Rebel(les)
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Rebel(les)
Salut à tous.
Je suis en train de retravailler d'anciens textes (dont celui qui suit, donc). Il date de 2011 et doit être le tout premier que j'ai écrit si ma mémoire est bonne. En fait, le tout premier que j'ai terminé, ça c'est certain.
Comme quasiment toutes mes nouvelles, celle-ci a un rapport avec la moto, mais contrairement à beaucoup, elle en fait son sujet central. Je me suis lancé dans son écriture quelques jours après avoir vu un reportage sur la FFMC (fédération française des motards en colère) contre la politique de plus en plus répressive de la sécurité routière. Par un heureux hasard (heureux pour moi tout cas, puisqu'il m'a permis de poser les bases de cette nouvelle dans mon esprit), un autre reportage a parlé du maire d'un village qui s'est fait condamné car un gosse s'était fait mal en jouant sur un toboggan du parc municipal, toboggan sur lequel une vis était desserrée et avait donc causé l'incident (oui, c'est véridique).
Voilà, vous savez maintenant ce qui m'a donné l'idée de ce texte qui, je le répète, est mon premier. Il se passe dans un futur proche. A titre indicatif, elle fait 37 pages (format 15x21)
Bonne lecture à tous, et comme d'habitude, si vous souhaitez faire des commentaires, n'hésitez pas (et ça se passe ici --> CLIC
*****
Quentin ne comprend pas pourquoi cette visite au musée figure au programme depuis l’année dernière. Dubitatif, il s’arrête parfois face aux clichés vieillis artificiellement qui représentent la conquête spatiale depuis ses balbutiements il y a presque cent cinquante ans jusqu’aux avancées les plus récentes. Quelle importance peuvent bien avoir les premiers pas sur Mars pour des étudiants en commerce international ? s’interroge-t-il en déambulant dans la grande salle à l’écart de son groupe d’étudiants.
Ses pas l’ont guidé devant un petit couloir à la lumière tamisée qui donne sur une baie vitrée éclairée de l’extérieur. Intrigué, il s’avance tel un enfant qui découvre l’entrée d’une grotte lors d’une promenade en forêt et qui ressent le besoin d’aller voir ce que l’obscurité lui cache. Il se retrouve devant la grande vitre et constate que la lumière provient en fait de petits projecteurs fixés au plafond. Ils éclairent quatre machines exposées dans une alcôve d’une trentaine de mètres-carrés.
Sa curiosité agit comme un aimant sur ses camarades, qui le rejoignent petit à petit, obligeant leur professeur à intervenir. Il se fraye un chemin dans le groupe en jouant des épaules et de son autorité.
« Que se passe-t-il donc ici, Quentin ? fait-il, visiblement agacé.
- Ces engins monsieur, ces…»
L’étudiant se penche sur le petit présentoir en plexiglas pour mieux lire et ajoute :
« Ces motocyclettes ?
- Eh bien, comme vous venez de le dire, ce sont des motocyclettes. Rien de bien intéressant et en tout cas rien de ce qui doit nous intéresser aujourd’hui ! »
Le ton n’a rien de celui du professeur grondant ses élèves mais plutôt celui de l’enseignant lassé de répéter sans cesse la même phrase. D’un signe de la main, il ordonne au groupe de retourner dans la grande salle. Les étudiants obéissent en maugréant, certains en chahutant ou traînant exagérément le pas, puis Quentin se retrouve à nouveau seul. Son attention se reporte d’elle-même sur les machines.
Elles sont exposées de biais et béquillées sur le côté. Un semblant de décor champêtre est reproduit tout autour : fausse herbe à l’arrière et goudron synthétique représentant une route d’époque. Quentin s’approche un peu plus. Il est tellement près que son haleine fait une auréole de buée sur la vitre. Ses yeux parcourent les modèles un à un, s’attardant aussi bien sur leur esthétique et leur mécanique que sur leur apparente fragilité. Il en éprouve un étrange sentiment, qu’il ne peut décrire à cet instant car tout est encore confus. C’est un mélange de peur et d’excitation. De curiosité aussi.
Un petite plaque à leds est placée au pied de chaque moto et de gauche à droite, Quentin peut lire « Harley Davidson Fat Boy - Custom », « Triumph Speed Triple - Roadster », « Suzuki GSXR - Sportive » et pour finir « BMW K1200LT - Routière GT ». Sur un écran tactile, un texte agrémenté de deux photos donne des explications.
« Les motocyclettes, appelées couramment motos, ont vu le jour au début du 20ème siècle avant de connaître leur heure de gloire des années 1950 jusqu’aux premières décennies du siècle actuel.
Afin de prévenir la pénurie de carburant fossile et surtout grâce à la loi de Protection de la Vie, leur retrait des chaînes de fabrication puis de la vente fut voté. Les derniers modèles, jalousement gardés par des collectionneurs, durent être mis hors service.
Sont ici présentés quatre modèles reprenant les grandes tendances du marché du début de notre siècle. Il est utile de noter que ces véritables engins de mort sont responsables du décès de nombreux motards (conducteurs de motocyclettes) lors d’accidents très violents.
Très instables, bruyantes, n’offrant aucune protection et dotées de mécaniques disproportionnées, on ne peut que se demander comment de telles aberrations ont pu être un jour construites dans le but de transporter des personnes.
La France fut un pays précurseur en matière de réglementation puisque dès 1986, elle vota l’interdiction à la vente sur son territoire des motocyclettes dotées d’un moteur de plus de 106cv. Malgré la pression des lobbies motocyclistes et de l’Union Européenne, cette loi a été abolie puis remise en place à de nombreuses reprises avant d’être promue au rang mondial par l’ONU. La conséquence fut l’interdiction totale de la circulation de tous les deux-roues motorisés (motocyclettes, scooters, cyclomoteurs, vélomoteurs). »
Quentin porte à nouveau son regard sur les motos. Il en a déjà entendu parler et a certainement lu quelques articles dans la presse historique ou scientifique. Ses souvenirs ne sont pas très précis mais il en a la certitude. Par contre, c’est la première fois qu’il en voit pour de vrai, et il ne saurait dire s’il les trouve belles ou non. Elles ont une esthétique rétro, presque kitsch et dégagent une impression de puissance tranquille. Si elles étaient humaines, le premier mot qui lui viendrait à l’esprit serait charisme. Mais elles ne sont qu'un mélange de divers métaux, simili-cuirs et plastiques assemblés autour d’une mécanique brutale et primaire. Elles appartiennent au passé, à une époque révolue. Et pourtant, Quentin reste collé à cette vitre.
Il pianote sur l’écran pour accéder à un menu interactif, mais rien en se produit. Il insiste un peu, sans résultat. Une main posée sans ménagement sur son épaule le tire de ses pensées. Il sent son visage s’empourprer quand la voix de son professeur tonne dans son dos.
« Vous traînez, Quentin ! Les autres vous attendent, dépêchez-vous où nous allons rater la reconstitution. »
Quentin balbutie des excuses et obéit. Il ne peut cependant pas s’empêcher de se retourner à plusieurs reprises alors qu’il se dirige vers le fond de la grande salle. Même après la fermeture des portes de l’amphithéâtre, son attention est toujours attirée par cette alcôve.
Je suis en train de retravailler d'anciens textes (dont celui qui suit, donc). Il date de 2011 et doit être le tout premier que j'ai écrit si ma mémoire est bonne. En fait, le tout premier que j'ai terminé, ça c'est certain.
Comme quasiment toutes mes nouvelles, celle-ci a un rapport avec la moto, mais contrairement à beaucoup, elle en fait son sujet central. Je me suis lancé dans son écriture quelques jours après avoir vu un reportage sur la FFMC (fédération française des motards en colère) contre la politique de plus en plus répressive de la sécurité routière. Par un heureux hasard (heureux pour moi tout cas, puisqu'il m'a permis de poser les bases de cette nouvelle dans mon esprit), un autre reportage a parlé du maire d'un village qui s'est fait condamné car un gosse s'était fait mal en jouant sur un toboggan du parc municipal, toboggan sur lequel une vis était desserrée et avait donc causé l'incident (oui, c'est véridique).
Voilà, vous savez maintenant ce qui m'a donné l'idée de ce texte qui, je le répète, est mon premier. Il se passe dans un futur proche. A titre indicatif, elle fait 37 pages (format 15x21)
Bonne lecture à tous, et comme d'habitude, si vous souhaitez faire des commentaires, n'hésitez pas (et ça se passe ici --> CLIC
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Quentin ne comprend pas pourquoi cette visite au musée figure au programme depuis l’année dernière. Dubitatif, il s’arrête parfois face aux clichés vieillis artificiellement qui représentent la conquête spatiale depuis ses balbutiements il y a presque cent cinquante ans jusqu’aux avancées les plus récentes. Quelle importance peuvent bien avoir les premiers pas sur Mars pour des étudiants en commerce international ? s’interroge-t-il en déambulant dans la grande salle à l’écart de son groupe d’étudiants.
Ses pas l’ont guidé devant un petit couloir à la lumière tamisée qui donne sur une baie vitrée éclairée de l’extérieur. Intrigué, il s’avance tel un enfant qui découvre l’entrée d’une grotte lors d’une promenade en forêt et qui ressent le besoin d’aller voir ce que l’obscurité lui cache. Il se retrouve devant la grande vitre et constate que la lumière provient en fait de petits projecteurs fixés au plafond. Ils éclairent quatre machines exposées dans une alcôve d’une trentaine de mètres-carrés.
Sa curiosité agit comme un aimant sur ses camarades, qui le rejoignent petit à petit, obligeant leur professeur à intervenir. Il se fraye un chemin dans le groupe en jouant des épaules et de son autorité.
« Que se passe-t-il donc ici, Quentin ? fait-il, visiblement agacé.
- Ces engins monsieur, ces…»
L’étudiant se penche sur le petit présentoir en plexiglas pour mieux lire et ajoute :
« Ces motocyclettes ?
- Eh bien, comme vous venez de le dire, ce sont des motocyclettes. Rien de bien intéressant et en tout cas rien de ce qui doit nous intéresser aujourd’hui ! »
Le ton n’a rien de celui du professeur grondant ses élèves mais plutôt celui de l’enseignant lassé de répéter sans cesse la même phrase. D’un signe de la main, il ordonne au groupe de retourner dans la grande salle. Les étudiants obéissent en maugréant, certains en chahutant ou traînant exagérément le pas, puis Quentin se retrouve à nouveau seul. Son attention se reporte d’elle-même sur les machines.
Elles sont exposées de biais et béquillées sur le côté. Un semblant de décor champêtre est reproduit tout autour : fausse herbe à l’arrière et goudron synthétique représentant une route d’époque. Quentin s’approche un peu plus. Il est tellement près que son haleine fait une auréole de buée sur la vitre. Ses yeux parcourent les modèles un à un, s’attardant aussi bien sur leur esthétique et leur mécanique que sur leur apparente fragilité. Il en éprouve un étrange sentiment, qu’il ne peut décrire à cet instant car tout est encore confus. C’est un mélange de peur et d’excitation. De curiosité aussi.
Un petite plaque à leds est placée au pied de chaque moto et de gauche à droite, Quentin peut lire « Harley Davidson Fat Boy - Custom », « Triumph Speed Triple - Roadster », « Suzuki GSXR - Sportive » et pour finir « BMW K1200LT - Routière GT ». Sur un écran tactile, un texte agrémenté de deux photos donne des explications.
« Les motocyclettes, appelées couramment motos, ont vu le jour au début du 20ème siècle avant de connaître leur heure de gloire des années 1950 jusqu’aux premières décennies du siècle actuel.
Afin de prévenir la pénurie de carburant fossile et surtout grâce à la loi de Protection de la Vie, leur retrait des chaînes de fabrication puis de la vente fut voté. Les derniers modèles, jalousement gardés par des collectionneurs, durent être mis hors service.
Sont ici présentés quatre modèles reprenant les grandes tendances du marché du début de notre siècle. Il est utile de noter que ces véritables engins de mort sont responsables du décès de nombreux motards (conducteurs de motocyclettes) lors d’accidents très violents.
Très instables, bruyantes, n’offrant aucune protection et dotées de mécaniques disproportionnées, on ne peut que se demander comment de telles aberrations ont pu être un jour construites dans le but de transporter des personnes.
La France fut un pays précurseur en matière de réglementation puisque dès 1986, elle vota l’interdiction à la vente sur son territoire des motocyclettes dotées d’un moteur de plus de 106cv. Malgré la pression des lobbies motocyclistes et de l’Union Européenne, cette loi a été abolie puis remise en place à de nombreuses reprises avant d’être promue au rang mondial par l’ONU. La conséquence fut l’interdiction totale de la circulation de tous les deux-roues motorisés (motocyclettes, scooters, cyclomoteurs, vélomoteurs). »
Quentin porte à nouveau son regard sur les motos. Il en a déjà entendu parler et a certainement lu quelques articles dans la presse historique ou scientifique. Ses souvenirs ne sont pas très précis mais il en a la certitude. Par contre, c’est la première fois qu’il en voit pour de vrai, et il ne saurait dire s’il les trouve belles ou non. Elles ont une esthétique rétro, presque kitsch et dégagent une impression de puissance tranquille. Si elles étaient humaines, le premier mot qui lui viendrait à l’esprit serait charisme. Mais elles ne sont qu'un mélange de divers métaux, simili-cuirs et plastiques assemblés autour d’une mécanique brutale et primaire. Elles appartiennent au passé, à une époque révolue. Et pourtant, Quentin reste collé à cette vitre.
Il pianote sur l’écran pour accéder à un menu interactif, mais rien en se produit. Il insiste un peu, sans résultat. Une main posée sans ménagement sur son épaule le tire de ses pensées. Il sent son visage s’empourprer quand la voix de son professeur tonne dans son dos.
« Vous traînez, Quentin ! Les autres vous attendent, dépêchez-vous où nous allons rater la reconstitution. »
Quentin balbutie des excuses et obéit. Il ne peut cependant pas s’empêcher de se retourner à plusieurs reprises alors qu’il se dirige vers le fond de la grande salle. Même après la fermeture des portes de l’amphithéâtre, son attention est toujours attirée par cette alcôve.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
Son appartement est situé au dixième et dernier étage. Quentin n’a pas spécialement souhaité loger seul, mais lorsque son père est venu lui parler au début de l’été pour lui demander s’il ne préférerait pas avoir son propre studio pour la durée de ses études à Lyon, il s’est douté que la décision était déjà prise. Cela ne l’aurait pas gêné de prendre une colocation ou de vivre en internat, mais son père fait partie de ces personnes qui ne posent des questions qu’après s’être assuré de la réponse.
Viticulteur réputé du bordelais, il a su faire prospérer la petite exploitation familiale pour l’élever au rang d’acteur majeur de l’économie régionale. Mieux, une première succursale va ouvrir à New York. Quentin ne s’interroge donc pas sur son avenir professionnel.
Pour le studio, il constate qu’il ne s’est presque pas trompé. Son père a en effet tout prévu. Trois jours après leur discussion, un élec-taxi les a déposés au pied d’un immeuble de standing sur les quais du Rhône. Un agent immobilier en costume trois-pièces est venu les accueillir pour la visite.
Quentin s’était attendu à un studio, il s’est retrouvé dans un appartement avec une terrasse en bois exotique donnant sur le fleuve. L’agencement est simple, très fonctionnel. Le petit hall de l'entrée s'ouvre sur un vaste salon bien éclairé grâce à la baie vitrée de la terrasse. La cuisine, aménagée à l’américaine, communique également avec cette terrasse. Quant à l’unique chambre et à la salle-de-bain, elles occupent le fond de l’appartement côté ville. Le mobilier sent le neuf et une odeur de peinture fraîche flotte encore dans l’air. Son père a sans aucun doute fait appel à un décorateur ou à un architecte d’intérieur car tout est parfaitement coordonné et disposé.
« Mais tu as fait des folies, papa ! n’a pu que constater Quentin en caressant le cuir du canapé.
- Il te plaît ?
- À ton avis ? Mais tout ça va te coûter une fortune.
- Je me rattraperai en le louant.
- Parce que tu l’as acheté ? »
En guise de réponse, son père a écarté les bras dans un geste d’impuissance comme pour s’en excuser.
« Il y a le tramway juste de l’autre côté de la rue. Tu n'es qu'à six minutes de trajet de l’Institut. »
Ce n’est pas le seul avantage que présente cet appartement, comme le lui a expliqué l'agent immobilier. Il y en a d’autres beaucoup plus fonctionnels - délirants, comme a murmuré Quentin.
« L’immeuble est indépendant grâce aux innovations en matière d’économie d’énergie dont il est équipé. Finis donc les tracas engendrés par les grèves ou aux dysfonctionnements du réseau ; oubliées les restrictions à certaines périodes de l’année. Mais ce n’est pas tout. Chaque appartement est régi par un programme informatique. Non seulement il veillera à votre confort matériel, mais il prendra également soin de vous. Rentrez frigorifié d’une promenade en hiver et il vous préparera votre boisson chaude préférée ; dites-lui que vous avez un rendez-vous important dans quelques jours et il en informera le service blanchisserie. Recevez des amis à l’improviste et il saura créer une ambiance en fonction des convives tout en contactant le traiteur. Il adaptera l’éclairage à votre humeur ou à votre état d’esprit. Ce sera un véritable majordome. Il s’agit d’ailleurs du nom qui lui a été donné : Major d’Home. »
L'agent s’est alors tourné vers Quentin.
« Votre père nous a fourni un enregistrement de votre voix pour le paramétrage. Le Major d’Home n’attend plus que vos ordres.
- Pardon ? a fait Quentin, étonné.
- Si vous voulez prononcer son nom, il se fera une joie de vous
répondre.
- Et je dis quoi ? Major d’Home ?
- Oui monsieur ? »
Surpris, Quentin a rentré la tête dans les épaules quand la voix a jailli de nulle part. L’échange qu’il a eu ensuite avec la machine lui a paru surréaliste et son père lui a assuré que grâce à ce genre d’assistant - c’est le mot qu’il a employé -, il ne manquerait de rien.
Cela remonte à l’été dernier. Depuis, Quentin a reparamétré le Major d’Home qui semble s’adapter à sa personnalité. Petit à petit, il a appris à ne plus faire attention à la présence de cette voix. Ses amis ont eu plus de mal à s’habituer mais le temps aidant, certains se permettent désormais quelques plaisanteries auxquelles la machine est bien évidemment incapable de répondre.
Viticulteur réputé du bordelais, il a su faire prospérer la petite exploitation familiale pour l’élever au rang d’acteur majeur de l’économie régionale. Mieux, une première succursale va ouvrir à New York. Quentin ne s’interroge donc pas sur son avenir professionnel.
Pour le studio, il constate qu’il ne s’est presque pas trompé. Son père a en effet tout prévu. Trois jours après leur discussion, un élec-taxi les a déposés au pied d’un immeuble de standing sur les quais du Rhône. Un agent immobilier en costume trois-pièces est venu les accueillir pour la visite.
Quentin s’était attendu à un studio, il s’est retrouvé dans un appartement avec une terrasse en bois exotique donnant sur le fleuve. L’agencement est simple, très fonctionnel. Le petit hall de l'entrée s'ouvre sur un vaste salon bien éclairé grâce à la baie vitrée de la terrasse. La cuisine, aménagée à l’américaine, communique également avec cette terrasse. Quant à l’unique chambre et à la salle-de-bain, elles occupent le fond de l’appartement côté ville. Le mobilier sent le neuf et une odeur de peinture fraîche flotte encore dans l’air. Son père a sans aucun doute fait appel à un décorateur ou à un architecte d’intérieur car tout est parfaitement coordonné et disposé.
« Mais tu as fait des folies, papa ! n’a pu que constater Quentin en caressant le cuir du canapé.
- Il te plaît ?
- À ton avis ? Mais tout ça va te coûter une fortune.
- Je me rattraperai en le louant.
- Parce que tu l’as acheté ? »
En guise de réponse, son père a écarté les bras dans un geste d’impuissance comme pour s’en excuser.
« Il y a le tramway juste de l’autre côté de la rue. Tu n'es qu'à six minutes de trajet de l’Institut. »
Ce n’est pas le seul avantage que présente cet appartement, comme le lui a expliqué l'agent immobilier. Il y en a d’autres beaucoup plus fonctionnels - délirants, comme a murmuré Quentin.
« L’immeuble est indépendant grâce aux innovations en matière d’économie d’énergie dont il est équipé. Finis donc les tracas engendrés par les grèves ou aux dysfonctionnements du réseau ; oubliées les restrictions à certaines périodes de l’année. Mais ce n’est pas tout. Chaque appartement est régi par un programme informatique. Non seulement il veillera à votre confort matériel, mais il prendra également soin de vous. Rentrez frigorifié d’une promenade en hiver et il vous préparera votre boisson chaude préférée ; dites-lui que vous avez un rendez-vous important dans quelques jours et il en informera le service blanchisserie. Recevez des amis à l’improviste et il saura créer une ambiance en fonction des convives tout en contactant le traiteur. Il adaptera l’éclairage à votre humeur ou à votre état d’esprit. Ce sera un véritable majordome. Il s’agit d’ailleurs du nom qui lui a été donné : Major d’Home. »
L'agent s’est alors tourné vers Quentin.
« Votre père nous a fourni un enregistrement de votre voix pour le paramétrage. Le Major d’Home n’attend plus que vos ordres.
- Pardon ? a fait Quentin, étonné.
- Si vous voulez prononcer son nom, il se fera une joie de vous
répondre.
- Et je dis quoi ? Major d’Home ?
- Oui monsieur ? »
Surpris, Quentin a rentré la tête dans les épaules quand la voix a jailli de nulle part. L’échange qu’il a eu ensuite avec la machine lui a paru surréaliste et son père lui a assuré que grâce à ce genre d’assistant - c’est le mot qu’il a employé -, il ne manquerait de rien.
Cela remonte à l’été dernier. Depuis, Quentin a reparamétré le Major d’Home qui semble s’adapter à sa personnalité. Petit à petit, il a appris à ne plus faire attention à la présence de cette voix. Ses amis ont eu plus de mal à s’habituer mais le temps aidant, certains se permettent désormais quelques plaisanteries auxquelles la machine est bien évidemment incapable de répondre.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
Le professeur les a libérés en fin d'après-midi juste après la visite au musée. Quentin n’a pas cédé à l’invitation de deux de ses camarades pour aller boire un coup dans un pub tout proche et a préféré rentrer chez lui. Les examens de fin d’année arrivant à grands pas, il a décidé d’abattre ses devoirs pour avoir le temps de commencer ses révisions ce week-end. Ce n’est pas parce que son avenir est tout tracé qu’il ne doit pas le mériter. Il s’est promis d’obtenir son diplôme avec mention, pour sa propre satisfaction mais surtout celle de ses parents.
Assis sur le bord du canapé, son ordinateur ouvert sur la table basse devant lui, il fixe le plafond en se mordillant la lèvre inférieure. C’est un tic chez lui lorsqu’il se heurte à un problème qui le laisse perplexe. En l’occurrence il s’agit cette fois-ci du plan à donner à son devoir, et plus il réfléchit, plus le doute s’insinue dans son esprit. Il baisse les yeux sur l’écran où le curseur clignote sur la page blanche. Son regard est alors attiré par des traces sur la table, juste à côté du clavier, qu'il a certainement faites tandis qu’il était perdu dans ses pensées.
Le plateau en verre bleuté est éclairé par dessous. Sans cela, Quentin n’aurait jamais rien remarqué, mais grâce à la lumière, il distingue l’esquisse d’un dessin. Le trait est hésitant, les volumes disproportionnés, dignes d’un enfant de dix ans à peine, mais aucun doute n’est possible : il a tracé ce qui ressemble à une motocyclette. Les images du musée lui reviennent à l’esprit, ainsi que le texte du petit écran. Devinant qu’il n’arrivera plus à se concentrer sur autre chose ce soir-là, il décide de faire une recherche rapide sur internet.
S’il est stupéfait d’apprendre que des compétitions ont jadis été organisées et qu’il y a même eu des championnats du monde, il ne relève rien de bien fascinant car aucun site n’est vraiment spécialisé en la matière. Quant aux diverses photographies qu’il trouve, elles sont pour la plupart de bien médiocre qualité et donc peu visibles, ne rendant qu’un côté désuet. Deux faits viennent cependant le troubler. Le premier est la qualité de ces photographies justement, car les appareils photos numériques existaient déjà à l’époque des dernières motocyclettes ; il devrait donc tomber sur des clichés dignes de ce nom. Le deuxième est l’absence de sites ou de blogs personnels. Aucun internaute ne s’intéresse-t-il donc à ces machines ?
Quentin rabat l’écran. Sans s'en rendre compte, il a passé un sacré bout de temps à fouiller sur internet et son estomac crie famine. En quelques enjambées, il se retrouve face au réfrigérateur. Il passe son doigt sur les capteurs en forme d’empreintes digitales juste à côté de la poignée. Le réfrigérateur allume son minuscule écran. Une voix simulée mais à l’intonation trop mécanique se fait entendre.
« Bonsoir Quentin. Vous avez besoin de vitamines mais surtout de sommeil. Je vous propose donc un potage consistant de légumes ainsi que du pain aux céréales. Libre à vous de choisir votre dessert… »
Encore heureux, pense l’étudiant.
« …Mais je vous recommande un yaourt aux fruits » termine la voix.
Quentin s’est toujours demandé s’il s’agit d’un programme propre au réfrigérateur ou bien si c’est le Major d’Home qui prend simplement une voix plus robotisée. Il appuie sur l’écran pour approuver, plus par habitude que par désir. Un ingénieux système permettant aux appareils de communiquer entre eux, la porte du four à micro-ondes s’ouvre quelques minutes plus tard sur un bol de soupe fumant. Quentin se sert, mange de bon cœur, car malgré tout c’est délicieux, et va prendre une douche. En entrant dans la chambre, il remarque que la lumière de sa lampe de chevet a diminué. Un rapide coup d’oeil au réveil lui apprend qu’il est tard et pour faciliter son endormissement, le Major d’Home baisse petit à petit la luminosité des ampoules et de tout ce qui peut émettre une quelconque clarté. Les vitres des fenêtres sans volet sont d'ailleurs déjà complètement opacifiées.
Juste vêtu d’un caleçon, Quentin s’allonge sur le lit dont le matelas, détectant quelques points de tension dans son dos, adapte sa fermeté et sa chaleur à des endroits précis. Il s’endort bien après que l’appartement a été plongé dans l’obscurité. Dès qu’il ferme les yeux, il revoit, comme imprimées à l’intérieur de ses paupières, les quatre motocyclettes alignées dans leur alcôve et, flottant dans les airs, défilent les rares photos glanées sur internet. Il se réveille plusieurs fois, son esprit troublé ressassant les mêmes mots : custom, engin de mort, sportive, motard, Protection de la Vie, aberrations mécaniques, limitation, roadster... Quand enfin il sombre dans un sommeil profond, il se retrouve dans des rêves tous plus fantasmagoriques les uns que les autres, dont il ne se souvient pas quand il se réveille, sauf de quelques images furtives qui disparaissent à peine se concentre-t-il dessus.
Le lendemain matin, son réfrigérateur le juge peu reposé et lui suggère un petit-déjeuner revigorant, auquel l’appareil prend la liberté d’ajouter quelques mesures de magnésium et de vitamine C. La cabine de douche se contente d’intensifier les jets sur les zones adéquates pour parfaitement le réveiller tout en distillant un parfum d’eucalyptus qui lui éclaircit l’esprit. Enfin ragaillardi, il se met en route pour l’Institut. Il écoute ses professeurs d’une oreille distraite, tout comme il survole les discussions avec ses amis lors du déjeuner à la cafétéria. Même Valériane, la magnifique étudiante qu’il courtise depuis quelques semaines, se réduit à une voix lointaine, emportée par le brouhaha alentour. À quinze heures, les cours prennent fin et il est un des premiers à franchir les portes de l’Institut. Il marche d’un pas rapide vers la station de tramway toute proche où, trop impatient, il finit par héler un élec-taxi. Le petit véhicule électrique sans chauffeur l’emmène en silence jusqu’au musée. Là, Quentin doit se retenir de grimper les marches quatre à quatre.
Assis sur le bord du canapé, son ordinateur ouvert sur la table basse devant lui, il fixe le plafond en se mordillant la lèvre inférieure. C’est un tic chez lui lorsqu’il se heurte à un problème qui le laisse perplexe. En l’occurrence il s’agit cette fois-ci du plan à donner à son devoir, et plus il réfléchit, plus le doute s’insinue dans son esprit. Il baisse les yeux sur l’écran où le curseur clignote sur la page blanche. Son regard est alors attiré par des traces sur la table, juste à côté du clavier, qu'il a certainement faites tandis qu’il était perdu dans ses pensées.
Le plateau en verre bleuté est éclairé par dessous. Sans cela, Quentin n’aurait jamais rien remarqué, mais grâce à la lumière, il distingue l’esquisse d’un dessin. Le trait est hésitant, les volumes disproportionnés, dignes d’un enfant de dix ans à peine, mais aucun doute n’est possible : il a tracé ce qui ressemble à une motocyclette. Les images du musée lui reviennent à l’esprit, ainsi que le texte du petit écran. Devinant qu’il n’arrivera plus à se concentrer sur autre chose ce soir-là, il décide de faire une recherche rapide sur internet.
S’il est stupéfait d’apprendre que des compétitions ont jadis été organisées et qu’il y a même eu des championnats du monde, il ne relève rien de bien fascinant car aucun site n’est vraiment spécialisé en la matière. Quant aux diverses photographies qu’il trouve, elles sont pour la plupart de bien médiocre qualité et donc peu visibles, ne rendant qu’un côté désuet. Deux faits viennent cependant le troubler. Le premier est la qualité de ces photographies justement, car les appareils photos numériques existaient déjà à l’époque des dernières motocyclettes ; il devrait donc tomber sur des clichés dignes de ce nom. Le deuxième est l’absence de sites ou de blogs personnels. Aucun internaute ne s’intéresse-t-il donc à ces machines ?
Quentin rabat l’écran. Sans s'en rendre compte, il a passé un sacré bout de temps à fouiller sur internet et son estomac crie famine. En quelques enjambées, il se retrouve face au réfrigérateur. Il passe son doigt sur les capteurs en forme d’empreintes digitales juste à côté de la poignée. Le réfrigérateur allume son minuscule écran. Une voix simulée mais à l’intonation trop mécanique se fait entendre.
« Bonsoir Quentin. Vous avez besoin de vitamines mais surtout de sommeil. Je vous propose donc un potage consistant de légumes ainsi que du pain aux céréales. Libre à vous de choisir votre dessert… »
Encore heureux, pense l’étudiant.
« …Mais je vous recommande un yaourt aux fruits » termine la voix.
Quentin s’est toujours demandé s’il s’agit d’un programme propre au réfrigérateur ou bien si c’est le Major d’Home qui prend simplement une voix plus robotisée. Il appuie sur l’écran pour approuver, plus par habitude que par désir. Un ingénieux système permettant aux appareils de communiquer entre eux, la porte du four à micro-ondes s’ouvre quelques minutes plus tard sur un bol de soupe fumant. Quentin se sert, mange de bon cœur, car malgré tout c’est délicieux, et va prendre une douche. En entrant dans la chambre, il remarque que la lumière de sa lampe de chevet a diminué. Un rapide coup d’oeil au réveil lui apprend qu’il est tard et pour faciliter son endormissement, le Major d’Home baisse petit à petit la luminosité des ampoules et de tout ce qui peut émettre une quelconque clarté. Les vitres des fenêtres sans volet sont d'ailleurs déjà complètement opacifiées.
Juste vêtu d’un caleçon, Quentin s’allonge sur le lit dont le matelas, détectant quelques points de tension dans son dos, adapte sa fermeté et sa chaleur à des endroits précis. Il s’endort bien après que l’appartement a été plongé dans l’obscurité. Dès qu’il ferme les yeux, il revoit, comme imprimées à l’intérieur de ses paupières, les quatre motocyclettes alignées dans leur alcôve et, flottant dans les airs, défilent les rares photos glanées sur internet. Il se réveille plusieurs fois, son esprit troublé ressassant les mêmes mots : custom, engin de mort, sportive, motard, Protection de la Vie, aberrations mécaniques, limitation, roadster... Quand enfin il sombre dans un sommeil profond, il se retrouve dans des rêves tous plus fantasmagoriques les uns que les autres, dont il ne se souvient pas quand il se réveille, sauf de quelques images furtives qui disparaissent à peine se concentre-t-il dessus.
Le lendemain matin, son réfrigérateur le juge peu reposé et lui suggère un petit-déjeuner revigorant, auquel l’appareil prend la liberté d’ajouter quelques mesures de magnésium et de vitamine C. La cabine de douche se contente d’intensifier les jets sur les zones adéquates pour parfaitement le réveiller tout en distillant un parfum d’eucalyptus qui lui éclaircit l’esprit. Enfin ragaillardi, il se met en route pour l’Institut. Il écoute ses professeurs d’une oreille distraite, tout comme il survole les discussions avec ses amis lors du déjeuner à la cafétéria. Même Valériane, la magnifique étudiante qu’il courtise depuis quelques semaines, se réduit à une voix lointaine, emportée par le brouhaha alentour. À quinze heures, les cours prennent fin et il est un des premiers à franchir les portes de l’Institut. Il marche d’un pas rapide vers la station de tramway toute proche où, trop impatient, il finit par héler un élec-taxi. Le petit véhicule électrique sans chauffeur l’emmène en silence jusqu’au musée. Là, Quentin doit se retenir de grimper les marches quatre à quatre.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
Les motocyclettes sont parfaitement alignées. Leurs phares éteints ressemblent à de gros yeux lourds de mélancolie qui n’osent pas le regarder. La position des machines légèrement penchées sur le côté augmente la tristesse de l’instant. Quentin se surprend à caresser la vitre avec délicatesse. En reculant, il constate aux marques laissées par le bout de ses doigts qu’il n’a fait que suivre les courbes des motos, de leurs cadres, des carénages, des moteurs, du chrome des échappements. Un reflet à peine perceptible fait briller la vitre une fraction de seconde, et la surface autonettoyante efface les traces.
« Elles sont belles, n’est-ce-pas ? » demande une voix toute proche.
Quentin tourne la tête et voit un homme âgé qui, debout à côté de lui, admire également les motocyclettes. Il est de petite taille et se tient légèrement voûté, les mains dans le dos dans une attitude résignée. Un fouillis de cheveux blancs buissonne sur son crâne. Il lève son visage ridé vers Quentin.
« Je viens le plus souvent possible, juste pour les regarder » murmure-t-il.
Ses yeux parcourent les environs avant de revenir se poser droit dans ceux de Quentin.
« J’étais assis là hier après-midi et je vous ai vu avec votre professeur, explique-t-il en désignant un banc que Quentin n’a même pas remarqué. Je suis revenu aujourd’hui avec l’espoir de vous revoir, et je vous retrouve…
- Me revoir ?
- Oh, n’ayez pas peur Quentin. »
Le vieil homme lui serre la main.
« Vous connaissez mon prénom? s’étonne l’étudiant.
- Votre professeur a une voix qui porte. Mais laissez-moi me présenter. Je m’appelle Valentin Ross. Cela fait longtemps que je cherche quelqu’un comme vous.
- Pardon ?
- Je n’ai pas eu besoin de vous observer longtemps pour deviner que ces motos vous fascinent. Car c’est le cas, n’est-ce-
pas ? »
Quentin suit son regard et, à peine ses yeux se sont-ils posés sur les machines qu’il s’entend répondre oui comme dans un rêve. Son attention revient sur le vieil homme et un déclic s’opère dans son esprit. Ses lèvres s’ouvrent pour parler mais il ne trouve pas ses mots. Un sourire plein de malice apparaît sur le visage de Valentin.
« Si vous vous demandez si je suis assez vieux pour en avoir vu rouler, la réponse est oui, murmure-t-il. Et si vous vous demandez si je suis également assez vieux pour en avoir pilotées, la réponse est encore oui. »
Quentin a soudain le souffle court. Il se revoit enfant, lorsqu’il avait pu approcher pour de vrai son héros de manga préféré. Il était alors tellement excité qu’il en était resté pétrifié, incapable de même articuler une seule syllabe. Il avait timidement tendu le bras mais son index n’avait même pas effleuré la combinaison en vinyle, persuadé que s’il la touchait, son coeur allait finir par exploser tant il battait vite. Il ressent la même chose aujourd’hui, sauf qu’à la place de son héros se tient un vieil homme presque bossu mesurant une bonne demi-tête de moins que lui. Ce dernier le prend doucement par le coude pour l’inciter à le suivre à l’écart de l’alcôve. Il incline la tête vers lui avec discrétion.
« Venez, murmure-t-il. Il est des endroits où il ne vaut mieux pas trop parler. »
Ils se retrouvent sur le trottoir moins de deux minutes plus tard. Le vieil homme décide alors de traverser l’avenue en direction d’un petit parc, où ils s’assoient sur un banc à côté duquel deux enfants de cinq ou six ans jouent sur le gazon. Des mères de famille discutent face à eux. L’une d’elles fait faire de légers va-et-vient à une poussette tout en acquiesçant à ce que lui disent ses amies.
Valentin parcourent les environs du regard. Quiconque le verrait faire penserait qu’il admire simplement le parc, mais Quentin sent une étrange tension l’entourer comme une aura. Le vieil homme finit par se tourner vers lui.
« Je ne vais pas y aller par quatre chemins, jeune homme » commence-t-il. Je suis vieux. Enfin je veux dire âgé, si vous saisissez la nuance. Je n’ai jamais eu recours à ces médecines en vogue, comme ces hormones anti-vieillesse ou les traitements de longévité. Je laisse ça aux stars et à ceux qui veulent leur ressembler. D’ailleurs, regardez mes cheveux, ils sont blancs. De nos jours, c’est réservé aux centenaires, et encore. Or, voyez-vous, je n’ai que 83 ans. »
Il laisse le temps à Quentin de réaliser ce que cela représente. Peu, au regard de la longévité moyenne actuelle qui dépasse le siècle, mais beaucoup pour ce que cela implique : il est né en 2014. Et par conséquent a donc en effet vécu à l’époque où les motocyclettes roulaient encore.
« Oui, je suis vieux, reprend Valentin. Et comme toute personne vieille de mon époque… je veux dire de l’époque où je suis né, vous comprenez ? Donc je suis vieux, et mes derniers examens médicaux ne sont pas brillants, loin de là. Les médecins ont détecté une tumeur ici, ajoute-t-il en pointant son index en direction de sa tempe. Pour résumer, si les diagnostics se confirment, et ils le feront, je n’ai plus que deux mois à vivre dans le meilleur des cas. »
Il lève la main pour arrêter Quentin qui, déjà, ouvre la bouche pour parler.
« Non, jeune homme, je n’ai pas voulu être vacciné contre le cancer. Je ne veux pas non plus de traitement. C’est un choix et je l’assume. La vie est faite ainsi, et la mort en fait partie si on peut dire. Je ne dis pas que je n’ai pas pris certains médicaments, sinon je ne serais sans doute pas autant en forme, mais quand je vois des acteurs jouer des rôles de commandos après 80 ans ou bien ces hommes politiques centenaires, je me demande où va le monde. Toujours plus loin, toujours plus longtemps, mais dans quel but ? Tout ça n’est qu’une vaste illusion car un jour où l’autre, on finit tous au même endroit et les asticots, eux, ne font pas de différence.»
Il a un petit rire en prononçant ces derniers mots. Quentin est sur le point de faire des objections quand Valentin l’interrompt à nouveau du même geste que précédemment.
« Là n’est pas la raison qui m’a fait vous accoster au musée, jeune homme. Enfin, pas directement. »
Son regard se fait lointain.
« Mon père était mécanicien et passionné de motos, reprend-il. C’est pour cela que, vu notre nom de famille, il m’a donné ce prénom pour rendre hommage à une de ses idoles. Dès qu'il a jugé que j'avais l’âge pour l’accompagner, il m’a emmené voir des courses de divers championnats. J’avais sept ans la première fois. J’ai tout de suite été fasciné. Bien évidemment, un rien fascine un gosse à cet âge-là, mais je ne l’ai compris que plus tard, j’avais eu pour ainsi dire une révélation. »
Il marque une pause comme pour reprendre sa respiration.
« Mon père s’est saigné aux quatre veines pour me permettre de fréquenter les meilleures écoles et que je parte vivre à l’étranger pour continuer. Je suis devenu ingénieur. Je me suis spécialisé dans la mécanique moto et j’ai réussi à entrer dans une de ces écuries de courses. Je réalisais à la fois son rêve et le mien. Mais cela a été un véritable sacrifice pour lui et je lui en serai éternellement reconnaissant. »
La voix est claire mais les lèvres tremblent d’émotion.
« Et puis les sports mécaniques ont eu de moins en moins le vent en poupe. À cause de la pénurie de carburant qui s’annonçait. À cause aussi des politiques de plus en plus sécuritaires qui les ont diabolisés. La loi de Protection de la Vie venait d’être votée et les motos ont été interdites hors des circuits. Le dernier choc pétrolier les a achevées. Même l’essence de synthèse et les biocarburants ont vu leurs prix atteindre des sommets délirants. Loi de Protection de la Vie ou non, le glas de certains moyens de locomotion aurait été sonné à ce moment-là de toute façon. Qui aurait voulu s’offrir des véhicules roulant grâce à un carburant hors-de-prix, qui plus est polluant ? Même les modèles hybrides n’ont pas survécu. »
Il marque une nouvelle pause avant de reprendre :
« Quand tout a été terminé, j’ai dû me résoudre à me recycler, si je puis dire. Heureusement pour moi, tous les collectionneurs n’étaient pas mécaniciens mais le plus souvent riches à millions. Certains n’étaient jamais montés sur une moto de leur vie. La rareté de ces machines en a fait des pièces de collection très recherchées. J’ai continué comme cela, en entretenant ces collections, ce qui m’a permis de voyager et de connaître des gens riches, très riches, des grands de ce monde même : des hommes d’affaires, des artistes, des mégalomanes, des sportifs professionnels et j’en passe. J’ai bien gagné ma vie, même si je ne courais pas après l’argent. J’avais simplement besoin de la mécanique. C’est juste avant de prendre ma retraite que j’ai fait la connaissance d’un homme. Un vrai passionné de moto, de custom plus précisément. Nous sommes devenus amis. Peu de temps avant sa mort, il m’en a légué une, mais de manière officieuse, afin que personne ne le sache car il savait qu’un jour où l’autre, des experts viendraient me voir pour la mettre hors d’usage.
- Vous voulez dire que vous en possédez une en état de marche ? » s’exclame Quentin.
Il se rend soudain compte de sa bévue.
« Moins fort ! » lui intime Valentin.
Face à eux, les mères de famille continuent leur discussion.
« Connaissez-vous les peines encourues pour la possession de ce que vous venez de dire ? Les derniers rebelles ont littéralement été cloués au pilori de cette satanée loi de la Protection de la Vie ! Plusieurs années de prison pour mise en danger de la vie d’autrui, avec obligation de suivre une thérapie, qui de toute façon ne sert à rien puisque la plupart ont été jugés inaptes à vivre en société. »
Le vieil homme reprend son calme. De son côté, Quentin semble perplexe : il a toujours cru que les sanctions pour non respect de cette loi avaient été amplifiées par le bouche-à-oreille, tout comme il comprend pourquoi elles sont un mal nécessaire. Quand la raison défaille, des mesures aussi radicales soient-elles doivent être prises pour la suppléer. Ce vieil homme serait-il fou ou inconscient pour ne pas le comprendre ? Son refus des traitements pour guérir sa maladie n’est-il d'ailleurs pas une preuve de sa totale irresponsabilité ?
« Je sais ce à quoi vous pensez, finit par dire Valentin. Mais là n’est pas le sujet car, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas vraiment de temps à perdre. Alors je vais vous poser une question. Réfléchissez-y bien avant de répondre, d’accord ? »
Comme Quentin acquiesce, il continue :
« Donc voilà : si je vous en donne l’occasion, voudriez-vous la voir ? Je veux dire : la voir rouler. Ma vie touche à sa fin, Quentin, et c’est un rêve que je me suis juré de réaliser. La démarrer et la faire rouler. Si je ne le fais pas maintenant, je ne pourrai plus jamais le faire. Et de toute façon, que m’importe désormais d’être dénoncé ? »
Il baisse les yeux, soudain timide.
« Je n’ai jamais eu de femme ni d’enfant, trop occupé que j’étais à me salir les mains dans le cambouis. Mais je vous ai vu au musée, Quentin. J’ai vu l’étincelle dans vos yeux. Vous êtes la seule personne que je connais avec qui partager ce rêve. »
Une éternité s’écoule entre les deux hommes. Quentin a tourné son visage vers la lumière du soleil, les paupières closes, perdu dans ses réflexions. Valentin n’ose pas le regarder. C’est Quentin qui finit par rompre le silence. Il baisse la tête et ouvre les yeux avec peine à cause de la luminosité.
« Pourquoi montaient-ils sur des machines si dangereuses, monsieur Ross ? La vie à cette époque n’avait-elle donc aucune valeur ? »
Valentin se tourne vers lui, partagé entre tristesse et espoir.
« Elles n’étaient pas dangereuses. Enfin, pas autant qu’on a voulu le faire croire. Comme tout véhicule, elles étaient impliquées dans des accidents et oui, le pilote n’avait pas de carrosserie pour le protéger, alors il était souvent blessé. Certains mouraient lors de ces accidents.
- Alors pourquoi ?
- Pour vivre, Quentin, pour vivre. Ou plutôt, pour se sentir vivre. Pouvez-vous imaginer le sentiment de liberté qu’on éprouve au guidon de ces engins ? Vous, cette machine, la route qui défile, le moteur qui vibre et ronronne, les paysages qui s’enchaînent, l’air frais sur le visage... Nul besoin d’aller vite ou de prendre des risques. La liberté, Quentin, la liberté. »
Il sort une carte de visite en papier de la poche de son veston et la glisse dans la main de l’étudiant.
« Voici mon numéro de téléphone. Si le coeur vous en dit, je serai chez moi demain, à ma maison de campagne. Et demain sera le grand jour. Cela fait plusieurs années que je réussis à conserver quelques litres de carburant. Ils valent une fortune, je sais, mais demain, je les verserai dans le réservoir et…»
Il laisse sa phrase en suspens pour suivre du regard un groupe d’hirondelles qui virevoltent au-dessus du parc, décrivant de larges courbes qui s’entrecroisent.
« La liberté, Quentin… » murmure-t-il.
Il se lève et fait quelques pas avant de se retourner.
« Vous y penserez ce soir en rentrant chez vous. »
Puis il s’en va. Assis sur le banc, l’esprit troublé, Quentin le regarde s’éloigner de sa démarche traînante. Qu’a-t-il voulu dire avec sa dernière phrase ? S’agit-il d’une question, d’un conseil ou d’une prémonition ?
Juste avant de disparaître derrière un amas de buissons, Valentin se retourne une dernière fois pour le saluer. Quentin lui répond d’un signe de la main.
« Elles sont belles, n’est-ce-pas ? » demande une voix toute proche.
Quentin tourne la tête et voit un homme âgé qui, debout à côté de lui, admire également les motocyclettes. Il est de petite taille et se tient légèrement voûté, les mains dans le dos dans une attitude résignée. Un fouillis de cheveux blancs buissonne sur son crâne. Il lève son visage ridé vers Quentin.
« Je viens le plus souvent possible, juste pour les regarder » murmure-t-il.
Ses yeux parcourent les environs avant de revenir se poser droit dans ceux de Quentin.
« J’étais assis là hier après-midi et je vous ai vu avec votre professeur, explique-t-il en désignant un banc que Quentin n’a même pas remarqué. Je suis revenu aujourd’hui avec l’espoir de vous revoir, et je vous retrouve…
- Me revoir ?
- Oh, n’ayez pas peur Quentin. »
Le vieil homme lui serre la main.
« Vous connaissez mon prénom? s’étonne l’étudiant.
- Votre professeur a une voix qui porte. Mais laissez-moi me présenter. Je m’appelle Valentin Ross. Cela fait longtemps que je cherche quelqu’un comme vous.
- Pardon ?
- Je n’ai pas eu besoin de vous observer longtemps pour deviner que ces motos vous fascinent. Car c’est le cas, n’est-ce-
pas ? »
Quentin suit son regard et, à peine ses yeux se sont-ils posés sur les machines qu’il s’entend répondre oui comme dans un rêve. Son attention revient sur le vieil homme et un déclic s’opère dans son esprit. Ses lèvres s’ouvrent pour parler mais il ne trouve pas ses mots. Un sourire plein de malice apparaît sur le visage de Valentin.
« Si vous vous demandez si je suis assez vieux pour en avoir vu rouler, la réponse est oui, murmure-t-il. Et si vous vous demandez si je suis également assez vieux pour en avoir pilotées, la réponse est encore oui. »
Quentin a soudain le souffle court. Il se revoit enfant, lorsqu’il avait pu approcher pour de vrai son héros de manga préféré. Il était alors tellement excité qu’il en était resté pétrifié, incapable de même articuler une seule syllabe. Il avait timidement tendu le bras mais son index n’avait même pas effleuré la combinaison en vinyle, persuadé que s’il la touchait, son coeur allait finir par exploser tant il battait vite. Il ressent la même chose aujourd’hui, sauf qu’à la place de son héros se tient un vieil homme presque bossu mesurant une bonne demi-tête de moins que lui. Ce dernier le prend doucement par le coude pour l’inciter à le suivre à l’écart de l’alcôve. Il incline la tête vers lui avec discrétion.
« Venez, murmure-t-il. Il est des endroits où il ne vaut mieux pas trop parler. »
Ils se retrouvent sur le trottoir moins de deux minutes plus tard. Le vieil homme décide alors de traverser l’avenue en direction d’un petit parc, où ils s’assoient sur un banc à côté duquel deux enfants de cinq ou six ans jouent sur le gazon. Des mères de famille discutent face à eux. L’une d’elles fait faire de légers va-et-vient à une poussette tout en acquiesçant à ce que lui disent ses amies.
Valentin parcourent les environs du regard. Quiconque le verrait faire penserait qu’il admire simplement le parc, mais Quentin sent une étrange tension l’entourer comme une aura. Le vieil homme finit par se tourner vers lui.
« Je ne vais pas y aller par quatre chemins, jeune homme » commence-t-il. Je suis vieux. Enfin je veux dire âgé, si vous saisissez la nuance. Je n’ai jamais eu recours à ces médecines en vogue, comme ces hormones anti-vieillesse ou les traitements de longévité. Je laisse ça aux stars et à ceux qui veulent leur ressembler. D’ailleurs, regardez mes cheveux, ils sont blancs. De nos jours, c’est réservé aux centenaires, et encore. Or, voyez-vous, je n’ai que 83 ans. »
Il laisse le temps à Quentin de réaliser ce que cela représente. Peu, au regard de la longévité moyenne actuelle qui dépasse le siècle, mais beaucoup pour ce que cela implique : il est né en 2014. Et par conséquent a donc en effet vécu à l’époque où les motocyclettes roulaient encore.
« Oui, je suis vieux, reprend Valentin. Et comme toute personne vieille de mon époque… je veux dire de l’époque où je suis né, vous comprenez ? Donc je suis vieux, et mes derniers examens médicaux ne sont pas brillants, loin de là. Les médecins ont détecté une tumeur ici, ajoute-t-il en pointant son index en direction de sa tempe. Pour résumer, si les diagnostics se confirment, et ils le feront, je n’ai plus que deux mois à vivre dans le meilleur des cas. »
Il lève la main pour arrêter Quentin qui, déjà, ouvre la bouche pour parler.
« Non, jeune homme, je n’ai pas voulu être vacciné contre le cancer. Je ne veux pas non plus de traitement. C’est un choix et je l’assume. La vie est faite ainsi, et la mort en fait partie si on peut dire. Je ne dis pas que je n’ai pas pris certains médicaments, sinon je ne serais sans doute pas autant en forme, mais quand je vois des acteurs jouer des rôles de commandos après 80 ans ou bien ces hommes politiques centenaires, je me demande où va le monde. Toujours plus loin, toujours plus longtemps, mais dans quel but ? Tout ça n’est qu’une vaste illusion car un jour où l’autre, on finit tous au même endroit et les asticots, eux, ne font pas de différence.»
Il a un petit rire en prononçant ces derniers mots. Quentin est sur le point de faire des objections quand Valentin l’interrompt à nouveau du même geste que précédemment.
« Là n’est pas la raison qui m’a fait vous accoster au musée, jeune homme. Enfin, pas directement. »
Son regard se fait lointain.
« Mon père était mécanicien et passionné de motos, reprend-il. C’est pour cela que, vu notre nom de famille, il m’a donné ce prénom pour rendre hommage à une de ses idoles. Dès qu'il a jugé que j'avais l’âge pour l’accompagner, il m’a emmené voir des courses de divers championnats. J’avais sept ans la première fois. J’ai tout de suite été fasciné. Bien évidemment, un rien fascine un gosse à cet âge-là, mais je ne l’ai compris que plus tard, j’avais eu pour ainsi dire une révélation. »
Il marque une pause comme pour reprendre sa respiration.
« Mon père s’est saigné aux quatre veines pour me permettre de fréquenter les meilleures écoles et que je parte vivre à l’étranger pour continuer. Je suis devenu ingénieur. Je me suis spécialisé dans la mécanique moto et j’ai réussi à entrer dans une de ces écuries de courses. Je réalisais à la fois son rêve et le mien. Mais cela a été un véritable sacrifice pour lui et je lui en serai éternellement reconnaissant. »
La voix est claire mais les lèvres tremblent d’émotion.
« Et puis les sports mécaniques ont eu de moins en moins le vent en poupe. À cause de la pénurie de carburant qui s’annonçait. À cause aussi des politiques de plus en plus sécuritaires qui les ont diabolisés. La loi de Protection de la Vie venait d’être votée et les motos ont été interdites hors des circuits. Le dernier choc pétrolier les a achevées. Même l’essence de synthèse et les biocarburants ont vu leurs prix atteindre des sommets délirants. Loi de Protection de la Vie ou non, le glas de certains moyens de locomotion aurait été sonné à ce moment-là de toute façon. Qui aurait voulu s’offrir des véhicules roulant grâce à un carburant hors-de-prix, qui plus est polluant ? Même les modèles hybrides n’ont pas survécu. »
Il marque une nouvelle pause avant de reprendre :
« Quand tout a été terminé, j’ai dû me résoudre à me recycler, si je puis dire. Heureusement pour moi, tous les collectionneurs n’étaient pas mécaniciens mais le plus souvent riches à millions. Certains n’étaient jamais montés sur une moto de leur vie. La rareté de ces machines en a fait des pièces de collection très recherchées. J’ai continué comme cela, en entretenant ces collections, ce qui m’a permis de voyager et de connaître des gens riches, très riches, des grands de ce monde même : des hommes d’affaires, des artistes, des mégalomanes, des sportifs professionnels et j’en passe. J’ai bien gagné ma vie, même si je ne courais pas après l’argent. J’avais simplement besoin de la mécanique. C’est juste avant de prendre ma retraite que j’ai fait la connaissance d’un homme. Un vrai passionné de moto, de custom plus précisément. Nous sommes devenus amis. Peu de temps avant sa mort, il m’en a légué une, mais de manière officieuse, afin que personne ne le sache car il savait qu’un jour où l’autre, des experts viendraient me voir pour la mettre hors d’usage.
- Vous voulez dire que vous en possédez une en état de marche ? » s’exclame Quentin.
Il se rend soudain compte de sa bévue.
« Moins fort ! » lui intime Valentin.
Face à eux, les mères de famille continuent leur discussion.
« Connaissez-vous les peines encourues pour la possession de ce que vous venez de dire ? Les derniers rebelles ont littéralement été cloués au pilori de cette satanée loi de la Protection de la Vie ! Plusieurs années de prison pour mise en danger de la vie d’autrui, avec obligation de suivre une thérapie, qui de toute façon ne sert à rien puisque la plupart ont été jugés inaptes à vivre en société. »
Le vieil homme reprend son calme. De son côté, Quentin semble perplexe : il a toujours cru que les sanctions pour non respect de cette loi avaient été amplifiées par le bouche-à-oreille, tout comme il comprend pourquoi elles sont un mal nécessaire. Quand la raison défaille, des mesures aussi radicales soient-elles doivent être prises pour la suppléer. Ce vieil homme serait-il fou ou inconscient pour ne pas le comprendre ? Son refus des traitements pour guérir sa maladie n’est-il d'ailleurs pas une preuve de sa totale irresponsabilité ?
« Je sais ce à quoi vous pensez, finit par dire Valentin. Mais là n’est pas le sujet car, comme je vous l’ai dit, je n’ai pas vraiment de temps à perdre. Alors je vais vous poser une question. Réfléchissez-y bien avant de répondre, d’accord ? »
Comme Quentin acquiesce, il continue :
« Donc voilà : si je vous en donne l’occasion, voudriez-vous la voir ? Je veux dire : la voir rouler. Ma vie touche à sa fin, Quentin, et c’est un rêve que je me suis juré de réaliser. La démarrer et la faire rouler. Si je ne le fais pas maintenant, je ne pourrai plus jamais le faire. Et de toute façon, que m’importe désormais d’être dénoncé ? »
Il baisse les yeux, soudain timide.
« Je n’ai jamais eu de femme ni d’enfant, trop occupé que j’étais à me salir les mains dans le cambouis. Mais je vous ai vu au musée, Quentin. J’ai vu l’étincelle dans vos yeux. Vous êtes la seule personne que je connais avec qui partager ce rêve. »
Une éternité s’écoule entre les deux hommes. Quentin a tourné son visage vers la lumière du soleil, les paupières closes, perdu dans ses réflexions. Valentin n’ose pas le regarder. C’est Quentin qui finit par rompre le silence. Il baisse la tête et ouvre les yeux avec peine à cause de la luminosité.
« Pourquoi montaient-ils sur des machines si dangereuses, monsieur Ross ? La vie à cette époque n’avait-elle donc aucune valeur ? »
Valentin se tourne vers lui, partagé entre tristesse et espoir.
« Elles n’étaient pas dangereuses. Enfin, pas autant qu’on a voulu le faire croire. Comme tout véhicule, elles étaient impliquées dans des accidents et oui, le pilote n’avait pas de carrosserie pour le protéger, alors il était souvent blessé. Certains mouraient lors de ces accidents.
- Alors pourquoi ?
- Pour vivre, Quentin, pour vivre. Ou plutôt, pour se sentir vivre. Pouvez-vous imaginer le sentiment de liberté qu’on éprouve au guidon de ces engins ? Vous, cette machine, la route qui défile, le moteur qui vibre et ronronne, les paysages qui s’enchaînent, l’air frais sur le visage... Nul besoin d’aller vite ou de prendre des risques. La liberté, Quentin, la liberté. »
Il sort une carte de visite en papier de la poche de son veston et la glisse dans la main de l’étudiant.
« Voici mon numéro de téléphone. Si le coeur vous en dit, je serai chez moi demain, à ma maison de campagne. Et demain sera le grand jour. Cela fait plusieurs années que je réussis à conserver quelques litres de carburant. Ils valent une fortune, je sais, mais demain, je les verserai dans le réservoir et…»
Il laisse sa phrase en suspens pour suivre du regard un groupe d’hirondelles qui virevoltent au-dessus du parc, décrivant de larges courbes qui s’entrecroisent.
« La liberté, Quentin… » murmure-t-il.
Il se lève et fait quelques pas avant de se retourner.
« Vous y penserez ce soir en rentrant chez vous. »
Puis il s’en va. Assis sur le banc, l’esprit troublé, Quentin le regarde s’éloigner de sa démarche traînante. Qu’a-t-il voulu dire avec sa dernière phrase ? S’agit-il d’une question, d’un conseil ou d’une prémonition ?
Juste avant de disparaître derrière un amas de buissons, Valentin se retourne une dernière fois pour le saluer. Quentin lui répond d’un signe de la main.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
En arrivant chez lui ce soir-là, il téléphone à Valériane pour s’excuser de ne pas avoir plus prêté attention à elle aujourd’hui. Il ignore où elle se trouve et ne lui demande d’ailleurs pas, mais il perçoit des bruits de conversations mêlés à de la musique d’ambiance. Il est encore tôt pour qu’elle soit en boîte de nuit et Quentin se dit qu’elle se trouve certainement dans un commerce animé ou un restaurant branché. Il bredouille plus qu'il ne parle et, après avoir raccroché, il réalise qu’il n’a fait qu’augmenter un peu plus le malaise qu’il cherchait à dissiper. En fait, son esprit est bien trop occupé à méditer sur sa conversation avec ce vieil homme rencontré par hasard au musée.
Par hasard ? Non, bien entendu, puisque Valentin a avoué être revenu aujourd’hui dans le but de le croiser à nouveau. Mais pourquoi moi ? s’interroge Quentin. Il ne doit pas être le seul à venir contempler ces motos - dixit Valentin. D’ailleurs, il n’y est allé que deux fois, dont une car il a cherché à tromper son ennui. On ne peut pas appeler cela une addiction tout de même! Et puis éprouve-t-il une quelconque fascination ? De la curiosité, oui, car c’est la première fois qu’il en a vu pour de vrai, mais c'est tout.
« Non, elles te fascinent, tu n’as qu’une envie et tu le sais. »
Il frissonne, incapable de reconnaître s’il s’agit de sa voix intérieure ou bien de la voix de Valentin.
« Tu n’as qu’une envie et tu le sais » répète-t-elle avec insistance.
Quentin la chasse du revers de la main comme il le ferait pour une mouche. Il se lance dans de nouvelles recherches sur internet et tombe sur les mêmes sites que la veille. Un doute se glisse alors dans une faille de son esprit : pourquoi ne trouve-t-il aucun renseignement sur les motocyclettes en dehors des sites officiels ? Un frisson lui parcourt soudain le dos. Il s’immobilise, pris de vertige devant l’évidence de la réponse, et il commence à se mordiller la lèvre, le regard dans le vide. Des phrases de Valentin lui reviennent, notamment sur le fait que certaines choses ne doivent pas être dites en public. Le vieil homme est-il sénile ou au contraire extrêmement lucide ? Une personne au moins pourrait lui apporter un élément de réponse, car elle a presque l’âge de Valentin. Quentin prend son téléphone.
« Allô, grand-père ? »
À l’autre bout du fil, la personne tousse pour s’éclaircir la gorge.
« C’est toi, Quentin ? Comment vas-tu ?
- Très bien grand-père, je te remercie. »
Craignant de se montrer malpoli en téléphonant uniquement pour cela, il hésite avant de continuer mais sa curiosité l'emporte.
« Je suis désolé de t’appeler comme ça mais j’ai une question à te poser... C’est pour un devoir à l’Institut. »
Lui qui n’a jamais osé mentir à un membre de sa famille, sauf à son petit frère lorsque celui-ci le taquine sur les filles, il n’en revient pas de sa hardiesse.
« Le sujet parle des motocyclettes, continue-t-il.
- Des motos ? Mais qu’est-ce-que cela a à voir avec tes études ?
- Ce n’est qu’un aspect du sujet. Mais j’aime bien savoir de quoi je parle et je me suis dit que tu en as vu rouler, non ?
- En effet. Mais qu’est-ce-que tu veux savoir ?
- Tu en as possédé une ?
- Non.
- Parce qu’elles étaient dangereuses ?
- Oui, mais surtout parce que ta grand-mère ne voulait pas. »
Au ton de sa voix, Quentin comprend que son grand-père sourit quand il ajoute:
« Parce qu’elle trouvait ça dangereux.
- Mais si elles l’étaient, alors pourquoi en as-tu eu envie ?
- C’était une autre époque. J’étais inconscient. On fait tous des choses idiotes quand on est jeune. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’avec le recul, je ne regrette pas. Les motos étaient réellement dangereuses. Les lois de ce côté-là ont évolué dans le bon sens, crois-moi. Quand la raison défaille, des mesures doivent être prises pour la suppléer, tu comprends ? »
Quentin ouvre la bouche pour répondre mais aucune parole ne franchit ses lèvres. Quelques heures auparavant, il s’est répété cette même phrase, mot pour mot, comme pour s'en convaincre. Il n’y a rien d’étonnant à cela puisqu’elle est gravée au fronton de chaque classe d’éducation civique. Elle est le fondement même de la loi de la Protection de la Vie.
Quentin ferme les yeux car des vertiges l’assaillent à nouveau comme un essaim de guêpes. Il continue cependant à parler, plus par politesse que par désir. Il raccroche au bout de quelques minutes, un étrange goût amer dans la bouche. Son regard parcourt l’appartement. Tout est neuf, propre, rangé. Formaté. Oui, c’est le mot exact.
« Il faut que je grignote quelque chose » articule-t-il à voix haute.
Il n’a pas faim mais manger va lui permettre de se changer les idées pendant quelques minutes. Le réfrigérateur lui conseille une assiette de poisson et de féculent. Après le repas, le Major d’Home l’avise qu’à la vue de sa mélancolie, il devrait regarder un programme divertissant. Il lui présente donc une émission de variétés et une comédie. Quand plus tard Quentin s’allonge sur son lit, la lampe de chevet s’éteint presque aussitôt alors que son matelas le masse avec douceur. Le Major d’Home diffuse une musique à peine audible. Quentin reste les yeux grands ouverts dans l’obscurité à fixer le plafond. Plus d'une heure s'est écoulée quand il se redresse d’un bond. La lampe de chevet se rallume et le Major-d’Home lui demande si tout va bien.
« J’ai pris une décision, c’est tout, répond Quentin d'une voix calme. Je te remercie de m’y avoir aidé. »
Enfin en paix avec lui-même, il ne met qu’un instant à sombrer dans un sommeil sans rêve.
(la suite ce soir ou demain si vous êtes sages )
Par hasard ? Non, bien entendu, puisque Valentin a avoué être revenu aujourd’hui dans le but de le croiser à nouveau. Mais pourquoi moi ? s’interroge Quentin. Il ne doit pas être le seul à venir contempler ces motos - dixit Valentin. D’ailleurs, il n’y est allé que deux fois, dont une car il a cherché à tromper son ennui. On ne peut pas appeler cela une addiction tout de même! Et puis éprouve-t-il une quelconque fascination ? De la curiosité, oui, car c’est la première fois qu’il en a vu pour de vrai, mais c'est tout.
« Non, elles te fascinent, tu n’as qu’une envie et tu le sais. »
Il frissonne, incapable de reconnaître s’il s’agit de sa voix intérieure ou bien de la voix de Valentin.
« Tu n’as qu’une envie et tu le sais » répète-t-elle avec insistance.
Quentin la chasse du revers de la main comme il le ferait pour une mouche. Il se lance dans de nouvelles recherches sur internet et tombe sur les mêmes sites que la veille. Un doute se glisse alors dans une faille de son esprit : pourquoi ne trouve-t-il aucun renseignement sur les motocyclettes en dehors des sites officiels ? Un frisson lui parcourt soudain le dos. Il s’immobilise, pris de vertige devant l’évidence de la réponse, et il commence à se mordiller la lèvre, le regard dans le vide. Des phrases de Valentin lui reviennent, notamment sur le fait que certaines choses ne doivent pas être dites en public. Le vieil homme est-il sénile ou au contraire extrêmement lucide ? Une personne au moins pourrait lui apporter un élément de réponse, car elle a presque l’âge de Valentin. Quentin prend son téléphone.
« Allô, grand-père ? »
À l’autre bout du fil, la personne tousse pour s’éclaircir la gorge.
« C’est toi, Quentin ? Comment vas-tu ?
- Très bien grand-père, je te remercie. »
Craignant de se montrer malpoli en téléphonant uniquement pour cela, il hésite avant de continuer mais sa curiosité l'emporte.
« Je suis désolé de t’appeler comme ça mais j’ai une question à te poser... C’est pour un devoir à l’Institut. »
Lui qui n’a jamais osé mentir à un membre de sa famille, sauf à son petit frère lorsque celui-ci le taquine sur les filles, il n’en revient pas de sa hardiesse.
« Le sujet parle des motocyclettes, continue-t-il.
- Des motos ? Mais qu’est-ce-que cela a à voir avec tes études ?
- Ce n’est qu’un aspect du sujet. Mais j’aime bien savoir de quoi je parle et je me suis dit que tu en as vu rouler, non ?
- En effet. Mais qu’est-ce-que tu veux savoir ?
- Tu en as possédé une ?
- Non.
- Parce qu’elles étaient dangereuses ?
- Oui, mais surtout parce que ta grand-mère ne voulait pas. »
Au ton de sa voix, Quentin comprend que son grand-père sourit quand il ajoute:
« Parce qu’elle trouvait ça dangereux.
- Mais si elles l’étaient, alors pourquoi en as-tu eu envie ?
- C’était une autre époque. J’étais inconscient. On fait tous des choses idiotes quand on est jeune. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’avec le recul, je ne regrette pas. Les motos étaient réellement dangereuses. Les lois de ce côté-là ont évolué dans le bon sens, crois-moi. Quand la raison défaille, des mesures doivent être prises pour la suppléer, tu comprends ? »
Quentin ouvre la bouche pour répondre mais aucune parole ne franchit ses lèvres. Quelques heures auparavant, il s’est répété cette même phrase, mot pour mot, comme pour s'en convaincre. Il n’y a rien d’étonnant à cela puisqu’elle est gravée au fronton de chaque classe d’éducation civique. Elle est le fondement même de la loi de la Protection de la Vie.
Quentin ferme les yeux car des vertiges l’assaillent à nouveau comme un essaim de guêpes. Il continue cependant à parler, plus par politesse que par désir. Il raccroche au bout de quelques minutes, un étrange goût amer dans la bouche. Son regard parcourt l’appartement. Tout est neuf, propre, rangé. Formaté. Oui, c’est le mot exact.
« Il faut que je grignote quelque chose » articule-t-il à voix haute.
Il n’a pas faim mais manger va lui permettre de se changer les idées pendant quelques minutes. Le réfrigérateur lui conseille une assiette de poisson et de féculent. Après le repas, le Major d’Home l’avise qu’à la vue de sa mélancolie, il devrait regarder un programme divertissant. Il lui présente donc une émission de variétés et une comédie. Quand plus tard Quentin s’allonge sur son lit, la lampe de chevet s’éteint presque aussitôt alors que son matelas le masse avec douceur. Le Major d’Home diffuse une musique à peine audible. Quentin reste les yeux grands ouverts dans l’obscurité à fixer le plafond. Plus d'une heure s'est écoulée quand il se redresse d’un bond. La lampe de chevet se rallume et le Major-d’Home lui demande si tout va bien.
« J’ai pris une décision, c’est tout, répond Quentin d'une voix calme. Je te remercie de m’y avoir aidé. »
Enfin en paix avec lui-même, il ne met qu’un instant à sombrer dans un sommeil sans rêve.
(la suite ce soir ou demain si vous êtes sages )
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
Une dizaine de sonneries sont nécessaires avant que Valentin décroche. Quentin n’a pas osé appeler trop tôt. Réveillé de bonne heure et l’esprit serein, il est resté de longues minutes assis au comptoir de la cuisine. Le réfrigérateur lui a proposé un petit-déjeuner léger mais néanmoins copieux car, vu les températures estivales annoncées pour la journée, une salade composée est le meilleur compromis pour le repas suivant.
Quentin a tout englouti et il est en train de siroter un jus d’orange quand il juge que ce samedi matin est suffisamment entamé pour téléphoner à Valentin sans risquer de le sortir du lit. Une voix essoufflée se fait entendre dans l’appareil mais Quentin reconnaît sans peine le vieil homme.
« Oui, allô ? »
Valentin ne dispose pas de visiophone, aussi Quentin sourit-il devant l’écran qui reste noir.
« Bonjour, c’est Quentin, vous savez, nous nous sommes…
- Ah oui, Quentin! ».
Il y a des bruits de papiers froissés, de petits objets qu’on déplace à la hâte et de pages qu’on tourne à toute vitesse.
« Désolé d’avoir mis tout ce temps, reprend le vieil homme. J’étais en train de bricoler et j’ai dû marcher un peu vite pour traverser la cour. Et courir, ce n’est plus de mon âge. »
Il s’interrompt. Quentin perçoit la gêne dans son silence. De son côté, il n’a pas vraiment pensé à ce qu’il va lui raconter. Aussi met-il plusieurs secondes avant de parler, et ce qu’il dit ne ressemble en rien à ce qu’il a formulé pendant cette courte attente.
« Je suis d’accord », répond-il simplement.
C’est à son tour de se taire, incapable qu’il est de prononcer d’autres mots mais Valentin enchaîne aussitôt. Malgré l’écran éteint, Quentin croit voir briller les yeux du vieil homme.
« C’est fantastique. Fantastique! Je me… enfin, vous avez bien réfléchi, car ce n’est pas… Les risques sont grands, jeune homme. Moi je m’en moque, mais vous, vous serez considéré comme mon complice et…»
Il marque une pause, comme pour donner plus de force à ce qu’il ajoute :
« Je ne voudrais pas vous nuire, comprenez-le bien. J’ai peut-être été un peu trop direct avec vous hier après-midi. Je n’ai jamais été doué pour parler aux gens, ni d’une grande patience d’ailleurs. Mais ceci pourrait avoir de lourdes conséquences pour vous et votre avenir. Il s’agit de mon rêve, et je ne souhaite pas que ce soit un cauchemar pour vous, jeune homme. Mais j’aurai ainsi l’espoir que la flamme ne s’éteindra pas avec moi et...
- C’est d’accord ! insiste Quentin. Il ne m’a pas fallu longtemps
pour peser le pour et le contre, et de toute façon... »
Le reste de ses mots se perd dans un soupir car d’un coup tout va trop vite. C’est comme si son esprit, habitué à une douce léthargie, s’était soudain essoufflé dans un sprint. Alors, à la manière d’un sportif qui récupère, il lève les yeux au plafond et prend deux profondes inspirations.
« Il y a des choses que je veux connaître, ou plutôt ressentir. Donc ma décision est prise. Où peut-on se voir? »
Valentin lui donne son adresse en précisant que depuis peu, une ligne de navettes pour voyageurs dessert une station à une quinzaine de minutes de marche de sa ferme. Il faut compter entre une heure trente et deux heures de trajet, aussi ne devrait-il pas tarder s’il souhaite déjeuner avec lui. Quentin lui promet d’être là à temps puis il raccroche avec l’affreuse impression d’avoir glissé le doigt dans un engrenage qui va le broyer mais qui, paradoxalement, lui procurera une exaltation comme jamais il n’en a connue.
Après une bonne douche, il opte pour une paire de jeans et un pull léger. Alors qu’il lace ses baskets, il décide de les troquer contre des souliers à la semelle plus épaisse. Exceptées ses courtes visites à ses parents, il n’a pas quitté Lyon depuis plusieurs mois. Il aime pourtant la campagne mais ses études l’ont enfermé en ville. Qui plus est, le confort de son appartement n’a fait que l’isoler un peu plus puisque le Major d’Home pourvoie au moindre de ses besoins ou presque.
En enfilant ses chaussures, Quentin entend encore son père lui annoncer fièrement qu’il n’aura besoin de rien ici, et il esquisse un sourire en repensant à cette phrase.
« Non, je n’ai besoin de rien ici, dit-il à son reflet dans le miroir de l'armoire. Ou plus exactement, de rien de ce qui se trouve ici. »
Une femme de ménage le salue alors qu'il traverse le hall de l'immeuble d’un bon pas. En réponse, Quentin lui adresse un large sourire avant de héler le premier élec-taxi qui se présente. À la gare, un distributeur automatique lui donne ses billets et lui souhaite un agréable voyage. Trop excité pour s'asseoir, Quentin prend place au fond de la rame malgré les nombreuses places vides.
Quentin a tout englouti et il est en train de siroter un jus d’orange quand il juge que ce samedi matin est suffisamment entamé pour téléphoner à Valentin sans risquer de le sortir du lit. Une voix essoufflée se fait entendre dans l’appareil mais Quentin reconnaît sans peine le vieil homme.
« Oui, allô ? »
Valentin ne dispose pas de visiophone, aussi Quentin sourit-il devant l’écran qui reste noir.
« Bonjour, c’est Quentin, vous savez, nous nous sommes…
- Ah oui, Quentin! ».
Il y a des bruits de papiers froissés, de petits objets qu’on déplace à la hâte et de pages qu’on tourne à toute vitesse.
« Désolé d’avoir mis tout ce temps, reprend le vieil homme. J’étais en train de bricoler et j’ai dû marcher un peu vite pour traverser la cour. Et courir, ce n’est plus de mon âge. »
Il s’interrompt. Quentin perçoit la gêne dans son silence. De son côté, il n’a pas vraiment pensé à ce qu’il va lui raconter. Aussi met-il plusieurs secondes avant de parler, et ce qu’il dit ne ressemble en rien à ce qu’il a formulé pendant cette courte attente.
« Je suis d’accord », répond-il simplement.
C’est à son tour de se taire, incapable qu’il est de prononcer d’autres mots mais Valentin enchaîne aussitôt. Malgré l’écran éteint, Quentin croit voir briller les yeux du vieil homme.
« C’est fantastique. Fantastique! Je me… enfin, vous avez bien réfléchi, car ce n’est pas… Les risques sont grands, jeune homme. Moi je m’en moque, mais vous, vous serez considéré comme mon complice et…»
Il marque une pause, comme pour donner plus de force à ce qu’il ajoute :
« Je ne voudrais pas vous nuire, comprenez-le bien. J’ai peut-être été un peu trop direct avec vous hier après-midi. Je n’ai jamais été doué pour parler aux gens, ni d’une grande patience d’ailleurs. Mais ceci pourrait avoir de lourdes conséquences pour vous et votre avenir. Il s’agit de mon rêve, et je ne souhaite pas que ce soit un cauchemar pour vous, jeune homme. Mais j’aurai ainsi l’espoir que la flamme ne s’éteindra pas avec moi et...
- C’est d’accord ! insiste Quentin. Il ne m’a pas fallu longtemps
pour peser le pour et le contre, et de toute façon... »
Le reste de ses mots se perd dans un soupir car d’un coup tout va trop vite. C’est comme si son esprit, habitué à une douce léthargie, s’était soudain essoufflé dans un sprint. Alors, à la manière d’un sportif qui récupère, il lève les yeux au plafond et prend deux profondes inspirations.
« Il y a des choses que je veux connaître, ou plutôt ressentir. Donc ma décision est prise. Où peut-on se voir? »
Valentin lui donne son adresse en précisant que depuis peu, une ligne de navettes pour voyageurs dessert une station à une quinzaine de minutes de marche de sa ferme. Il faut compter entre une heure trente et deux heures de trajet, aussi ne devrait-il pas tarder s’il souhaite déjeuner avec lui. Quentin lui promet d’être là à temps puis il raccroche avec l’affreuse impression d’avoir glissé le doigt dans un engrenage qui va le broyer mais qui, paradoxalement, lui procurera une exaltation comme jamais il n’en a connue.
Après une bonne douche, il opte pour une paire de jeans et un pull léger. Alors qu’il lace ses baskets, il décide de les troquer contre des souliers à la semelle plus épaisse. Exceptées ses courtes visites à ses parents, il n’a pas quitté Lyon depuis plusieurs mois. Il aime pourtant la campagne mais ses études l’ont enfermé en ville. Qui plus est, le confort de son appartement n’a fait que l’isoler un peu plus puisque le Major d’Home pourvoie au moindre de ses besoins ou presque.
En enfilant ses chaussures, Quentin entend encore son père lui annoncer fièrement qu’il n’aura besoin de rien ici, et il esquisse un sourire en repensant à cette phrase.
« Non, je n’ai besoin de rien ici, dit-il à son reflet dans le miroir de l'armoire. Ou plus exactement, de rien de ce qui se trouve ici. »
Une femme de ménage le salue alors qu'il traverse le hall de l'immeuble d’un bon pas. En réponse, Quentin lui adresse un large sourire avant de héler le premier élec-taxi qui se présente. À la gare, un distributeur automatique lui donne ses billets et lui souhaite un agréable voyage. Trop excité pour s'asseoir, Quentin prend place au fond de la rame malgré les nombreuses places vides.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
Le train quitte Lyon en quelques minutes, laissant derrière lui la grisaille du béton et la monotonie des immeubles pour glisser dans le vert de la campagne. Quentin regarde le paysage défiler sans le voir. Il s’efforce de ne pas penser ni à ce qu’il fait, ni à ce qu’il va découvrir, mais c’est bien plus fort que lui. Le doux sourire de Valériane, les examens de fin d’année qui approchent à grands pas et la visite surprise qu’il s’est promis de faire à ses parents ont été balayés en quelques secondes par des images de motos, la voix de Valentin et le texte du petit écran devant la vitrine au musée. Plus il essaie de se concentrer sur autre chose, plus sa pensée résiste pour revenir au but de son voyage. Quand enfin la gare est annoncée, il se retrouve à tapoter du bout de l’index contre la poignée de maintien en attendant l’ouverture de la porte. Et lorsqu’il pose le pied sur le quai quelques instants plus tard, Quentin comprend que l’engrenage dans lequel il a mis le doigt est sur le point de l’aspirer. Il se dit que c’est délicieux.
Il trouve sans peine la navette dont Valentin lui a parlé. À cette heure-ci, le car ne transporte que de rares passagers, mais Quentin éprouve la désagréable sensation que tout le monde connaît ses intentions, que chaque personne croisée l’espionne. Depuis sa descente du train, un étrange picotement lui hérisse la nuque comme si des dizaines de paires d’yeux l’observaient par derrière. Il prend sur lui pour ne pas se retourner ou sauter en marche. Maintenant qu’il est dans cet autocar, il doit tout avoir du gosse préparant un mauvais coup. Pour se donner de la contenance, il se concentre sur les collines qui défilent.
Enfin, l’arrêt.
Non seulement les indications de Valentin sont excellentes, mais en plus Quentin marche vite, comme dopé par l'excitation.
« Un pont enjambe une rivière presque à sec, et juste après il faut traverser la route pour emprunter un chemin de terre qui monte derrière un bosquet » lui a expliqué Valentin. Quentin a trouvé sans problème et il est en sueur quand il débouche enfin sur une vaste étendue plate, abritée par des arbres. La vieille bâtisse en pierre apparaît de l’autre côté d’un vallon de hautes herbes et de buissons. Elle donne l’impression d’avoir été posée là comme si on avait voulu l’ancrer dans le sol. Elle est basse avec de vieux volets en bois adroitement rénovés et des tuiles à l’ancienne dans le plus pur style provençal. De l’autre côté de la cour en terre battue, un bâtiment en tôle d'une trentaine de mètres de long au toit arrondi paraît endormi et attendre qu’on le réveille. C’est tout du moins l’effet qu’il produit à Quentin car le silence ambiant ne lui correspond pas et qu’on s’attendrait à entendre des coups martelés, la rengaine stridente de scies en pleine action et des voix s’interpellant s’élever de son ventre.
Valentin apparaît sur le seuil de la ferme, visiblement heureux de revoir Quentin. Il traverse la cour d’un bon pas malgré sa légère claudication et vient lui serrer la main. Il l’invite à entrer pour se rafraîchir. Ils parlent de tout et de rien. Aucun des deux ne souhaite apparemment aborder ce qui les réunit aujourd’hui, sans doute trop excités qu’ils sont, de peur aussi de ne plus pouvoir parler d’autre chose et de devoir faire face à toutes les conséquences éventuelles.
Valentin est bon cuisinier, et le repas succulent. À cause de son copieux petit-déjeuner et de l’excitation qui lui noue l’estomac, Quentin ne peut cependant que grignoter quelques miettes de ce qu’il y a dans son assiette. Il se force par pur respect à finir son dessert.
« Je ne mange pas tous les jours comme cela, avoue Valentin alors que, enfoncé dans un grand fauteuil, il se caresse doucement le ventre. Et tous mes invités, même s’ils sont rares, n’ont pas droit à un tel repas.
- Vous m’en voyez honoré…
- Ne le soyez pas, jeune homme, car je dois vous avouer que j’ai avant tout pensé à mon propre plaisir. »
Son visage redevient sérieux.
« Je crois que le moment est venu » dit-il en se levant.
Quentin se lève à son tour, plus par politesse que par réelle envie. Il retrouve Valentin dans la cuisine. Le vieil homme regarde la vaisselle dans l’évier sans la voir.
« Vous rendez-vous compte de ce que nous allons faire ? » finit-il par demander.
Quentin voudrait répondre mais ne trouve aucun mot pour exprimer ses sentiments. Peu importe de toute façon, car la question de Valentin n’en est pas vraiment une.
« Nous allons mettre une malheureuse machine désuète en route, reprend ce dernier. Ensuite, je monterai dessus et je m’en irai me promener. Rien que pour cela, je vais être considéré comme un fou, un criminel. Je vais risquer la prison pour les quelques jours qu’il me reste alors que c’est juste le rêve d’un vieil homme. Dans quelle société vivons-nous, Quentin ? »
Deux larmes s'égarent dans ses rides avant de rouler jusqu’à son menton. Le seul réflexe de Quentin est de serrer le vieil homme contre lui. Ils restent ainsi plusieurs minutes, Valentin ne sanglotant pas mais respirant avec difficulté. Quentin, lui, a tout juste refermé ses bras qu’il prend soudain conscience qu’il n’a jamais eu autant d’intimité avec qui que ce soit, même pas ses parents ou ses frères et soeurs. Il réalise alors combien il s’est déshumanisé à vivre comme il l’a fait jusqu’à maintenant, combien les hommes se sont déshumanisés. Il comprend également que plus rien au monde ne le fera changer d’avis. Son existence entière vient de basculer, il le sait. Il est convaincu d’avoir pris la bonne décision et qu’il doit maintenant aller jusqu’au bout. Il a enfin saisi le vrai sens de sa vie.
« Vivre » articule-t-il.
Valentin s’écarte doucement de lui.
« Pardon ? ».
Quentin lui sourit.
« Allons-y, montrez-moi votre moto. »
Il trouve sans peine la navette dont Valentin lui a parlé. À cette heure-ci, le car ne transporte que de rares passagers, mais Quentin éprouve la désagréable sensation que tout le monde connaît ses intentions, que chaque personne croisée l’espionne. Depuis sa descente du train, un étrange picotement lui hérisse la nuque comme si des dizaines de paires d’yeux l’observaient par derrière. Il prend sur lui pour ne pas se retourner ou sauter en marche. Maintenant qu’il est dans cet autocar, il doit tout avoir du gosse préparant un mauvais coup. Pour se donner de la contenance, il se concentre sur les collines qui défilent.
Enfin, l’arrêt.
Non seulement les indications de Valentin sont excellentes, mais en plus Quentin marche vite, comme dopé par l'excitation.
« Un pont enjambe une rivière presque à sec, et juste après il faut traverser la route pour emprunter un chemin de terre qui monte derrière un bosquet » lui a expliqué Valentin. Quentin a trouvé sans problème et il est en sueur quand il débouche enfin sur une vaste étendue plate, abritée par des arbres. La vieille bâtisse en pierre apparaît de l’autre côté d’un vallon de hautes herbes et de buissons. Elle donne l’impression d’avoir été posée là comme si on avait voulu l’ancrer dans le sol. Elle est basse avec de vieux volets en bois adroitement rénovés et des tuiles à l’ancienne dans le plus pur style provençal. De l’autre côté de la cour en terre battue, un bâtiment en tôle d'une trentaine de mètres de long au toit arrondi paraît endormi et attendre qu’on le réveille. C’est tout du moins l’effet qu’il produit à Quentin car le silence ambiant ne lui correspond pas et qu’on s’attendrait à entendre des coups martelés, la rengaine stridente de scies en pleine action et des voix s’interpellant s’élever de son ventre.
Valentin apparaît sur le seuil de la ferme, visiblement heureux de revoir Quentin. Il traverse la cour d’un bon pas malgré sa légère claudication et vient lui serrer la main. Il l’invite à entrer pour se rafraîchir. Ils parlent de tout et de rien. Aucun des deux ne souhaite apparemment aborder ce qui les réunit aujourd’hui, sans doute trop excités qu’ils sont, de peur aussi de ne plus pouvoir parler d’autre chose et de devoir faire face à toutes les conséquences éventuelles.
Valentin est bon cuisinier, et le repas succulent. À cause de son copieux petit-déjeuner et de l’excitation qui lui noue l’estomac, Quentin ne peut cependant que grignoter quelques miettes de ce qu’il y a dans son assiette. Il se force par pur respect à finir son dessert.
« Je ne mange pas tous les jours comme cela, avoue Valentin alors que, enfoncé dans un grand fauteuil, il se caresse doucement le ventre. Et tous mes invités, même s’ils sont rares, n’ont pas droit à un tel repas.
- Vous m’en voyez honoré…
- Ne le soyez pas, jeune homme, car je dois vous avouer que j’ai avant tout pensé à mon propre plaisir. »
Son visage redevient sérieux.
« Je crois que le moment est venu » dit-il en se levant.
Quentin se lève à son tour, plus par politesse que par réelle envie. Il retrouve Valentin dans la cuisine. Le vieil homme regarde la vaisselle dans l’évier sans la voir.
« Vous rendez-vous compte de ce que nous allons faire ? » finit-il par demander.
Quentin voudrait répondre mais ne trouve aucun mot pour exprimer ses sentiments. Peu importe de toute façon, car la question de Valentin n’en est pas vraiment une.
« Nous allons mettre une malheureuse machine désuète en route, reprend ce dernier. Ensuite, je monterai dessus et je m’en irai me promener. Rien que pour cela, je vais être considéré comme un fou, un criminel. Je vais risquer la prison pour les quelques jours qu’il me reste alors que c’est juste le rêve d’un vieil homme. Dans quelle société vivons-nous, Quentin ? »
Deux larmes s'égarent dans ses rides avant de rouler jusqu’à son menton. Le seul réflexe de Quentin est de serrer le vieil homme contre lui. Ils restent ainsi plusieurs minutes, Valentin ne sanglotant pas mais respirant avec difficulté. Quentin, lui, a tout juste refermé ses bras qu’il prend soudain conscience qu’il n’a jamais eu autant d’intimité avec qui que ce soit, même pas ses parents ou ses frères et soeurs. Il réalise alors combien il s’est déshumanisé à vivre comme il l’a fait jusqu’à maintenant, combien les hommes se sont déshumanisés. Il comprend également que plus rien au monde ne le fera changer d’avis. Son existence entière vient de basculer, il le sait. Il est convaincu d’avoir pris la bonne décision et qu’il doit maintenant aller jusqu’au bout. Il a enfin saisi le vrai sens de sa vie.
« Vivre » articule-t-il.
Valentin s’écarte doucement de lui.
« Pardon ? ».
Quentin lui sourit.
« Allons-y, montrez-moi votre moto. »
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
Le long bâtiment de l’autre côté de la cour sert en fait d’entrepôt. Du lambris imitant le métal brossé recouvre les murs incurvés. Pas la moindre trace de poussière ni la moindre marque d’huile ne vient maculer le sol en béton.
En franchissant la grande porte coulissante, Quentin a été abasourdi de voir des machines agricoles d’un autre âge alignées comme pour un passage en revue. La plus imposante, une moissonneuse-batteuse comme le lui explique Valentin, occupe presque toute la largeur du bâtiment, et le haut de sa cabine effleure la courbe du toit.
« Eh oui, fait le vieil homme, je t'ai dit que j'étais passionné de mécanique, et j’ai amassé ces vielles carcasses de tracteurs, remorques et engins divers. L’avantage avec ces machines est qu’il n’y a pas que la mécanique du moteur à rénover, mais tout un ensemble de systèmes. Et puis, elles n’ont pour ainsi dire jamais été soumises à aucune restriction, alors j’en ai profité. »
Il présente un bon nombre de modèles en expliquant leurs usages et en donnant quelques caractéristiques techniques. Quentin acquiesce par moment car il en reconnaît certaines. Dans un but purement décoratif, son père a fait rénover un tracteur et une machine à vendanger pour les exposer à l’entrée de la cave.
Lorsqu’enfin ils arrivent devant la moissonneuse-batteuse, Valentin marque un temps, comme pour considérer la taille de l’énorme engin.
« On récoltait les céréales avec » dit-il.
Il désigne le gigantesque cylindre creux bardé de lames à l’avant.
« Elles étaient tranchées et aspirées ici. Ensuite, soit un mécanisme à l’intérieur les liait en bottes compactes, soit elles étaient recrachées dans une remorque grâce à ce gros tuyau. »
Il avance le long de la machine et fait de grands gestes pour illustrer ses explications. Il désigne désormais un conduit à l'extrémité coudée qui sort des entrailles de la moissonneuse-batteuse pour finir au-dessus d’une remorque. Comme Quentin imagine le parcours des céréales dans le tuyau, son regard vient se poser sur le vieil homme. Celui-ci a alors un signe de tête pour l’inviter à le suivre et il contourne la remorque. Quentin obéit. Quand il arrive à la hauteur de Valentin, ce dernier a le bras levé contre l’arrière de la remorque, prêt à tirer sur une énorme goupille. Les deux hommes échangent un regard, puis Valentin actionne la goupille. Dans un souffle pneumatique, l’arrière de la remorque s’abaisse lentement.
« Je lui ai mis des vérins, précise Valentin, sinon l’ouverture se fait d’un coup, et ça pèse un peu trop lourd pour moi. »
Il prend une profonde inspiration alors que le battant finit sa course pour se transformer en rampe, puis il invite Quentin à s’approcher.
« Voilà » dit-il sur un ton gêné comme pour s’excuser de ne pas avoir une formule mieux appropriée.
Quentin grimpe dans la remorque, et alors il voit la moto. Elle est plus petite que celles du musée ; plus délicate en fait. Son moteur, surtout, est bien moins imposant. Un phare chromé surmonté d’un compteur le regarde de biais car elle est béquillée sur le côté. Les rayons des roues ajoutent de la finesse à l’ensemble. Un pot d’échappement sort de chacun des deux cylindres avant de plonger sous le moteur pour réapparaître de part et d’autre de la roue arrière. Le réservoir dont la forme rappelle une goutte d’eau descend doucement vers la selle basse et large en simili-cuir. Enfin, une armature en métal chromé et dressée à l’équerre termine le minuscule siège du passager. Le garde-boue arrière enveloppe presque la roue. Toutes les parties métalliques du cadre, ainsi que le réservoir et les garde-boue, ont été peintes d’un magnifique noir pailleté. Une aile stylisée de couleur dorée, pas plus grosse que la paume de la main, orne le flanc du réservoir. Juste en-dessous est inscrit en lettres d’or ce qui doit être la marque ou le modèle.
« Honda 125 Rebel » lit Quentin à voix haute.
Il s’approche de la moto, la contournant à pas feutrés comme s’il craignait de l’effrayer. Il tend une main pour la toucher. C’est alors qu’il réalise combien son coeur bat vite. Le sang lui martèle les tempes et un poids lui comprime la poitrine. Quand ses doigts effleurent la peinture du réservoir, il les retire vivement comme s’il venait de se brûler. Il lève les yeux vers Valentin qui est monté à son tour dans la remorque. Le vieil homme lui sourit, l’invitant d’un léger mouvement de tête à continuer. Quentin hésite, puis sa main se pose sur le réservoir dont il suit avec tendresse les délicates courbes. Ses doigts continuent malgré lui à caresser la machine, la rondeur de la selle, le profil des échappements, puis les irrégularités du moteur avant de remonter le long des fourches jusqu’au compteur. À chaque nouvelle matière, à chaque changement de forme, le bout de ses doigts le picote délicieusement. Avec plaisir et regret tout à la fois, il se rend compte qu’il éprouverait le même frisson en caressant le corps dévêtu de Valériane. Combien de fois s’est-il imaginé, nu contre elle, à effleurer ses formes avec délicatesse ? Il ferme les yeux et prend alors conscience des odeurs qui enveloppent la moto : le parfum doux du faux-cuir de la selle, que Valentin a certainement traité, la senteur brute et grasse du moteur et une autre plus subtile, légèrement âpre qui lui picote le nez et qu’il devine comme étant celle de l’essence, bien qu’il n’en ait jamais sentie.
« Impressionnant, n’est-ce-pas? » fait Valentin dont le visage rayonne.
Il attend que Quentin émerge de sa torpeur avant de poursuivre.
« Honda était un des leaders du marché de la moto avant de se consacrer exclusivement aux voitures puis aux élec-mobiles, comme tous les autres constructeurs l’ont fait d’ailleurs. Ce n’est pas sa plus belle machine, loin de là, et encore moins sa plus puissante. Son moteur n’est que de 124 cm3 et sa vitesse de pointe avoisine les 100km/h, pas plus. C’était ce qu’on appelait une entrée de gamme. Un permis spécifique était inutile à sa conduite, même si cela a été sujet à de longs débats. Du coup, certains motards boudaient ces petites cylindrées car ils ne les considéraient pas comme de vraies motos, même s’il est évident que c’est est une. Et sans aucun doute la dernière en état de marche dans ce pays. Je me demande d’ailleurs combien de ses détracteurs d’alors seraient prêts à vendre père et mère pour parcourir quelques kilomètres à son guidon s’ils vivaient aujourd’hui. »
Il se tait, visiblement en proie à une profonde nostalgie. Son visage se referme.
« Dès que j’ai eu l’âge requis, j’ai passé mon permis, que j’ai payé à prix d’or, car les moto-écoles se faisaient de plus en plus rares. Je n’ai pu rouler que quelques années avant que mon budget me force à renoncer à ce loisir, car devenu beaucoup trop onéreux.
- Un loisir ? » s'étonne Quentin.
Il a également noté que le vieil homme le tutoie désormais, mais il n’en éprouve aucune gêne, bien au contraire.
« Comment pouvait-on parler de loisir alors que faire de la moto pouvait être mortel ? Rien que le nom de celle-ci, Rebel, indique clairement son côté antisocial, non ? »
Il n’y a aucune animosité dans sa voix, juste le désir de comprendre, et Valentin ne s’y trompe pas.
« Non, tu es dans l’erreur, Quentin. Certes, cela pouvait être dangereux car le pilote n’était pas protégé en cas de chute. Mais après tout, évite-t-on d’aller à la plage car il y a un risque de noyade ou d’hydrocution ? De même, pourquoi prendre l’avion alors qu’en cas de problème, il n’y aura d’autre issue que le crash ? »
Il s’assoit à califourchon sur la selle. La moto se redresse, faisant légèrement grincer les suspensions.
« Être motard ne signifiait pas être inconscient. Certains prenaient leur moto pour rouler avec leurs amis, d’autres pour se rendre au travail, d’autres pour se déplacer plus facilement. Il y a avait même des forces de police qui roulaient à moto. Oui Quentin, tu entends bien. C'était un moyen de locomotion comme un autre à une époque, et ce sont les politiques d’alors qui, soucieux de récolter toujours plus de voix, ont promulgué cette satanée loi et ont diabolisé la moto.
- Mais si c’est le cas, pourquoi tout le monde a suivi ?
- Tu te poses vraiment la question ?
- Oui. »
Valentin se penche en avant et ses mains viennent se poser sur le guidon.
« Bien malgré eux, les motards sont devenus les moutons noirs aussi bien aux yeux des politiques, avides de pouvoir, que des autres usagers de la route qui ne les comprenaient pas forcément. Mais les uns et les autres ne voyaient en eux que des délinquants car leurs motos étaient dotées de performances bien supérieures à la plupart des voitures, et il faut avouer que nombre de motards ne s’en privaient pas. Mais comme je te l’ai dit, cela ne signifie pas qu’ils étaient inconscients. Ils vivaient simplement autre chose. C’est un peu comme le vacancier qui regarde décoller les avions et qui ne comprend pas que certaines personnes aiment voyager dans des pays lointains alors que lui trouve en France tout ce qu’il recherche. Tu vois ce que je veux dire?
- Je crois, oui
- Alors assez parlé, Quentin. Tu es toujours décidé à m’aider ?
- Bien sûr!
- Tu as conscience de ce que tu risques ?
- Cela n’a pas vraiment d’importance de toute façon. »
Valentin lui tapote l’épaule. Ses lèvres tremblotent, semblant hésiter entre la joie et la haine, et Quentin ne se rend pas compte qu’il s’agit de pitié.
« Alors mettons-la en route, dit le vieil homme. J’ai mis dans le réservoir le peu d’essence de synthèse que j’ai réussi à conserver. »
Il replie la béquille d’un mouvement rapide de la jambe et manoeuvre la moto en lui faisant faire de petits va-et-vient rapides. Quand elle est dans l’axe de la rampe, il donne un léger coup de rein et la moto avance. Elle descend en conservant un parfait équilibre, Valentin se contentant de freiner pour la retenir et l’empêcher de prendre de la vitesse. Enfin, elle est sur la dalle de béton.
Quentin descend à son tour et en arrivant à sa hauteur, il voit avec étonnement que le vieil homme est au bord des larmes. Il attribue cela à l’émotion et doit lui-même se retenir.
« On la démarre ? » demande Valentin.
Quentin ne répond pas. Il se contente d’acquiescer. C’est alors que tout bascule. L’engrenage l’aspire d’un coup pour le broyer sans aucune retenue.
En franchissant la grande porte coulissante, Quentin a été abasourdi de voir des machines agricoles d’un autre âge alignées comme pour un passage en revue. La plus imposante, une moissonneuse-batteuse comme le lui explique Valentin, occupe presque toute la largeur du bâtiment, et le haut de sa cabine effleure la courbe du toit.
« Eh oui, fait le vieil homme, je t'ai dit que j'étais passionné de mécanique, et j’ai amassé ces vielles carcasses de tracteurs, remorques et engins divers. L’avantage avec ces machines est qu’il n’y a pas que la mécanique du moteur à rénover, mais tout un ensemble de systèmes. Et puis, elles n’ont pour ainsi dire jamais été soumises à aucune restriction, alors j’en ai profité. »
Il présente un bon nombre de modèles en expliquant leurs usages et en donnant quelques caractéristiques techniques. Quentin acquiesce par moment car il en reconnaît certaines. Dans un but purement décoratif, son père a fait rénover un tracteur et une machine à vendanger pour les exposer à l’entrée de la cave.
Lorsqu’enfin ils arrivent devant la moissonneuse-batteuse, Valentin marque un temps, comme pour considérer la taille de l’énorme engin.
« On récoltait les céréales avec » dit-il.
Il désigne le gigantesque cylindre creux bardé de lames à l’avant.
« Elles étaient tranchées et aspirées ici. Ensuite, soit un mécanisme à l’intérieur les liait en bottes compactes, soit elles étaient recrachées dans une remorque grâce à ce gros tuyau. »
Il avance le long de la machine et fait de grands gestes pour illustrer ses explications. Il désigne désormais un conduit à l'extrémité coudée qui sort des entrailles de la moissonneuse-batteuse pour finir au-dessus d’une remorque. Comme Quentin imagine le parcours des céréales dans le tuyau, son regard vient se poser sur le vieil homme. Celui-ci a alors un signe de tête pour l’inviter à le suivre et il contourne la remorque. Quentin obéit. Quand il arrive à la hauteur de Valentin, ce dernier a le bras levé contre l’arrière de la remorque, prêt à tirer sur une énorme goupille. Les deux hommes échangent un regard, puis Valentin actionne la goupille. Dans un souffle pneumatique, l’arrière de la remorque s’abaisse lentement.
« Je lui ai mis des vérins, précise Valentin, sinon l’ouverture se fait d’un coup, et ça pèse un peu trop lourd pour moi. »
Il prend une profonde inspiration alors que le battant finit sa course pour se transformer en rampe, puis il invite Quentin à s’approcher.
« Voilà » dit-il sur un ton gêné comme pour s’excuser de ne pas avoir une formule mieux appropriée.
Quentin grimpe dans la remorque, et alors il voit la moto. Elle est plus petite que celles du musée ; plus délicate en fait. Son moteur, surtout, est bien moins imposant. Un phare chromé surmonté d’un compteur le regarde de biais car elle est béquillée sur le côté. Les rayons des roues ajoutent de la finesse à l’ensemble. Un pot d’échappement sort de chacun des deux cylindres avant de plonger sous le moteur pour réapparaître de part et d’autre de la roue arrière. Le réservoir dont la forme rappelle une goutte d’eau descend doucement vers la selle basse et large en simili-cuir. Enfin, une armature en métal chromé et dressée à l’équerre termine le minuscule siège du passager. Le garde-boue arrière enveloppe presque la roue. Toutes les parties métalliques du cadre, ainsi que le réservoir et les garde-boue, ont été peintes d’un magnifique noir pailleté. Une aile stylisée de couleur dorée, pas plus grosse que la paume de la main, orne le flanc du réservoir. Juste en-dessous est inscrit en lettres d’or ce qui doit être la marque ou le modèle.
« Honda 125 Rebel » lit Quentin à voix haute.
Il s’approche de la moto, la contournant à pas feutrés comme s’il craignait de l’effrayer. Il tend une main pour la toucher. C’est alors qu’il réalise combien son coeur bat vite. Le sang lui martèle les tempes et un poids lui comprime la poitrine. Quand ses doigts effleurent la peinture du réservoir, il les retire vivement comme s’il venait de se brûler. Il lève les yeux vers Valentin qui est monté à son tour dans la remorque. Le vieil homme lui sourit, l’invitant d’un léger mouvement de tête à continuer. Quentin hésite, puis sa main se pose sur le réservoir dont il suit avec tendresse les délicates courbes. Ses doigts continuent malgré lui à caresser la machine, la rondeur de la selle, le profil des échappements, puis les irrégularités du moteur avant de remonter le long des fourches jusqu’au compteur. À chaque nouvelle matière, à chaque changement de forme, le bout de ses doigts le picote délicieusement. Avec plaisir et regret tout à la fois, il se rend compte qu’il éprouverait le même frisson en caressant le corps dévêtu de Valériane. Combien de fois s’est-il imaginé, nu contre elle, à effleurer ses formes avec délicatesse ? Il ferme les yeux et prend alors conscience des odeurs qui enveloppent la moto : le parfum doux du faux-cuir de la selle, que Valentin a certainement traité, la senteur brute et grasse du moteur et une autre plus subtile, légèrement âpre qui lui picote le nez et qu’il devine comme étant celle de l’essence, bien qu’il n’en ait jamais sentie.
« Impressionnant, n’est-ce-pas? » fait Valentin dont le visage rayonne.
Il attend que Quentin émerge de sa torpeur avant de poursuivre.
« Honda était un des leaders du marché de la moto avant de se consacrer exclusivement aux voitures puis aux élec-mobiles, comme tous les autres constructeurs l’ont fait d’ailleurs. Ce n’est pas sa plus belle machine, loin de là, et encore moins sa plus puissante. Son moteur n’est que de 124 cm3 et sa vitesse de pointe avoisine les 100km/h, pas plus. C’était ce qu’on appelait une entrée de gamme. Un permis spécifique était inutile à sa conduite, même si cela a été sujet à de longs débats. Du coup, certains motards boudaient ces petites cylindrées car ils ne les considéraient pas comme de vraies motos, même s’il est évident que c’est est une. Et sans aucun doute la dernière en état de marche dans ce pays. Je me demande d’ailleurs combien de ses détracteurs d’alors seraient prêts à vendre père et mère pour parcourir quelques kilomètres à son guidon s’ils vivaient aujourd’hui. »
Il se tait, visiblement en proie à une profonde nostalgie. Son visage se referme.
« Dès que j’ai eu l’âge requis, j’ai passé mon permis, que j’ai payé à prix d’or, car les moto-écoles se faisaient de plus en plus rares. Je n’ai pu rouler que quelques années avant que mon budget me force à renoncer à ce loisir, car devenu beaucoup trop onéreux.
- Un loisir ? » s'étonne Quentin.
Il a également noté que le vieil homme le tutoie désormais, mais il n’en éprouve aucune gêne, bien au contraire.
« Comment pouvait-on parler de loisir alors que faire de la moto pouvait être mortel ? Rien que le nom de celle-ci, Rebel, indique clairement son côté antisocial, non ? »
Il n’y a aucune animosité dans sa voix, juste le désir de comprendre, et Valentin ne s’y trompe pas.
« Non, tu es dans l’erreur, Quentin. Certes, cela pouvait être dangereux car le pilote n’était pas protégé en cas de chute. Mais après tout, évite-t-on d’aller à la plage car il y a un risque de noyade ou d’hydrocution ? De même, pourquoi prendre l’avion alors qu’en cas de problème, il n’y aura d’autre issue que le crash ? »
Il s’assoit à califourchon sur la selle. La moto se redresse, faisant légèrement grincer les suspensions.
« Être motard ne signifiait pas être inconscient. Certains prenaient leur moto pour rouler avec leurs amis, d’autres pour se rendre au travail, d’autres pour se déplacer plus facilement. Il y a avait même des forces de police qui roulaient à moto. Oui Quentin, tu entends bien. C'était un moyen de locomotion comme un autre à une époque, et ce sont les politiques d’alors qui, soucieux de récolter toujours plus de voix, ont promulgué cette satanée loi et ont diabolisé la moto.
- Mais si c’est le cas, pourquoi tout le monde a suivi ?
- Tu te poses vraiment la question ?
- Oui. »
Valentin se penche en avant et ses mains viennent se poser sur le guidon.
« Bien malgré eux, les motards sont devenus les moutons noirs aussi bien aux yeux des politiques, avides de pouvoir, que des autres usagers de la route qui ne les comprenaient pas forcément. Mais les uns et les autres ne voyaient en eux que des délinquants car leurs motos étaient dotées de performances bien supérieures à la plupart des voitures, et il faut avouer que nombre de motards ne s’en privaient pas. Mais comme je te l’ai dit, cela ne signifie pas qu’ils étaient inconscients. Ils vivaient simplement autre chose. C’est un peu comme le vacancier qui regarde décoller les avions et qui ne comprend pas que certaines personnes aiment voyager dans des pays lointains alors que lui trouve en France tout ce qu’il recherche. Tu vois ce que je veux dire?
- Je crois, oui
- Alors assez parlé, Quentin. Tu es toujours décidé à m’aider ?
- Bien sûr!
- Tu as conscience de ce que tu risques ?
- Cela n’a pas vraiment d’importance de toute façon. »
Valentin lui tapote l’épaule. Ses lèvres tremblotent, semblant hésiter entre la joie et la haine, et Quentin ne se rend pas compte qu’il s’agit de pitié.
« Alors mettons-la en route, dit le vieil homme. J’ai mis dans le réservoir le peu d’essence de synthèse que j’ai réussi à conserver. »
Il replie la béquille d’un mouvement rapide de la jambe et manoeuvre la moto en lui faisant faire de petits va-et-vient rapides. Quand elle est dans l’axe de la rampe, il donne un léger coup de rein et la moto avance. Elle descend en conservant un parfait équilibre, Valentin se contentant de freiner pour la retenir et l’empêcher de prendre de la vitesse. Enfin, elle est sur la dalle de béton.
Quentin descend à son tour et en arrivant à sa hauteur, il voit avec étonnement que le vieil homme est au bord des larmes. Il attribue cela à l’émotion et doit lui-même se retenir.
« On la démarre ? » demande Valentin.
Quentin ne répond pas. Il se contente d’acquiescer. C’est alors que tout bascule. L’engrenage l’aspire d’un coup pour le broyer sans aucune retenue.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Rebel(les)
L’étudiant reste immobile. Au lieu d’actionner le petit bouton du démarreur, Valentin s’est tourné vers lui. Son visage s’est alors tordu dans un affreux rictus, comme un masque de cire commence à fondre, et les larmes ont jailli pour ruisseler sur ses joues. Ses lèvres s’ouvrent, étirant de minces fils d’une salive blanchâtre, mais seul un râle étouffé en sort.
Quentin ne comprend pas, ou ne veut pas, même quand deux policiers en uniforme bondissent de derrière une machine pour se jeter sur lui, matraque à la main. Au bout de l’entrepôt, la grande porte coulissante s’ouvre avec fracas et d’autres policiers courent dans sa direction. Les deux premiers ne sont plus qu’à quelques enjambées et hurlent des ordres que Quentin n’entend pas tant la scène lui paraît irréelle. Il enregistre tout mais est absent, comme s’il regardait un film muet au ralenti sur un gigantesque écran de cinéma en relief.
Les deux policiers crient, le visage déformé par la haine, Valentin pleure comme un enfant, la tête enfouie dans le guidon de la moto et déjà les pas précipités des autres policiers approchent, sont tout autour, fondent sur lui. Un coup de matraque sur l’épaule le ramène cruellement à la réalité et le projette au sol. Il sent à peine sa tête taper contre le béton que déjà de puissants spasmes lui tordent les entrailles. Il vomit sans pouvoir se retenir, son corps entier se contractant pour se vider. Ses yeux se révulsent et ses poumons manquent soudain d'oxygène. Ses oreilles bourdonnent. L’acidité lui brûle la gorge et les narines. Curieusement, alors que son corps ne lui obéit plus, sa pensée s’organise et il se dit que les policiers ont utilisé la dernière génération de matraques, celles hérissées d’électrodes qui provoquent d’irrépressibles nausées.
Quand enfin l’effet s’estompe après ce qui lui a semblé une éternité, il avale des grandes goulées d’air qui lui enflamment la gorge et les poumons. Il s’essuie la bouche avec sa manche, trop faible pour faire quoi que ce soit d’autre. Les spasmes continuent de le secouer. Une terrible douleur lui vrille l’intérieur du ventre.
« Relevez-le ! » aboie une voix toute proche.
Quentin ne peut que subir le mouvement quand des mains se glissent sous ses aisselles. Il regarde autour de lui mais ses yeux se heurtent à un mur d’uniformes. Il retombe à genoux, épuisé. C’est alors qu’un uniforme se détache des autres et s’approche de lui.
« Vous êtes en état d’arrestation ! » tonne la même voix que précédemment.
Quentin relève la tête et découvre qu’il s’agit d’un officier, haut gradé vu le nombre de barrettes sur ses manches. Malgré la dureté de sa voix, l’homme reste très calme, le toisant de toute sa hauteur. Il fait signe à ses hommes de ne pas prévoir de menottes. Quand il parle à nouveau, une odeur de menthol embaume l’air. Sans doute prend-il des pastilles pour lutter contre la pestilence du vomi.
« Vous êtes accusé d’assistance à une personne tentant de mettre sa vie en danger ainsi que la loi de Protection de la Vie le stipule. À ce titre, vous êtes considéré comme un meurtrier potentiel. Comprenez-vous ce que je dis ? »
Quentin ne sait pas quoi répondre, et l’officier ne lui en laisse de toute manière pas le temps. D’un geste de sa matraque, il ordonne à ses hommes de le relever, ce qu’ils font sans ménagement.
« Je vous félicite, continue-t-il. Vous êtes le premier à être allé aussi loin. Certains sont directement remontés dans le train à peine le pied posé sur le quai de la gare. D’autres ne sont pas descendus du bus et se sont retrouvés Dieu sait où. Ceux qui sont arrivés ici ont renoncé en voyant cette motocyclette ou en décelant quelque chose dans l’attitude de notre cher ami Valentin. Il devient de plus en plus sensible, mais il a quand même réussi à vous convaincre et vous, surtout, vous avez sauté à pieds joints. Mais ne vous en voulez pas, notre plan est bien rôdé et terriblement facile à mettre en place grâce à l’empressement de ce brave Valentin à coopérer. »
Au fur et à mesure que l’homme parle, Quentin sent une nouvelle nausée monter en lui. Celle-ci n’est pas due au coup de matraque mais à la haine qu’il éprouve soudain pour cet officier, pour Valentin, pour la société toute entière. Pour ces parents aussi qui, sous prétexte de lui apporter de l’amour et de le combler, n’ont fait que lui mettre des oeillères pour qu’il suive la voie qu’ils lui ont tracée.
Deux jours auparavant, il aurait courbé l’échine pour demander clémence et faire son mea culpa. Il aurait plaidé l’erreur de jeunesse et sa naïveté, son aveuglement face au bien-fondé de cette loi de Protection de la Vie, et il aurait remercié cet officier de le réprimander ainsi. Mais une partie de lui dont il ignorait l’existence jusqu’à aujourd’hui refuse de se soumettre et le force à s’interroger. Il regarde l’officier droit dans les yeux. Celui-ci sort de sa poche une petite tablette numérique qu’il tourne vers Quentin.
L’image provient d’une vidéo de surveillance. La caméra doit être placée à hauteur de la taille et est braquée vers le haut. L’étudiant reconnaît son visage. Des ombres se forment dans un coin de l'écran et il devine qu’il s’agit de ses doigts. Le décor est celui du musée. À chaque mouvement de ses doigts, des indications apparaissent sur l’écran : empreintes digitales, identité, adresse, jusqu’à l’état civil de ses parents. Il se revoit alors pianoter sur le petit écran devant la vitrine aux motos et la vraie raison de la visite au musée s'impose soudain à lui. Il est resté collé à cette vitre alors que la plupart de ses camarades n’ont pas pris le temps de regarder les motos ; quant aux rares qui s’y sont intéressés, ils sont partis dès l’arrivée du professeur. Aucun n’a été fasciné comme lui.
« Pourquoi ? » s'écrie-t-il soudain.
L’officier sait que la question ne lui est pas destinée. Il s’écarte, dévoilant Valentin qui, toujours assis sur la moto à quelques mètres de là, pleure à chaudes larmes, le corps secoué par les sanglots.
Quentin hurle à nouveau sa question et cherche à se débattre mais des mains expertes le clouent sur place. Il crie car au fond de lui, il refuse d’admettre la trahison dont il est victime. Dans son esprit défilent pêle-mêle les phrases de Valentin et chacune est un véritable coup de poignard en pleine poitrine.
Les policiers finissent par le remettre sur pieds et l’entraînent vers la porte à l’autre bout du hangar. Quand ils passent à hauteur du vieil homme, Quentin stoppe net. L’officier fait signe à ses hommes de le laisser faire.
« Pourquoi, Valentin ? répète l’étudiant. Je ne peux pas croire que vous m’avez dit tout ça si vous n’y croyez pas ! Vous avez cela en vous, vous aimez ces motos et vous auriez été prêt à vendre père et mère pour… »
Il vient de comprendre. Son visage pâlit alors que ses jambes ploient soudain mais les policiers le maintiennent debout. Un sourire de squale fend le visage de l’officier. Il ordonne à ses hommes de reprendre leur marche. Vidé de toutes forces physiques et mentales, Quentin se laisse emmener comme un simple sac, les pieds traînant sur le sol.
Le soleil qui commence à décliner face à la porte l’éblouit. Les policiers se dirigent vers un fourgon aux vitres grillagées garé à l’entrée du chemin de terre de l’autre côté de la cour. Ils n’en sont plus qu’à quelques mètres lorsqu’un bruit fait sursauter Quentin. Il s’est crû éteint, anéanti, mais toutes ses forces lui reviennent d’un coup.
Il n’a jamais rien entendu de tel. Ce n’est pas très puissant et ça ressemble à une succession de petites explosions. Quentin en comprend aussitôt l'origine quand le bruit enfle soudain depuis le fond du hangar pour se rapprocher à toute vitesse. Il se retourne et réalise alors que les policiers l’ont lâché, tout aussi fascinés que lui.
La Rebel bondit hors du bâtiment, soulevant une gerbe de graviers quand elle déboule dans la cour. Valentin est aplati contre le réservoir et Quentin le voit hurler des mots qu'il n'entend pas mais dont il saisit parfaitement le sens. D’un violent coup d’épaule, il repousse le policier le plus proche et s’élance. La moto marque un arrêt infime alors qu’il enjambe la selle et il se trouve collé au minuscule dosseret quand Valentin remet les gaz. Quentin sent l’accélération mais ne peut vraiment l’apprécier. Déjà le vieil homme fait zigzaguer la machine pour éviter les policiers et fonce vers le chemin de terre. La moto s’y engage en rebondissant sur ses suspensions malmenées avant de disparaître dans un nuage de poussière.
Ballotté comme un sac de chiffons, Quentin entend l’officier crier des ordres, puis il n’y a bientôt plus que le bruit du moteur, de la terre décollée par les roues et du vent. Il se penche en avant pour ne faire qu’un avec Valentin. Ses pieds viennent naturellement se positionner sur les cale-pieds et ses bras se nouent autour de la taille du vieil homme.
Il ressent chaque déformation du chemin dans le moindre de ses os et sa tête rebondit en rythme contre le dos de Valentin. Celui-ci n’a pas ralenti mais conduit avec plus de prudence, préférant virer à gauche ou à droite pour éviter une ornière plutôt que de passer sauvagement en plein milieu.
Quentin ferme les yeux. Il sait que cela ne durera pas, qu’il va être condamné à la prison, et il décide de savourer ce qu’il vit. Parce que oui, il vit. Comme jamais il n’a vécu et comme jamais plus il ne vivra. Un vent merveilleusement frais lui ébouriffe les cheveux et siffle à ses oreilles. Le moindre pore de son visage se dilate pour en profiter. Il rouvre les yeux, la tête toujours penchée sur le dos du vieil homme. Les buissons et les arbustes du bord du chemin se succèdent à toute vitesse, se fondant en un fabuleux kaléidoscope de verts et d’ocres. Derrière, la campagne défile paresseusement. Quentin redresse la tête et par-dessus l’épaule de Valentin, il voit le compteur de vitesse. L’aiguille tressaute et se rapproche des 70 km/h. C’est alors qu’après un virage apparaît un véhicule de police garé en travers du chemin.
Quentin se crispe car Valentin s’est un peu plus aplati sur le réservoir pour aider la moto à accélérer. La voiture se rapproche à toute vitesse. Dans une manœuvre habile, la moto semble sauter de côté pour l’éviter. Un instant, Quentin croit qu’ils vont tomber tant elle s’incline, puis elle se redresse et la voiture est derrière eux.
Les deux policiers ont trouvé refuge de l’autre côté de leur véhicule et ils jaillissent de leur abri comme deux diables en boîte. Quentin voit avec horreur du coin de l’oeil qu’ils sont armés et, bien qu’ils ont disparu de son champ de vision, il devine qu’ils sont déjà en train d’épauler. Il lève la tête. Malgré l’air qui lui fouette maintenant les yeux, il voit le ruban sombre de la route à une trentaine de mètres. Une lueur d’espoir brille en lui, puis des coups de feu retentissent. Il entend et ressent presque aussitôt les impacts des balles contre le métal de la petite moto . Une douleur atroce le fait hurler quand son mollet droit explose dans une gerbe de sang. Involontairement, il se redresse, ne réalisant même pas qu’il déséquilibre Valentin, et une autre balle lui transperce le torse de part en part. Le sang éclabousse les habits du vieil homme. Pendant la fraction de seconde qui suit, Quentin comprend que la balle a aussi atteint son ami. La moto se couche d’un coup, les jetant au sol avec violence pour les envoyer dans le fossé. Quentin croit mourir alors que sa tête racle l’herbe haute du bord du chemin, puis tout s'obscurcit.
Il ouvre les yeux. Calme absolu. Sérénité. Allongé sur le dos, il ne voit que le bleu du ciel et les hautes herbes qui l'entourent. Il ne ressent aucune douleur. Un bruit de froissement d’herbes et de tissu se fait entendre juste à côté de lui, puis un visage apparaît tout contre le sien. Quentin reconnaît son ami. Le vieil homme saigne de la bouche et d’une vilaine plaie à la pommette. Ses lèvres rougies par le sang bougent mais Quentin ne comprend tout d’abord pas ce qu’il lui dit, puis la voix essoufflée et terriblement faible devient un peu plus distincte.
« … me forçaient pour me permettre de faire de la moto, et je ne pouvais pas refuser, car j'étais trop passionné… tant aimé faire partager ma passion mais… pas le choix… avais refusé, il me l’aurait prise et m’auraient vacciné pour que je survive à … puis jugé et condamné à l’internement dans leur centre au nom de la loi de la Prot… »
Quentin ne saisit pas les derniers mots. Il voudrait tendre la main pour caresser le visage de Valentin, dont le sang goutte sur son propre visage et se mêle au sien, mais ses bras ne lui obéissent plus. Quand enfin Valentin arrête de parler, l’étudiant le regarde droit dans les yeux.
« Merci » lui murmure-t-il à l'oreille.
Un mince sourire se dessine sur le visage du vieil homme, puis sa tête vient se poser sur la poitrine de Quentin. Son corps se crispe à peine à l’instant où il meurt.
Quentin ferme les yeux. Il entend un véhicule s’arrêter tout près puis des pas précipités se rapprocher. Il sent le regard de l’officier. Que peut-il bien penser du fait que deux hommes sont en train de mourir au nom de la loi de Protection de la Vie ? Comment un esprit, aussi torturé soit-il, peut-il le concevoir ? Comment vivre dans une société qui cautionne cela ?
Quentin n’y réfléchit pas. Il n’a même plus la force de simplement respirer. Alors, enfin heureux, il abandonne.
Quentin ne comprend pas, ou ne veut pas, même quand deux policiers en uniforme bondissent de derrière une machine pour se jeter sur lui, matraque à la main. Au bout de l’entrepôt, la grande porte coulissante s’ouvre avec fracas et d’autres policiers courent dans sa direction. Les deux premiers ne sont plus qu’à quelques enjambées et hurlent des ordres que Quentin n’entend pas tant la scène lui paraît irréelle. Il enregistre tout mais est absent, comme s’il regardait un film muet au ralenti sur un gigantesque écran de cinéma en relief.
Les deux policiers crient, le visage déformé par la haine, Valentin pleure comme un enfant, la tête enfouie dans le guidon de la moto et déjà les pas précipités des autres policiers approchent, sont tout autour, fondent sur lui. Un coup de matraque sur l’épaule le ramène cruellement à la réalité et le projette au sol. Il sent à peine sa tête taper contre le béton que déjà de puissants spasmes lui tordent les entrailles. Il vomit sans pouvoir se retenir, son corps entier se contractant pour se vider. Ses yeux se révulsent et ses poumons manquent soudain d'oxygène. Ses oreilles bourdonnent. L’acidité lui brûle la gorge et les narines. Curieusement, alors que son corps ne lui obéit plus, sa pensée s’organise et il se dit que les policiers ont utilisé la dernière génération de matraques, celles hérissées d’électrodes qui provoquent d’irrépressibles nausées.
Quand enfin l’effet s’estompe après ce qui lui a semblé une éternité, il avale des grandes goulées d’air qui lui enflamment la gorge et les poumons. Il s’essuie la bouche avec sa manche, trop faible pour faire quoi que ce soit d’autre. Les spasmes continuent de le secouer. Une terrible douleur lui vrille l’intérieur du ventre.
« Relevez-le ! » aboie une voix toute proche.
Quentin ne peut que subir le mouvement quand des mains se glissent sous ses aisselles. Il regarde autour de lui mais ses yeux se heurtent à un mur d’uniformes. Il retombe à genoux, épuisé. C’est alors qu’un uniforme se détache des autres et s’approche de lui.
« Vous êtes en état d’arrestation ! » tonne la même voix que précédemment.
Quentin relève la tête et découvre qu’il s’agit d’un officier, haut gradé vu le nombre de barrettes sur ses manches. Malgré la dureté de sa voix, l’homme reste très calme, le toisant de toute sa hauteur. Il fait signe à ses hommes de ne pas prévoir de menottes. Quand il parle à nouveau, une odeur de menthol embaume l’air. Sans doute prend-il des pastilles pour lutter contre la pestilence du vomi.
« Vous êtes accusé d’assistance à une personne tentant de mettre sa vie en danger ainsi que la loi de Protection de la Vie le stipule. À ce titre, vous êtes considéré comme un meurtrier potentiel. Comprenez-vous ce que je dis ? »
Quentin ne sait pas quoi répondre, et l’officier ne lui en laisse de toute manière pas le temps. D’un geste de sa matraque, il ordonne à ses hommes de le relever, ce qu’ils font sans ménagement.
« Je vous félicite, continue-t-il. Vous êtes le premier à être allé aussi loin. Certains sont directement remontés dans le train à peine le pied posé sur le quai de la gare. D’autres ne sont pas descendus du bus et se sont retrouvés Dieu sait où. Ceux qui sont arrivés ici ont renoncé en voyant cette motocyclette ou en décelant quelque chose dans l’attitude de notre cher ami Valentin. Il devient de plus en plus sensible, mais il a quand même réussi à vous convaincre et vous, surtout, vous avez sauté à pieds joints. Mais ne vous en voulez pas, notre plan est bien rôdé et terriblement facile à mettre en place grâce à l’empressement de ce brave Valentin à coopérer. »
Au fur et à mesure que l’homme parle, Quentin sent une nouvelle nausée monter en lui. Celle-ci n’est pas due au coup de matraque mais à la haine qu’il éprouve soudain pour cet officier, pour Valentin, pour la société toute entière. Pour ces parents aussi qui, sous prétexte de lui apporter de l’amour et de le combler, n’ont fait que lui mettre des oeillères pour qu’il suive la voie qu’ils lui ont tracée.
Deux jours auparavant, il aurait courbé l’échine pour demander clémence et faire son mea culpa. Il aurait plaidé l’erreur de jeunesse et sa naïveté, son aveuglement face au bien-fondé de cette loi de Protection de la Vie, et il aurait remercié cet officier de le réprimander ainsi. Mais une partie de lui dont il ignorait l’existence jusqu’à aujourd’hui refuse de se soumettre et le force à s’interroger. Il regarde l’officier droit dans les yeux. Celui-ci sort de sa poche une petite tablette numérique qu’il tourne vers Quentin.
L’image provient d’une vidéo de surveillance. La caméra doit être placée à hauteur de la taille et est braquée vers le haut. L’étudiant reconnaît son visage. Des ombres se forment dans un coin de l'écran et il devine qu’il s’agit de ses doigts. Le décor est celui du musée. À chaque mouvement de ses doigts, des indications apparaissent sur l’écran : empreintes digitales, identité, adresse, jusqu’à l’état civil de ses parents. Il se revoit alors pianoter sur le petit écran devant la vitrine aux motos et la vraie raison de la visite au musée s'impose soudain à lui. Il est resté collé à cette vitre alors que la plupart de ses camarades n’ont pas pris le temps de regarder les motos ; quant aux rares qui s’y sont intéressés, ils sont partis dès l’arrivée du professeur. Aucun n’a été fasciné comme lui.
« Pourquoi ? » s'écrie-t-il soudain.
L’officier sait que la question ne lui est pas destinée. Il s’écarte, dévoilant Valentin qui, toujours assis sur la moto à quelques mètres de là, pleure à chaudes larmes, le corps secoué par les sanglots.
Quentin hurle à nouveau sa question et cherche à se débattre mais des mains expertes le clouent sur place. Il crie car au fond de lui, il refuse d’admettre la trahison dont il est victime. Dans son esprit défilent pêle-mêle les phrases de Valentin et chacune est un véritable coup de poignard en pleine poitrine.
Les policiers finissent par le remettre sur pieds et l’entraînent vers la porte à l’autre bout du hangar. Quand ils passent à hauteur du vieil homme, Quentin stoppe net. L’officier fait signe à ses hommes de le laisser faire.
« Pourquoi, Valentin ? répète l’étudiant. Je ne peux pas croire que vous m’avez dit tout ça si vous n’y croyez pas ! Vous avez cela en vous, vous aimez ces motos et vous auriez été prêt à vendre père et mère pour… »
Il vient de comprendre. Son visage pâlit alors que ses jambes ploient soudain mais les policiers le maintiennent debout. Un sourire de squale fend le visage de l’officier. Il ordonne à ses hommes de reprendre leur marche. Vidé de toutes forces physiques et mentales, Quentin se laisse emmener comme un simple sac, les pieds traînant sur le sol.
Le soleil qui commence à décliner face à la porte l’éblouit. Les policiers se dirigent vers un fourgon aux vitres grillagées garé à l’entrée du chemin de terre de l’autre côté de la cour. Ils n’en sont plus qu’à quelques mètres lorsqu’un bruit fait sursauter Quentin. Il s’est crû éteint, anéanti, mais toutes ses forces lui reviennent d’un coup.
Il n’a jamais rien entendu de tel. Ce n’est pas très puissant et ça ressemble à une succession de petites explosions. Quentin en comprend aussitôt l'origine quand le bruit enfle soudain depuis le fond du hangar pour se rapprocher à toute vitesse. Il se retourne et réalise alors que les policiers l’ont lâché, tout aussi fascinés que lui.
La Rebel bondit hors du bâtiment, soulevant une gerbe de graviers quand elle déboule dans la cour. Valentin est aplati contre le réservoir et Quentin le voit hurler des mots qu'il n'entend pas mais dont il saisit parfaitement le sens. D’un violent coup d’épaule, il repousse le policier le plus proche et s’élance. La moto marque un arrêt infime alors qu’il enjambe la selle et il se trouve collé au minuscule dosseret quand Valentin remet les gaz. Quentin sent l’accélération mais ne peut vraiment l’apprécier. Déjà le vieil homme fait zigzaguer la machine pour éviter les policiers et fonce vers le chemin de terre. La moto s’y engage en rebondissant sur ses suspensions malmenées avant de disparaître dans un nuage de poussière.
Ballotté comme un sac de chiffons, Quentin entend l’officier crier des ordres, puis il n’y a bientôt plus que le bruit du moteur, de la terre décollée par les roues et du vent. Il se penche en avant pour ne faire qu’un avec Valentin. Ses pieds viennent naturellement se positionner sur les cale-pieds et ses bras se nouent autour de la taille du vieil homme.
Il ressent chaque déformation du chemin dans le moindre de ses os et sa tête rebondit en rythme contre le dos de Valentin. Celui-ci n’a pas ralenti mais conduit avec plus de prudence, préférant virer à gauche ou à droite pour éviter une ornière plutôt que de passer sauvagement en plein milieu.
Quentin ferme les yeux. Il sait que cela ne durera pas, qu’il va être condamné à la prison, et il décide de savourer ce qu’il vit. Parce que oui, il vit. Comme jamais il n’a vécu et comme jamais plus il ne vivra. Un vent merveilleusement frais lui ébouriffe les cheveux et siffle à ses oreilles. Le moindre pore de son visage se dilate pour en profiter. Il rouvre les yeux, la tête toujours penchée sur le dos du vieil homme. Les buissons et les arbustes du bord du chemin se succèdent à toute vitesse, se fondant en un fabuleux kaléidoscope de verts et d’ocres. Derrière, la campagne défile paresseusement. Quentin redresse la tête et par-dessus l’épaule de Valentin, il voit le compteur de vitesse. L’aiguille tressaute et se rapproche des 70 km/h. C’est alors qu’après un virage apparaît un véhicule de police garé en travers du chemin.
Quentin se crispe car Valentin s’est un peu plus aplati sur le réservoir pour aider la moto à accélérer. La voiture se rapproche à toute vitesse. Dans une manœuvre habile, la moto semble sauter de côté pour l’éviter. Un instant, Quentin croit qu’ils vont tomber tant elle s’incline, puis elle se redresse et la voiture est derrière eux.
Les deux policiers ont trouvé refuge de l’autre côté de leur véhicule et ils jaillissent de leur abri comme deux diables en boîte. Quentin voit avec horreur du coin de l’oeil qu’ils sont armés et, bien qu’ils ont disparu de son champ de vision, il devine qu’ils sont déjà en train d’épauler. Il lève la tête. Malgré l’air qui lui fouette maintenant les yeux, il voit le ruban sombre de la route à une trentaine de mètres. Une lueur d’espoir brille en lui, puis des coups de feu retentissent. Il entend et ressent presque aussitôt les impacts des balles contre le métal de la petite moto . Une douleur atroce le fait hurler quand son mollet droit explose dans une gerbe de sang. Involontairement, il se redresse, ne réalisant même pas qu’il déséquilibre Valentin, et une autre balle lui transperce le torse de part en part. Le sang éclabousse les habits du vieil homme. Pendant la fraction de seconde qui suit, Quentin comprend que la balle a aussi atteint son ami. La moto se couche d’un coup, les jetant au sol avec violence pour les envoyer dans le fossé. Quentin croit mourir alors que sa tête racle l’herbe haute du bord du chemin, puis tout s'obscurcit.
Il ouvre les yeux. Calme absolu. Sérénité. Allongé sur le dos, il ne voit que le bleu du ciel et les hautes herbes qui l'entourent. Il ne ressent aucune douleur. Un bruit de froissement d’herbes et de tissu se fait entendre juste à côté de lui, puis un visage apparaît tout contre le sien. Quentin reconnaît son ami. Le vieil homme saigne de la bouche et d’une vilaine plaie à la pommette. Ses lèvres rougies par le sang bougent mais Quentin ne comprend tout d’abord pas ce qu’il lui dit, puis la voix essoufflée et terriblement faible devient un peu plus distincte.
« … me forçaient pour me permettre de faire de la moto, et je ne pouvais pas refuser, car j'étais trop passionné… tant aimé faire partager ma passion mais… pas le choix… avais refusé, il me l’aurait prise et m’auraient vacciné pour que je survive à … puis jugé et condamné à l’internement dans leur centre au nom de la loi de la Prot… »
Quentin ne saisit pas les derniers mots. Il voudrait tendre la main pour caresser le visage de Valentin, dont le sang goutte sur son propre visage et se mêle au sien, mais ses bras ne lui obéissent plus. Quand enfin Valentin arrête de parler, l’étudiant le regarde droit dans les yeux.
« Merci » lui murmure-t-il à l'oreille.
Un mince sourire se dessine sur le visage du vieil homme, puis sa tête vient se poser sur la poitrine de Quentin. Son corps se crispe à peine à l’instant où il meurt.
Quentin ferme les yeux. Il entend un véhicule s’arrêter tout près puis des pas précipités se rapprocher. Il sent le regard de l’officier. Que peut-il bien penser du fait que deux hommes sont en train de mourir au nom de la loi de Protection de la Vie ? Comment un esprit, aussi torturé soit-il, peut-il le concevoir ? Comment vivre dans une société qui cautionne cela ?
Quentin n’y réfléchit pas. Il n’a même plus la force de simplement respirer. Alors, enfin heureux, il abandonne.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
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