y compris, plus tard, des sans-culottes !
Cadet, il avait par goût, vocation et tradition familiale opté pour le métier des armes. Les hasards et fortunes de guerre avaient fini par faire de lui un général d’empire.
Portant beau, la moustache conquérante, très culotte de peau (blanche), très sabre et goupillon, demi-solde après la chute de l’empire, il reprit du service chaque fois que la chose apparut nécessaire et chargea sabre au clair sous les derniers descendants de la famille Capet, Louis XVlll, Charles X et Louis-Philippe 1er
Il mourut un jeudi de 1857 dans une France temporairement redevenue impériale et sa dépouille glorieuse gagna sa dernière demeure au cimetière de son village vendéen juchée comme il se doit sur un affut de canon, un coussin cramoisi exhibant pour tous la plaque de grand-croix de la Légion d’Honneur, la seule, la vraie, que l’Empereur en personne avait un jour épinglé sur son dolman.
Ghislain était chaud lapin ; fidèle mais chaud lapin ! Il arrivait qu’il fit autoritairement signe à Julie-Constance, son épouse, lui désignant l’escalier de leur résidence, disant :
Montez, Madame, la nature commande !
Elle soupirait, retroussait ses jupes et gagnait l’étage sous l’œil apitoyé d’une jeune chambrière qui savait la fougue des assauts du soudard étoilé.
Julie-Constance, aussi noble et vendéenne que son époux et maître n’était que peu portée sur les choses du déduit. Cultivée, imprégnée de la philosophie des « Lumières » elle préférait, de loin, la musique de chambre, les romans et cabinets littéraires ainsi que les poètes du jour tout autant que ceux du passé.
C’était au point que tenant son journal intime en grande dame qui se respecte de pair avec ses livres de comptes et de cuisine de maîtresse de maison responsable, elle ne le faisait qu’en alexandrins ce qui réjouissait fort le petit personnel de l’office.
Intellectuelle et poétesse, elle n’en était pas moins intraitable sur ses fonctions domestiques de noble épouse. Sa maison était tenue à la perfection, la domesticité stylée et il n’y avait pas un vase de fleurs dont elle n’eut elle-même contrôlé l’ordonnance ; pas un bibelot poussiéreux qui lui ait échappé et l’écaille et la nacre serties de fils de cuivre doré brillaient chaudement dans la gangue d’ébène de ses meubles en faux Boule.
A l’instant des repas, Ghislain lui tenait courtoisement la porte et chacun gagnait sa place aux deux extrémités d’une longue table en vieux chêne. La vaisselle était de vermeille et fine porcelaine, l’argenterie armoriée et le cristal des verres empli de lumière et de musique.
Le repas achevé, avant que les grâces ne soient dites, elle demandait aimablement à son époux :
Avez-vous fait bonne chère, Général ?
Et, bougon s’il se sentait insatisfait, il répondait :
Faites moi passer le fromage, je vous prie !
C’était un rituel immuable et institutionnalisé.
De ses ébats amoureux Ghislain eut de Julie-Constance quatorze beaux enfants.
La chose est suffisamment remarquable pour être notée, le dernier, Mathilde qui cassa le moule et causa le trépas en couches de sa mère naquit alors que Hyppolite, son frère aîné fêtait ses quarante printemps.
Dans ces familles Grand-bourgeoises du XlXè siècle on ne convolait pas vulgairement à seize ans. A dix ans pour les besoins d’une alliance dynastique ou entre vingt-cinq et trente ans pour éviter la relégation dans le camp des vieilles filles desséchées. On peut donc supposer que cet ultime accouchement se produisit passé soixante ans. Hélas, le livre des records n’était pas inventé !
Peu de temps après la perte de sa compagne, satisfait de sa vie et de lui-même, le général gagna les prairies bienheureuses où repose l’âme des guerriers, laissant une orpheline d’un an.
La fratrie s’était dispersée. Constance-Aimée l’aînée des filles, seule des quatorze, s’était mariée avec un fringuant lieutenant de dragons plein de morgue.
Des jumeaux, lieutenants eux aussi, vivaient dans l’ombre l’un de l’autre. L’un d’eux gifla un jour son capitaine pour des propos désobligeants à l’égard d’une dame qu’il fréquentait. Le crime était énorme et provoqua la réunion d’une cour martiale qui le condamna à mort. Eu égards pour les états de service de son père la peine fut commuée en détention à perpétuité au bagne de Cayenne. L’autre jumeau démissionna de l’armée et partit aussi pour Cayenne en colon volontaire.
Condamné pour une simple question d’honneur et non un forfait crapuleux, le prisonnier fut libéré au bout de trois années mais interdit de retour en France. Les deux frères fondèrent alors un comptoir d’exportation de fruits exotiques, firent souche en Guyane. L’affaire gérée par leurs descendants serait florissante aujourd'hui encore.
Un autre des garçons, quelque peu homosexuel se pendit pour échapper au déshonneur que lui vaudrait la révélation de ses turpitudes.
Un autre encore fort épris sans espoir de l’une de ses tantes, se jeta dans les remous d’une rivière turbulente et ne fut jamais retrouvé.
Qu’advint-il des sept autres ? Les archives familiales sont muettes à leur sujet, mais aucun n’eut descendance.
Quand sa petite sœur devint orpheline, Hyppolite était célibataire, colonel de cavalerie et commandait depuis Tulle la gendarmerie de la Corrèze. A l’instar de sa mère il taquinait volontiers la Muse. Il mourut laissant dans son grenier deux mille exemplaires invendus d’un recueil intitulé « Les Odes à Marie et à la Pucelle » ainsi que ceux tout aussi nombreux d’un énorme pavé « Dictionnaire documenté des officiers du corps de la gendarmerie » Toute l’armée aurait du acheter et lire cette somme d’un savoir évident ; hélas, hélas...
Il décida de prendre en charge la benjamine et son éducation. Moins encore que de nos jours l’armée royale au XlX siècle ne prédisposait ses officiers au rôle de nounou. En conséquence outre son brosseur-ordonnance, deux palefreniers et un cuisinier, sa maison s’enrichit de quelques femmes judicieusement choisies pour faire de la demoiselle une jeune personne accomplie dont les ancêtres pourraient se sentir fiers au fond de leur caveau.
Quand Mathilde eut atteint l’âge des premières dévotions conscientes et des premiers sacrements « volontaires », Les portes du prestigieux collège pour jeunes filles de la Légion d’Honneur s’ouvrirent toutes grandes afin qu’elle y reçoive l’éducation que doit avoir toute future épouse d’officier (y-a-t-il une autre destinée ?).
Elle y demeura six années portant éternellement la robe noire à fleurs discrètes de l’uniforme maison dont seules changeaient chaque année la pointure du col Claudine blanc boutonné sous le menton et la couleur des rubans d’épaule et de la ceinture en satin damassé. A seize ans elle était devenue une plante superbe : un visage rond d’une carnation délicate éclairé par de grands yeux bleus et encadré par le casque noir des deux bandeaux plats symétriques de sa chevelure. La poitrine était menue et peu visible, la taille bien prise, la silhouette agréable et altière, les jambes cachées dans l’ample mouvement de longues jupes. Par contre, elle laissait entrevoir un tempérament autoritaire et cassant, l’absence d’indulgence et promenait facilement sur choses et gens un regard de mépris.
Sa vision de la vie était bornée d’une part par les principes religieux intouchables qu’on lui avait inculqués et d’autre part par ceux, éprouvés, d’une vie de caste sociale et laïque tout aussi incontournables.
Prêté pour rendu elle décida que plutôt qu’épouser un officier qui l’engrosserait tous les vingts mois, en ayant déjà un sous la main, elle se consacrerait désormais à tenir la maison de celui-ci !
L’osmose fut complète et c’était un drôle de couple que ces deux-là. Attention, en tout bien tout honneur.
Hyppolite qui avait parfois des idées farfelues, sentant approcher la retraite s’était fait construire une belle et vaste maison bourgeoise avec écuries, remise à calèche et dépendance pour loger ses gens. Mais au lieu de s’implanter à Tulle il avait choisit la petite cité perchée de Turennes, haut lieu vicomtal chargé d’histoire que quarante kilomètres tenaient éloignée de ses cantonnements !
Pour parcourir ces quelques lieux il lui fallait compter deux heures de voyage dans un affreux et poussif tortillard d’intérêt local, moderne et balbutiant désenclavement ferroviaire qui transitait par Brives.
Les jours de grand beau temps où il se sentait d’humeur guillerette il lui arrivait de gagner ses bureaux à cheval ou en calèche. Ces jours-là il devançait le train !
Sous la poigne de sa sœur, la maison était tenue comme une chasse de saint et martyr. Elle avait vu les vieux meubles empire de Julie-Constance coloniser ses espaces : Les faux Boule, les canapés et fauteuils d’acajou et soie brochée vert d’eau qu’affectionnait la Cour de l’Empereur, ceux capitonnés en velours vert bouteille et une profusion de Sèvres, de biscuits, d’ivoires délicats,de pièces d’orfèvrerie, dans leur vitrine d’ébène. Bien que de morale austère, Mathilde aimait les belles choses et particulièrement, disons le, ce qui brillait sous l’éclat des bougies de cire et des lampes à gaz.
Le sachant, Hyppolite prenait prétexte des fêtes carillonnées ou pas, des anniversaires et même de rien du tout pour la couvrir de bijoux merveilleux dont la ciselure, la taille des pierres, l’audace des parures préfiguraient l’âge d’or de la joaillerie du second empire commençant.
Mathilde l’en remerciait en redoublant de soins pour sa personne et sa maison.
Tous leurs amis et relations, hobereaux, prélats, notables, officiers supérieurs s’extasiaient sur cet intérieur si subtilement tenu, la beauté chatoyante de la maîtresse de maison, la délicatesse de la table et de la cave et ce quelque chose d’insaisissable en adéquation à la personne de qualité. Hyppolite en profitait pour rimer quelques vers bien sentis en hommage à sa sœur.
Lorsqu’il mourut ayant pris une retraite tardive (l’époque ne chronométrait pas les temps de carrière comme de nos jours) Il fut porté en terre avec le même cérémonial que feu son père et promu général de brigade à titre posthume, ainsi qu’il était d’usage.
« Veuve » de son frère, Mathilde avait quarante-sept ans ; jeune encore, vieille déjà !
Fortunée, sans liens ni entraves elle eut pu décider de s’épanouir, vivre plus et mieux, connaitre le monde. Au lieu de cela elle renforça l’austérité de son attitude, abandonna les mondanités qui n’étaient plus d’obligation et virant dame patronnesse, amie de tout ce qui portait soutane ou cornette elle se consacra aux bonnes œuvres avec discernement ainsi qu’à la surveillance de la vie morale et bienséante de ses unique héritiers, deux petits-neveux descendants de sa sœur Constance-Aimée.
La petite nièce, Julie ne posait pas problème. Mariée à un scientifique, chercheur de renom mais roturier, elle s’adonnait avec volupté, élevée elle aussi par les sœurs de la Légion d’Honneur à la musique, les beaux-arts et la littérature (tropisme familial !), écrivant disait-on, comme Sévigné elle-même.
Elle élevait deux enfants charmants et délicieusement éduqués et lui faisait visite une fois l’an à l’époque où murissent les poires.
Le savant mari était bien un peu franc-maçon, un peu athée, un peu socialisant, toutes choses qu’on lui cachait soigneusement de crainte d’être déshérités dans l’instant.
Le petit neveu, polytechnicien, œuvrait dans les Chemins de Fer de l’État, d’abord pousseur de wagons, puis chef de gare comme l’exige la tradition. Il était maintenant ingénieur chef du réseau et célibataire.
Et là, le bât blessait : célibataire mais papa d’un garçonnet à l’esprit vif et aux boucles de fille. La maman, épouse d’un médecin, sœur d’un collègue du savant auquel on prédisait un prix Nobel, avait quitté son mari, sans divorcer, pour vivre maritalement avec l’ancien chef de gare. Tout cela devait être caché avec le plus grand soin ; le reniement de la famille dans son entier eut été immédiat.
C’était au point que pour éviter un impair toujours possible les enfants de Julie ignoraient que l’autre était leur cousin. Ils étaient complaisants et de très bonne composition car tous inscrits dans le même lycée, ils refusaient pourtant de s’étonner de voir « ce copain » porter le même nom que leur oncle, passer tous ses week-end chez eux et appeler leurs parents : parrain et marraine.
Mais quand l’oncle se rendait à Turennes, souvent car il avait la première classe gratuite, c’était seul et en respectable héritier de sa chère tante Mathilde !
Un horrible hasard voulu que le « cousin » d’abord, l’oncle ensuite, trépassassent l’un après l’autre, l’un de la grippe espagnole qui ravageait Paris, l’autre d’un refus du cœur à poursuivre sa tâche. La concubine retourna sans états d’âme vivre auprès de son mari et tout étant rentré dans l’ordre, Julie devint l’unique héritière de Mathilde.
La première guerre mondiale s’achevait quand âgée de quatre-vingt-deux ans celle-ci rendit à Dieu son âme bien briquée et un peu desséchée.
Julie, et plus tard sa fille, le frère ayant suivi son cousin dans un identique décès, hérita de sa grande tante : Les maisons, l’argenterie et la vaisselle, le coffret des bijoux, le compte au Crédit Lyonnais qui ne s’était pas encore refait une virginité sous le nom de LCL, le portefeuille titres (valeurs dotales) bien garni et les faux meubles de Boule.
Ce qui est bien réconfortant !
Amis lecteurs, l’un de vous serait-il amateur de beaux meubles façon Boule ? !
Ghislain était né sous le règne de Louis Capet, XVè du nom, dit « le Bien-aimé » et avait grandi sous celui de Louis le XVlè, artisan serrurier de son état qui n’avait pas la tête bien solide sur les épaules.
Il était issu d’une famille de petite noblesse vendéenne, ancrée dans ses terres non loin d’un lieu-dit « le Puy du Fou », un joli vallon sans histoire, inconnu de tous, y compris, plus tard, des sans-culottes !
Cadet, il avait par goût, vocation et tradition familiale opté pour le métier des armes. Les hasards et fortunes de guerre avaient fini par faire de lui un général d’empire.
Portant beau, la moustache conquérante, très culotte de peau (blanche), très sabre et goupillon, demi-solde après la chute de l’empire, il reprit du service chaque fois que la chose apparut nécessaire et chargea sabre au clair sous les derniers descendants de la famille Capet, Louis XVlll, Charles X et Louis-Philippe 1er
Il mourut un jeudi de 1857 dans une France temporairement redevenue impériale et sa dépouille glorieuse gagna sa dernière demeure au cimetière de son village vendéen juchée comme il se doit sur un affut de canon, un coussin cramoisi exhibant pour tous la plaque de grand-croix de la Légion d’Honneur, la seule, la vraie, que l’Empereur en personne avait un jour épinglé sur son dolman.
Ghislain était chaud lapin ; fidèle mais chaud lapin ! Il arrivait qu’il fit autoritairement signe à Julie-Constance, son épouse, lui désignant l’escalier de leur résidence, disant :
Montez, Madame, la nature commande !
Elle soupirait, retroussait ses jupes et gagnait l’étage sous l’œil apitoyé d’une jeune chambrière qui savait la fougue des assauts du soudard étoilé.
Julie-Constance, aussi noble et vendéenne que son époux et maître n’était que peu portée sur les choses du déduit. Cultivée, imprégnée de la philosophie des « Lumières » elle préférait, de loin, la musique de chambre, les romans et cabinets littéraires ainsi que les poètes du jour tout autant que ceux du passé.
C’était au point que tenant son journal intime en grande dame qui se respecte de pair avec ses livres de comptes et de cuisine de maîtresse de maison responsable, elle ne le faisait qu’en alexandrins ce qui réjouissait fort le petit personnel de l’office.
Intellectuelle et poétesse, elle n’en était pas moins intraitable sur ses fonctions domestiques de noble épouse. Sa maison était tenue à la perfection, la domesticité stylée et il n’y avait pas un vase de fleurs dont elle n’eut elle-même contrôlé l’ordonnance ; pas un bibelot poussiéreux qui lui ait échappé et l’écaille et la nacre serties de fils de cuivre doré brillaient chaudement dans la gangue d’ébène de ses meubles en faux Boule.
A l’instant des repas, Ghislain lui tenait courtoisement la porte et chacun gagnait sa place aux deux extrémités d’une longue table en vieux chêne. La vaisselle était de vermeille et fine porcelaine, l’argenterie armoriée et le cristal des verres empli de lumière et de musique.
Le repas achevé, avant que les grâces ne soient dites, elle demandait aimablement à son époux :
Avez-vous fait bonne chère, Général ?
Et, bougon s’il se sentait insatisfait, il répondait :
Faites moi passer le fromage, je vous prie !
C’était un rituel immuable et institutionnalisé.
De ses ébats amoureux Ghislain eut de Julie-Constance quatorze beaux enfants.
La chose est suffisamment remarquable pour être notée, le dernier, Mathilde qui cassa le moule et causa le trépas en couches de sa mère naquit alors que Hyppolite, son frère aîné fêtait ses quarante printemps.
Dans ces familles Grand-bourgeoises du XlXè siècle on ne convolait pas vulgairement à seize ans. A dix ans pour les besoins d’une alliance dynastique ou entre vingt-cinq et trente ans pour éviter la relégation dans le camp des vieilles filles desséchées. On peut donc supposer que cet ultime accouchement se produisit passé soixante ans. Hélas, le livre des records n’était pas inventé !
Peu de temps après la perte de sa compagne, satisfait de sa vie et de lui-même, le général gagna les prairies bienheureuses où repose l’âme des guerriers, laissant une orpheline d’un an.
La fratrie s’était dispersée. Constance-Aimée l’aînée des filles, seule des quatorze, s’était mariée avec un fringuant lieutenant de dragons plein de morgue.
Des jumeaux, lieutenants eux aussi, vivaient dans l’ombre l’un de l’autre. L’un d’eux gifla un jour son capitaine pour des propos désobligeants à l’égard d’une dame qu’il fréquentait. Le crime était énorme et provoqua la réunion d’une cour martiale qui le condamna à mort. Eu égards pour les états de service de son père la peine fut commuée en détention à perpétuité au bagne de Cayenne. L’autre jumeau démissionna de l’armée et partit aussi pour Cayenne en colon volontaire.
Condamné pour une simple question d’honneur et non un forfait crapuleux, le prisonnier fut libéré au bout de trois années mais interdit de retour en France. Les deux frères fondèrent alors un comptoir d’exportation de fruits exotiques, firent souche en Guyane. L’affaire gérée par leurs descendants serait florissante aujourd'hui encore.
Un autre des garçons, quelque peu homosexuel se pendit pour échapper au déshonneur que lui vaudrait la révélation de ses turpitudes.
Un autre encore fort épris sans espoir de l’une de ses tantes, se jeta dans les remous d’une rivière turbulente et ne fut jamais retrouvé.
Qu’advint-il des sept autres ? Les archives familiales sont muettes à leur sujet, mais aucun n’eut descendance.
Quand sa petite sœur devint orpheline, Hyppolite était célibataire, colonel de cavalerie et commandait depuis Tulle la gendarmerie de la Corrèze. A l’instar de sa mère il taquinait volontiers la Muse. Il mourut laissant dans son grenier deux mille exemplaires invendus d’un recueil intitulé « Les Odes à Marie et à la Pucelle » ainsi que ceux tout aussi nombreux d’un énorme pavé « Dictionnaire documenté des officiers du corps de la gendarmerie » Toute l’armée aurait du acheter et lire cette somme d’un savoir évident ; hélas, hélas...
Il décida de prendre en charge la benjamine et son éducation. Moins encore que de nos jours l’armée royale au XlX siècle ne prédisposait ses officiers au rôle de nounou. En conséquence outre son brosseur-ordonnance, deux palefreniers et un cuisinier, sa maison s’enrichit de quelques femmes judicieusement choisies pour faire de la demoiselle une jeune personne accomplie dont les ancêtres pourraient se sentir fiers au fond de leur caveau.
Quand Mathilde eut atteint l’âge des premières dévotions conscientes et des premiers sacrements « volontaires », Les portes du prestigieux collège pour jeunes filles de la Légion d’Honneur s’ouvrirent toutes grandes afin qu’elle y reçoive l’éducation que doit avoir toute future épouse d’officier (y-a-t-il une autre destinée ?).
Elle y demeura six années portant éternellement la robe noire à fleurs discrètes de l’uniforme maison dont seules changeaient chaque année la pointure du col Claudine blanc boutonné sous le menton et la couleur des rubans d’épaule et de la ceinture en satin damassé. A seize ans elle était devenue une plante superbe : un visage rond d’une carnation délicate éclairé par de grands yeux bleus et encadré par le casque noir des deux bandeaux plats symétriques de sa chevelure. La poitrine était menue et peu visible, la taille bien prise, la silhouette agréable et altière, les jambes cachées dans l’ample mouvement de longues jupes. Par contre, elle laissait entrevoir un tempérament autoritaire et cassant, l’absence d’indulgence et promenait facilement sur choses et gens un regard de mépris.
Sa vision de la vie était bornée d’une part par les principes religieux intouchables qu’on lui avait inculqués et d’autre part par ceux, éprouvés, d’une vie de caste sociale et laïque tout aussi incontournables.
Prêté pour rendu elle décida que plutôt qu’épouser un officier qui l’engrosserait tous les vingts mois, en ayant déjà un sous la main, elle se consacrerait désormais à tenir la maison de celui-ci !
L’osmose fut complète et c’était un drôle de couple que ces deux-là. Attention, en tout bien tout honneur.
Hyppolite qui avait parfois des idées farfelues, sentant approcher la retraite s’était fait construire une belle et vaste maison bourgeoise avec écuries, remise à calèche et dépendance pour loger ses gens. Mais au lieu de s’implanter à Tulle il avait choisit la petite cité perchée de Turennes, haut lieu vicomtal chargé d’histoire que quarante kilomètres tenaient éloignée de ses cantonnements !
Pour parcourir ces quelques lieux il lui fallait compter deux heures de voyage dans un affreux et poussif tortillard d’intérêt local, moderne et balbutiant désenclavement ferroviaire qui transitait par Brives.
Les jours de grand beau temps où il se sentait d’humeur guillerette il lui arrivait de gagner ses bureaux à cheval ou en calèche. Ces jours-là il devançait le train !
Sous la poigne de sa sœur, la maison était tenue comme une chasse de saint et martyr. Elle avait vu les vieux meubles empire de Julie-Constance coloniser ses espaces : Les faux Boule, les canapés et fauteuils d’acajou et soie brochée vert d’eau qu’affectionnait la Cour de l’Empereur, ceux capitonnés en velours vert bouteille et une profusion de Sèvres, de biscuits, d’ivoires délicats,de pièces d’orfèvrerie, dans leur vitrine d’ébène. Bien que de morale austère, Mathilde aimait les belles choses et particulièrement, disons le, ce qui brillait sous l’éclat des bougies de cire et des lampes à gaz.
Le sachant, Hyppolite prenait prétexte des fêtes carillonnées ou pas, des anniversaires et même de rien du tout pour la couvrir de bijoux merveilleux dont la ciselure, la taille des pierres, l’audace des parures préfiguraient l’âge d’or de la joaillerie du second empire commençant.
Mathilde l’en remerciait en redoublant de soins pour sa personne et sa maison.
Tous leurs amis et relations, hobereaux, prélats, notables, officiers supérieurs s’extasiaient sur cet intérieur si subtilement tenu, la beauté chatoyante de la maîtresse de maison, la délicatesse de la table et de la cave et ce quelque chose d’insaisissable en adéquation à la personne de qualité. Hyppolite en profitait pour rimer quelques vers bien sentis en hommage à sa sœur.
Lorsqu’il mourut ayant pris une retraite tardive (l’époque ne chronométrait pas les temps de carrière comme de nos jours) Il fut porté en terre avec le même cérémonial que feu son père et promu général de brigade à titre posthume, ainsi qu’il était d’usage.
« Veuve » de son frère, Mathilde avait quarante-sept ans ; jeune encore, vieille déjà !
Fortunée, sans liens ni entraves elle eut pu décider de s’épanouir, vivre plus et mieux, connaitre le monde. Au lieu de cela elle renforça l’austérité de son attitude, abandonna les mondanités qui n’étaient plus d’obligation et virant dame patronnesse, amie de tout ce qui portait soutane ou cornette elle se consacra aux bonnes œuvres avec discernement ainsi qu’à la surveillance de la vie morale et bienséante de ses unique héritiers, deux petits-neveux descendants de sa sœur Constance-Aimée.
La petite nièce, Julie ne posait pas problème. Mariée à un scientifique, chercheur de renom mais roturier, elle s’adonnait avec volupté, élevée elle aussi par les sœurs de la Légion d’Honneur à la musique, les beaux-arts et la littérature (tropisme familial !), écrivant disait-on, comme Sévigné elle-même.
Elle élevait deux enfants charmants et délicieusement éduqués et lui faisait visite une fois l’an à l’époque où murissent les poires.
Le savant mari était bien un peu franc-maçon, un peu athée, un peu socialisant, toutes choses qu’on lui cachait soigneusement de crainte d’être déshérités dans l’instant.
Le petit neveu, polytechnicien, œuvrait dans les Chemins de Fer de l’État, d’abord pousseur de wagons, puis chef de gare comme l’exige la tradition. Il était maintenant ingénieur chef du réseau et célibataire.
Et là, le bât blessait : célibataire mais papa d’un garçonnet à l’esprit vif et aux boucles de fille. La maman, épouse d’un médecin, sœur d’un collègue du savant auquel on prédisait un prix Nobel, avait quitté son mari, sans divorcer, pour vivre maritalement avec l’ancien chef de gare. Tout cela devait être caché avec le plus grand soin ; le reniement de la famille dans son entier eut été immédiat.
C’était au point que pour éviter un impair toujours possible les enfants de Julie ignoraient que l’autre était leur cousin. Ils étaient complaisants et de très bonne composition car tous inscrits dans le même lycée, ils refusaient pourtant de s’étonner de voir « ce copain » porter le même nom que leur oncle, passer tous ses week-end chez eux et appeler leurs parents : parrain et marraine.
Mais quand l’oncle se rendait à Turennes, souvent car il avait la première classe gratuite, c’était seul et en respectable héritier de sa chère tante Mathilde !
Un horrible hasard voulu que le « cousin » d’abord, l’oncle ensuite, trépassassent l’un après l’autre, l’un de la grippe espagnole qui ravageait Paris, l’autre d’un refus du cœur à poursuivre sa tâche. La concubine retourna sans états d’âme vivre auprès de son mari et tout étant rentré dans l’ordre, Julie devint l’unique héritière de Mathilde.
La première guerre mondiale s’achevait quand âgée de quatre-vingt-deux ans celle-ci rendit à Dieu son âme bien briquée et un peu desséchée.
Julie, et plus tard sa fille, le frère ayant suivi son cousin dans un identique décès, hérita de sa grande tante : Les maisons, l’argenterie et la vaisselle, le coffret des bijoux, le compte au Crédit Lyonnais qui ne s’était pas encore refait une virginité sous le nom de LCL, le portefeuille titres (valeurs dotales) bien garni et les faux meubles de Boule.
Ce qui est bien réconfortant !
Amis lecteurs, l’un de vous serait-il amateur de beaux meubles façon Boule ? !
Re: 3 ) Tranche de vie
me souviens de celui là. purée que je me sens bien dans mon souk insondable après cette relecture! quel style! vas y fait ton recueil
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