Prédation
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Prédation
Salut à tous...
Je vous poste un texte que mon futur éditeur (si tout se passe bien ) devait prendre, puis a décidé que non. Avant qu'il ne change à nouveau d'avis, ce que je ne pense pas qu'il fasse soit dit en passant, je vous le poste ici, juste comme ça.
J'en ai déjà posté une partie il y a quelques mois, que j'ai effacée quand mon éditeur m'a dit que c'était ok, et puis euh... ben voilà (soit dit en passant, mes nouvelles qui sont sur le forum devraient toutes êtres prises, ne vous étonnez donc pas de voir un jour les sujets disparaitre).
Bref.
Bonne lecture.
Pour les éventuels commentaires, c'est ici --> CLIC
Des voix.
Qui parlent, crient, s’affolent.
Des bruits aussi. Des pas tout autour, des objets qu’on déplace, des moteurs qui tournent au ralenti. Des voitures qui passent, pas juste à côté mais pas bien loin.
Bruit caractéristique des pneus sur l’asphalte.
Odeur étouffante des pots d’échappement.
Une main.
Des mains.
Qui touchent, palpent son corps.
Une voix, toute proche. Juste au-dessus de sa figure.
Malgré la chaleur de cette fin d’été, le froid lui hérisse la peau et fait claquer ses dents. Les larmes ruissellent sur son visage.
État de choc.
J’ai tué mon premier homme cela fait... pff, bien longtemps. En fait, cela remonte à seulement quelques mois, mais vous savez comme le temps peut se montrer élastique selon les circonstances. Il n’y a qu’à demander à un lycéen qui attend fébrilement les résultats du bac et à un homme qui sait qu’il va mourir dans quelques minutes. Vous voyez ce que je veux dire ?
Mon premier homme donc, je l’ai tué il y a presque huit mois. À l’échelle d’une vie, cela ne représente pas grand-chose, même pas le temps pour une femme d’avoir un enfant ou, du temps où cela existait encore, de faire son service militaire. Mais que de changements en moi depuis ! Tant que j'en arrive encore à me demander comment suis-je passé du citoyen modèle qui trie ses déchets poubelle par poubelle et paie ses impôts avec la régularité d’un élève appliqué à celui de tueur en série...
Lors de mon procès, je pense que les psys vont tenter d’expliquer qu’il a fallu un facteur déclenchant pour ouvrir la boîte de Pandore. À chaque consultation, ils me regardent avec froideur, non pas à cause de cette espèce de monstre que j’incarne mais parce que je ne suis qu’un parmi tant d’autres. Remarquez, je n’ai jamais fait cela pour être une star ou attirer l’attention sur moi. Là-dessus, les psys sont d’accord. D’après ce qu’ils disent, j’ai fait un rejet. Celle que j’aimais m’a plaqué et ma colère a dû s’exprimer, s’extérioriser, d’une manière d’autant plus violente que j’étais psychologiquement instable à ce moment-là. Je me suis donc mis à tuer car je ne pouvais m’en prendre ni à moi-même ni à elle.
Elle, c’est Mathilde. On habitait la même rue et on se croisait parfois les dimanches matins à la boulangerie. J’avais remarqué qu’elle devait être célibataire vu qu’elle n’achetait qu’un seul croissant et une seule tartelette au citron. C’était son rituel, une habitude qui lui apportait confort et sécurité. C’est ce qu’elle m’a expliqué quand nous avons commencé à nous fréquenter.
Elle arrivait de son petit village de l’arrière-pays niçois et une ville comme Lyon lui donnait le cafard. Le froid glacial de l’hiver, la chaleur étouffante de l’été, le bruit des voitures, les gens qui courbent la tête pour ne pas vous voir, le brouhaha de la foule dans les grandes surfaces, la pollution, tout cela lui minait le moral. Son croissant et sa tartelette lui rappelaient certaines heures agréables de son enfance. Elle récréait dans son petit appartement un coin à elle pour garder pied et ne pas s’enfermer le nez dans le guidon, comme elle disait. Et elle sentait bon, Mathilde.
Par son accent d’abord, si chantant dans son visage si joyeux. Dès qu’elle parlait, on se retrouvait enivré de romarin et du chant des cigales. Par son physique ensuite, car il émanait d’elle une douce odeur de thym et de lavande. J’ai compris pourquoi après avoir retrouvé un sachet en tissu d’herbes provençales glissé sur une étagère de mon armoire, peu de temps après qu’elle ait emménagé chez moi. Une habitude héritée de sa grand-mère. Un vrai petit cliché, cette fille. Elle composait également des pots-pourris avec des fleurs achetées à la boutique juste au pied de mon immeuble. Elle en a embaumé ma vie. Un rayon de soleil dans le gris des rues de Lyon. Je l’ai aimée comme aucune autre auparavant.
On a donc fait connaissance par hasard. J’étais une des rares personnes à lui dire bonjour, ce qui a sans doute facilité les choses. Elle avait vingt-trois ans, moi quatre de plus. Elle était d’une beauté à couper le souffle, la peau de son visage satinée par le soleil de son enfance faisant ressortir ses grands yeux couleur d’océan. Je lui ai souvent dit que je la trouvais incroyablement belle, ce à quoi elle m’a toujours répondu que l’amour rend aveugle. Pourtant, elle était vraiment belle. Je veux dire par là qu’elle ne laissait pas les hommes indifférents quand elle entrait quelque part, et je suis sûr que plus d’un s’est retourné sur son passage en se mordillant les lèvres à l’idée de se retrouver dans son lit.
De mon côté, je n’avais jamais eu de relations sérieuses avant celle-ci. La plus longue a duré un peu plus d’un an mais à l’époque, trop occupé par ma carrière professionnelle naissante, je n’avais ni le temps ni l’envie de m’impliquer.
Autant vous le dire tout de suite, je n’ai pas un emploi de cadre ou de directeur ; je ne suis pas non plus simple employé. Je bosse dans la filiale obscure d’une grande multinationale. En fait de carrière, j’ai surtout cherché une situation stable avec un salaire convenable, c’est-à-dire un salaire permettant d’aller au restaurant quand l’envie me prend ou de partir en vacances sans avoir l’impression de me saigner aux quatre veines. C’est grâce à cela que j’ai pu acheter un appartement, une belle berline et ma moto.
Quand Mathilde s’est installée chez moi, nous avions déjà chacun nos habitudes bien affirmées malgré notre relative jeunesse. Mais tout est très vite rentré dans l’ordre. Je n’avais plus ce désir de m’établir professionnellement et, au contraire, un terrible besoin de m’occuper d’une femme, de la satisfaire, de l’entendre rire lors de nos promenades sur les quais du Rhône ou de voir son visage serein sur l’oreiller quand je me tournais en pleine nuit. De son côté, je sais qu’elle a pris sur elle au début pour me faire confiance et s’investir dans notre couple. Elle avait peur de n’être qu’un trophée et que notre relation soit uniquement basée sur le sexe. Je peux vous l’avouer, c’est avant tout son physique qui a attiré mon attention. Je ne dis pas que je n’aurais pas pu tomber amoureux d’une fille avec moins de charme ou un corps moins parfait. D’ailleurs, certaines de mes compagnes précédentes étaient bien loin des standards de la beauté et cela n’a jamais été cause de rupture. Quand j’aime, c’est entièrement ; c’est la personne en elle-même et non pas ses attributs qui me font chavirer le coeur.
Mathilde, je l’avais donc remarquée comme tout homme remarque une jolie fille qu’il croise régulièrement sans pour autant la convoiter. Ce qui a tout déclenché, c’est le sourire timide qu’elle m’a adressé un jour où je lui ai tenu la porte de la boulangerie. Je lui ai répondu d’un sourire également et j’ai vu le sien s’agrandir. Nos yeux se sont croisés une fraction de seconde. Elle a rougi. J’ai compris que je venais de tomber amoureux. Par la suite, elle m’a dit qu’elle ne savait pas pourquoi elle s’était sentie troublée à ce point ce jour-là. Cupidon voletait sans doute autour de nous et avait décoché une de ses flèches. C’était l’explication de Mathilde, et je l’ai crue. Avec elle, tout était simple et j’ai enfin compris ce que le mot « bonheur » signifiait.
Je me rends compte que je parle d’elle au passé. Pourtant, elle est toujours vivante. Elle continue certainement d’acheter son croissant et sa tartelette au citron chaque dimanche. Elle est tout d’abord retournée chez ses parents, puis elle s’est trouvé un studio en location du côté de Fréjus où je crois qu’elle loge désormais. Depuis que je suis enfermé ici, je n’ai plus aucune nouvelle d’elle et mon avocat refuse de m’en communiquer, se contentant de me dire qu’elle essaye de se remettre tout doucement de ce qu’elle a vécu. Je reconnais que je lui en ai fait baver, bien involontairement.
Je vous poste un texte que mon futur éditeur (si tout se passe bien ) devait prendre, puis a décidé que non. Avant qu'il ne change à nouveau d'avis, ce que je ne pense pas qu'il fasse soit dit en passant, je vous le poste ici, juste comme ça.
J'en ai déjà posté une partie il y a quelques mois, que j'ai effacée quand mon éditeur m'a dit que c'était ok, et puis euh... ben voilà (soit dit en passant, mes nouvelles qui sont sur le forum devraient toutes êtres prises, ne vous étonnez donc pas de voir un jour les sujets disparaitre).
Bref.
Bonne lecture.
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Des voix.
Qui parlent, crient, s’affolent.
Des bruits aussi. Des pas tout autour, des objets qu’on déplace, des moteurs qui tournent au ralenti. Des voitures qui passent, pas juste à côté mais pas bien loin.
Bruit caractéristique des pneus sur l’asphalte.
Odeur étouffante des pots d’échappement.
Une main.
Des mains.
Qui touchent, palpent son corps.
Une voix, toute proche. Juste au-dessus de sa figure.
Malgré la chaleur de cette fin d’été, le froid lui hérisse la peau et fait claquer ses dents. Les larmes ruissellent sur son visage.
État de choc.
J’ai tué mon premier homme cela fait... pff, bien longtemps. En fait, cela remonte à seulement quelques mois, mais vous savez comme le temps peut se montrer élastique selon les circonstances. Il n’y a qu’à demander à un lycéen qui attend fébrilement les résultats du bac et à un homme qui sait qu’il va mourir dans quelques minutes. Vous voyez ce que je veux dire ?
Mon premier homme donc, je l’ai tué il y a presque huit mois. À l’échelle d’une vie, cela ne représente pas grand-chose, même pas le temps pour une femme d’avoir un enfant ou, du temps où cela existait encore, de faire son service militaire. Mais que de changements en moi depuis ! Tant que j'en arrive encore à me demander comment suis-je passé du citoyen modèle qui trie ses déchets poubelle par poubelle et paie ses impôts avec la régularité d’un élève appliqué à celui de tueur en série...
Lors de mon procès, je pense que les psys vont tenter d’expliquer qu’il a fallu un facteur déclenchant pour ouvrir la boîte de Pandore. À chaque consultation, ils me regardent avec froideur, non pas à cause de cette espèce de monstre que j’incarne mais parce que je ne suis qu’un parmi tant d’autres. Remarquez, je n’ai jamais fait cela pour être une star ou attirer l’attention sur moi. Là-dessus, les psys sont d’accord. D’après ce qu’ils disent, j’ai fait un rejet. Celle que j’aimais m’a plaqué et ma colère a dû s’exprimer, s’extérioriser, d’une manière d’autant plus violente que j’étais psychologiquement instable à ce moment-là. Je me suis donc mis à tuer car je ne pouvais m’en prendre ni à moi-même ni à elle.
Elle, c’est Mathilde. On habitait la même rue et on se croisait parfois les dimanches matins à la boulangerie. J’avais remarqué qu’elle devait être célibataire vu qu’elle n’achetait qu’un seul croissant et une seule tartelette au citron. C’était son rituel, une habitude qui lui apportait confort et sécurité. C’est ce qu’elle m’a expliqué quand nous avons commencé à nous fréquenter.
Elle arrivait de son petit village de l’arrière-pays niçois et une ville comme Lyon lui donnait le cafard. Le froid glacial de l’hiver, la chaleur étouffante de l’été, le bruit des voitures, les gens qui courbent la tête pour ne pas vous voir, le brouhaha de la foule dans les grandes surfaces, la pollution, tout cela lui minait le moral. Son croissant et sa tartelette lui rappelaient certaines heures agréables de son enfance. Elle récréait dans son petit appartement un coin à elle pour garder pied et ne pas s’enfermer le nez dans le guidon, comme elle disait. Et elle sentait bon, Mathilde.
Par son accent d’abord, si chantant dans son visage si joyeux. Dès qu’elle parlait, on se retrouvait enivré de romarin et du chant des cigales. Par son physique ensuite, car il émanait d’elle une douce odeur de thym et de lavande. J’ai compris pourquoi après avoir retrouvé un sachet en tissu d’herbes provençales glissé sur une étagère de mon armoire, peu de temps après qu’elle ait emménagé chez moi. Une habitude héritée de sa grand-mère. Un vrai petit cliché, cette fille. Elle composait également des pots-pourris avec des fleurs achetées à la boutique juste au pied de mon immeuble. Elle en a embaumé ma vie. Un rayon de soleil dans le gris des rues de Lyon. Je l’ai aimée comme aucune autre auparavant.
On a donc fait connaissance par hasard. J’étais une des rares personnes à lui dire bonjour, ce qui a sans doute facilité les choses. Elle avait vingt-trois ans, moi quatre de plus. Elle était d’une beauté à couper le souffle, la peau de son visage satinée par le soleil de son enfance faisant ressortir ses grands yeux couleur d’océan. Je lui ai souvent dit que je la trouvais incroyablement belle, ce à quoi elle m’a toujours répondu que l’amour rend aveugle. Pourtant, elle était vraiment belle. Je veux dire par là qu’elle ne laissait pas les hommes indifférents quand elle entrait quelque part, et je suis sûr que plus d’un s’est retourné sur son passage en se mordillant les lèvres à l’idée de se retrouver dans son lit.
De mon côté, je n’avais jamais eu de relations sérieuses avant celle-ci. La plus longue a duré un peu plus d’un an mais à l’époque, trop occupé par ma carrière professionnelle naissante, je n’avais ni le temps ni l’envie de m’impliquer.
Autant vous le dire tout de suite, je n’ai pas un emploi de cadre ou de directeur ; je ne suis pas non plus simple employé. Je bosse dans la filiale obscure d’une grande multinationale. En fait de carrière, j’ai surtout cherché une situation stable avec un salaire convenable, c’est-à-dire un salaire permettant d’aller au restaurant quand l’envie me prend ou de partir en vacances sans avoir l’impression de me saigner aux quatre veines. C’est grâce à cela que j’ai pu acheter un appartement, une belle berline et ma moto.
Quand Mathilde s’est installée chez moi, nous avions déjà chacun nos habitudes bien affirmées malgré notre relative jeunesse. Mais tout est très vite rentré dans l’ordre. Je n’avais plus ce désir de m’établir professionnellement et, au contraire, un terrible besoin de m’occuper d’une femme, de la satisfaire, de l’entendre rire lors de nos promenades sur les quais du Rhône ou de voir son visage serein sur l’oreiller quand je me tournais en pleine nuit. De son côté, je sais qu’elle a pris sur elle au début pour me faire confiance et s’investir dans notre couple. Elle avait peur de n’être qu’un trophée et que notre relation soit uniquement basée sur le sexe. Je peux vous l’avouer, c’est avant tout son physique qui a attiré mon attention. Je ne dis pas que je n’aurais pas pu tomber amoureux d’une fille avec moins de charme ou un corps moins parfait. D’ailleurs, certaines de mes compagnes précédentes étaient bien loin des standards de la beauté et cela n’a jamais été cause de rupture. Quand j’aime, c’est entièrement ; c’est la personne en elle-même et non pas ses attributs qui me font chavirer le coeur.
Mathilde, je l’avais donc remarquée comme tout homme remarque une jolie fille qu’il croise régulièrement sans pour autant la convoiter. Ce qui a tout déclenché, c’est le sourire timide qu’elle m’a adressé un jour où je lui ai tenu la porte de la boulangerie. Je lui ai répondu d’un sourire également et j’ai vu le sien s’agrandir. Nos yeux se sont croisés une fraction de seconde. Elle a rougi. J’ai compris que je venais de tomber amoureux. Par la suite, elle m’a dit qu’elle ne savait pas pourquoi elle s’était sentie troublée à ce point ce jour-là. Cupidon voletait sans doute autour de nous et avait décoché une de ses flèches. C’était l’explication de Mathilde, et je l’ai crue. Avec elle, tout était simple et j’ai enfin compris ce que le mot « bonheur » signifiait.
Je me rends compte que je parle d’elle au passé. Pourtant, elle est toujours vivante. Elle continue certainement d’acheter son croissant et sa tartelette au citron chaque dimanche. Elle est tout d’abord retournée chez ses parents, puis elle s’est trouvé un studio en location du côté de Fréjus où je crois qu’elle loge désormais. Depuis que je suis enfermé ici, je n’ai plus aucune nouvelle d’elle et mon avocat refuse de m’en communiquer, se contentant de me dire qu’elle essaye de se remettre tout doucement de ce qu’elle a vécu. Je reconnais que je lui en ai fait baver, bien involontairement.
Dernière édition par Demi-Tour le Mar 18 Mar - 18:12, édité 1 fois
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Prédation
Nous étions encore ensemble lorsque j’ai tué pour la première fois. Elle s’est accrochée à moi pendant sept ou huit semaines après ce meurtre, puis elle a décidé de partir. Elle était consciente du fait que j’avais alors besoin d’elle, mais elle n’arrivait plus à assurer comme elle disait. Elle me répétait que j’avais changé, que je n’étais plus celui qu’elle avait rencontré trois ans auparavant. Elle se rendait compte de sa lâcheté mais elle a préféré s’éloigner pour son propre équilibre.
Comme je vous l’ai dit, les psys affirment que c’est cette rupture qui est à l’origine de tout, ce qui a tout fait basculé. J’en aurais voulu à Mathilde de m’abandonner dans un moment comme celui-là, alors je me suis mis à tuer. Dans quels buts? Compenser son absence, expliquent-ils, me punir, faire à d’autres ce que je ne pouvais me faire à moi-même. Ce que je ne leur ai pas dit, c’est que j’ai éprouvé du plaisir à tuer dès la première fois, alors que j’étais encore avec elle. Cette rupture, loin d’être une blessure, a plutôt été une délivrance.
Quelque part, les psys ont raison : son départ a tout déclenché et j’ai toujours eu ces pulsions en moi, mais ils se trompent en affirmant qu’il est l’origine de mes meurtres. Au contraire, ma relation avec Mathilde a agi comme un garde-fou, m’empêchant de sortir de ma route alors que je ne devais déjà plus rien contrôler. Son départ m’a attristé, terrassé, mais j’ai vu une grande porte s’ouvrir devant moi pour me donner accès à ce que je suis vraiment.
J’allais vivre ma vraie vie et les autres allaient mourir.
Mathilde m’a donc soutenu pendant plusieurs semaines après mon premier meurtre. Je dis meurtre car je l’ai ressenti ainsi, même s’il s’agissait alors de légitime défense d’après la police. Je me suis fait agressé, je me suis défendu, et celui qui plaquait un couteau contre ma gorge est mort. Scénario des plus classiques. Mais n’allez pas imaginer qu’il est tombé sur son couteau. Non, il est mort la tête écrasée par une voiture.
C’est arrivé au printemps, un mardi en début de soirée. Après le travail, je suis passé chez mon garagiste pour récupérer ma moto. Les deux pneus étaient neufs. Sachant que Mathilde rentrerait tard, j’ai décidé d’allier l’utile à l’agréable. Je suis donc parti les rôder pour leur ôter cette couche de paraffine dont les enveloppent les constructeurs. Au bout d’une heure à peine, je suis rentré sur Lyon. Il n’était pas vraiment tard mais en ce début avril, la nuit tombe encore tôt.
L’agression a eu lieu boulevard de Stalingrad, pour ainsi dire désert à cet endroit et à cette heure-ci. J’étais arrêté sur la voie de gauche au feu rouge car je tournais quand j’ai vu un piéton traverser devant moi. Je n’y ai pas prêté attention au début, mais il me semble bien qu’il est sorti de derrière une de ces files de voitures garées le long du mur de la voie ferrée. J’aurai dû me méfier. Le gars arrivait trop vite, et directement sur moi. Il a rejeté la capuche de sa veste en arrière quand il m’a agrippé par l’épaule et que la lame de son couteau est venue se plaquer contre ma gorge. Je ressens encore le froid de l’acier entre le col de mon blouson et la mentonnière du casque. J’ai eu peur, très peur. Je crois même que je me suis pissé dessus, je ne m’en rappelle plus. Par contre, je revois parfaitement le visage du gars. Je l’ai su plus tard, mais il n’avait que vingt-deux ans. À cause de son rictus de haine et sa barbe de plusieurs jours, je lui en ai donné dix de plus. De toute façon, cela n’aurait rien changé.
« Ta bécane! a-t-il craché. Descends de ta putain de bécane ou je te plante! Dégage! »
Il commençait à me secouer et je crois bien que sans la jugulaire du casque, la lame m’aurait entaillé la peau. J’ai d’ailleurs eu une légère coupure, mais sur le coup je ne m’en suis pas rendu compte. J’étais tétanisé.
On voulait me voler ma moto.
Ma moto.
C’est alors que j’ai entendu un moteur de voiture rugir derrière moi et se rapprocher. Par pur réflexe, et aussi sans doute parce que mon cerveau refusait d’admettre ce qui se passait, j’ai baissé les yeux pour regarder dans mon rétroviseur.
La voiture arrivait sur ma droite. J’ignorais qu’il s’agissait d’un complice. Mais là non plus je ne crois pas que ça aurait changé quoi que ce soit. Le déclic s’est produit dans mon esprit et j’ai basculé sur mon agresseur. Entraînés par le poids de la moto, on est tombés tous les deux, lui sur le dos, moi sur lui, ma tête à hauteur de son ventre. Le conducteur de la voiture avait sans doute prévu de me doubler pour s’arrêter juste devant la moto et il n’a pas eu le temps de freiner. Je revois encore le pneu déformer le visage et l’aplatir dans une gerbe de sang, la mâchoire qui s’ouvre en grand pour éclater comme une tranche de pastèque trop mure et les os brisés qui jaillissent soudain à travers les chairs déchiquetées. Une matière glaireuse mélangée à du sang a giclé sur la visière de mon casque. De la cervelle? Des yeux? Je l’ignore. Et puis plus rien, le trou noir. Le parechoc de la voiture m’a heurté la tête. J’étais encore inconscient à l’arrivée des pompiers et c’est une équipe du SMUR qui m’a réveillé.
Mon casque m’a sauvé la vie. Je m’en suis tiré avec une bonne commotion cérébrale, une entorse cervicale et deux plombages qui ont sauté sous la force de l’impact.
Un couple de vieux qui garait sa voiture un peu plus loin a témoigné pour dire que mon agresseur nous avait fait chuter en essayant de me faire descendre de force de la moto juste au moment où la voiture arrivait. C’est sans doute ce que j’aurais cru si j’avais vu la scène
depuis une trentaine de mètres. Mais en dehors de mon agresseur, personne n’a remarqué ma main gantée appuyer sous son menton pour lui plaquer la tête contre le bitume. J’ai juste eu le temps de l’enlever avant l’arrivée de la voiture.
À l’hôpital, le médecin en charge de mon dossier a tenu à me garder en observation pendant quatre jours car je souffrais de terribles migraines. Il m’a expliqué que je ne pouvais pas me souvenir d’autant de choses pour la simple et bonne raison que je n’avais rien vu. Au moment où le pneu pulvérisait le visage, ma tête avait déjà été heurtée par le parechoc. Tout cela ne pouvait être que le fruit de mon imagination. Je l’ai laissé croire mais je sais qu’il se trompait : les images étaient trop nettes pour ne pas être réelles.
Je n’ai bien entendu rien avoué aux policiers venus m’interroger, et le couple de témoins n’a pas changé sa version d’un iota. Le gars était connu des services de police et son autopsie a révélé qu’il était sous l’emprise du cannabis au moment des faits. Au bout d’un mois, je n’ai plus entendu parler de cette affaire et si parfois des amis en ont discuté, je n’y ai pas prêté attention.
Quelques heures avant ma sortie de l’hôpital, un psychologue m’a dit qu’il serait bon que je consulte un de ses confrères car j’avais à la fois été victime d’une agression traumatisante et impliqué dans la mort d’un être humain. Mathilde, qui avait passé trois jours à mon chevet, me l’a fait promettre. Je n’y suis bien entendu jamais aller pour la simple et bonne raison que je me sentais bien. J’avais tué et j’en éprouvais une étrange satisfaction.
Ce qui m’a posé le plus de tracas dans les semaines qui ont suivi? Les réparations de la moto. C’était une simple chute à l’arrêt mais il a fallu changer plusieurs pièces, dont un pot d’échappement et une partie du carénage. Je n’aurais jamais pensé que cela coûtait aussi cher, tout comme je n’aurai jamais imaginé devoir attendre et me battre avec mon assurance pour les réparations. J’ai récupéré la moto comme neuve pratiquement deux mois plus tard, le surlendemain du départ de Mathilde. Une semaine après, je tuais à nouveau. Vous voulez savoir comment c’est arrivé? D’accord. Le temps de pisser un coup et je reviens.
Comme je vous l’ai dit, les psys affirment que c’est cette rupture qui est à l’origine de tout, ce qui a tout fait basculé. J’en aurais voulu à Mathilde de m’abandonner dans un moment comme celui-là, alors je me suis mis à tuer. Dans quels buts? Compenser son absence, expliquent-ils, me punir, faire à d’autres ce que je ne pouvais me faire à moi-même. Ce que je ne leur ai pas dit, c’est que j’ai éprouvé du plaisir à tuer dès la première fois, alors que j’étais encore avec elle. Cette rupture, loin d’être une blessure, a plutôt été une délivrance.
Quelque part, les psys ont raison : son départ a tout déclenché et j’ai toujours eu ces pulsions en moi, mais ils se trompent en affirmant qu’il est l’origine de mes meurtres. Au contraire, ma relation avec Mathilde a agi comme un garde-fou, m’empêchant de sortir de ma route alors que je ne devais déjà plus rien contrôler. Son départ m’a attristé, terrassé, mais j’ai vu une grande porte s’ouvrir devant moi pour me donner accès à ce que je suis vraiment.
J’allais vivre ma vraie vie et les autres allaient mourir.
Mathilde m’a donc soutenu pendant plusieurs semaines après mon premier meurtre. Je dis meurtre car je l’ai ressenti ainsi, même s’il s’agissait alors de légitime défense d’après la police. Je me suis fait agressé, je me suis défendu, et celui qui plaquait un couteau contre ma gorge est mort. Scénario des plus classiques. Mais n’allez pas imaginer qu’il est tombé sur son couteau. Non, il est mort la tête écrasée par une voiture.
C’est arrivé au printemps, un mardi en début de soirée. Après le travail, je suis passé chez mon garagiste pour récupérer ma moto. Les deux pneus étaient neufs. Sachant que Mathilde rentrerait tard, j’ai décidé d’allier l’utile à l’agréable. Je suis donc parti les rôder pour leur ôter cette couche de paraffine dont les enveloppent les constructeurs. Au bout d’une heure à peine, je suis rentré sur Lyon. Il n’était pas vraiment tard mais en ce début avril, la nuit tombe encore tôt.
L’agression a eu lieu boulevard de Stalingrad, pour ainsi dire désert à cet endroit et à cette heure-ci. J’étais arrêté sur la voie de gauche au feu rouge car je tournais quand j’ai vu un piéton traverser devant moi. Je n’y ai pas prêté attention au début, mais il me semble bien qu’il est sorti de derrière une de ces files de voitures garées le long du mur de la voie ferrée. J’aurai dû me méfier. Le gars arrivait trop vite, et directement sur moi. Il a rejeté la capuche de sa veste en arrière quand il m’a agrippé par l’épaule et que la lame de son couteau est venue se plaquer contre ma gorge. Je ressens encore le froid de l’acier entre le col de mon blouson et la mentonnière du casque. J’ai eu peur, très peur. Je crois même que je me suis pissé dessus, je ne m’en rappelle plus. Par contre, je revois parfaitement le visage du gars. Je l’ai su plus tard, mais il n’avait que vingt-deux ans. À cause de son rictus de haine et sa barbe de plusieurs jours, je lui en ai donné dix de plus. De toute façon, cela n’aurait rien changé.
« Ta bécane! a-t-il craché. Descends de ta putain de bécane ou je te plante! Dégage! »
Il commençait à me secouer et je crois bien que sans la jugulaire du casque, la lame m’aurait entaillé la peau. J’ai d’ailleurs eu une légère coupure, mais sur le coup je ne m’en suis pas rendu compte. J’étais tétanisé.
On voulait me voler ma moto.
Ma moto.
C’est alors que j’ai entendu un moteur de voiture rugir derrière moi et se rapprocher. Par pur réflexe, et aussi sans doute parce que mon cerveau refusait d’admettre ce qui se passait, j’ai baissé les yeux pour regarder dans mon rétroviseur.
La voiture arrivait sur ma droite. J’ignorais qu’il s’agissait d’un complice. Mais là non plus je ne crois pas que ça aurait changé quoi que ce soit. Le déclic s’est produit dans mon esprit et j’ai basculé sur mon agresseur. Entraînés par le poids de la moto, on est tombés tous les deux, lui sur le dos, moi sur lui, ma tête à hauteur de son ventre. Le conducteur de la voiture avait sans doute prévu de me doubler pour s’arrêter juste devant la moto et il n’a pas eu le temps de freiner. Je revois encore le pneu déformer le visage et l’aplatir dans une gerbe de sang, la mâchoire qui s’ouvre en grand pour éclater comme une tranche de pastèque trop mure et les os brisés qui jaillissent soudain à travers les chairs déchiquetées. Une matière glaireuse mélangée à du sang a giclé sur la visière de mon casque. De la cervelle? Des yeux? Je l’ignore. Et puis plus rien, le trou noir. Le parechoc de la voiture m’a heurté la tête. J’étais encore inconscient à l’arrivée des pompiers et c’est une équipe du SMUR qui m’a réveillé.
Mon casque m’a sauvé la vie. Je m’en suis tiré avec une bonne commotion cérébrale, une entorse cervicale et deux plombages qui ont sauté sous la force de l’impact.
Un couple de vieux qui garait sa voiture un peu plus loin a témoigné pour dire que mon agresseur nous avait fait chuter en essayant de me faire descendre de force de la moto juste au moment où la voiture arrivait. C’est sans doute ce que j’aurais cru si j’avais vu la scène
depuis une trentaine de mètres. Mais en dehors de mon agresseur, personne n’a remarqué ma main gantée appuyer sous son menton pour lui plaquer la tête contre le bitume. J’ai juste eu le temps de l’enlever avant l’arrivée de la voiture.
À l’hôpital, le médecin en charge de mon dossier a tenu à me garder en observation pendant quatre jours car je souffrais de terribles migraines. Il m’a expliqué que je ne pouvais pas me souvenir d’autant de choses pour la simple et bonne raison que je n’avais rien vu. Au moment où le pneu pulvérisait le visage, ma tête avait déjà été heurtée par le parechoc. Tout cela ne pouvait être que le fruit de mon imagination. Je l’ai laissé croire mais je sais qu’il se trompait : les images étaient trop nettes pour ne pas être réelles.
Je n’ai bien entendu rien avoué aux policiers venus m’interroger, et le couple de témoins n’a pas changé sa version d’un iota. Le gars était connu des services de police et son autopsie a révélé qu’il était sous l’emprise du cannabis au moment des faits. Au bout d’un mois, je n’ai plus entendu parler de cette affaire et si parfois des amis en ont discuté, je n’y ai pas prêté attention.
Quelques heures avant ma sortie de l’hôpital, un psychologue m’a dit qu’il serait bon que je consulte un de ses confrères car j’avais à la fois été victime d’une agression traumatisante et impliqué dans la mort d’un être humain. Mathilde, qui avait passé trois jours à mon chevet, me l’a fait promettre. Je n’y suis bien entendu jamais aller pour la simple et bonne raison que je me sentais bien. J’avais tué et j’en éprouvais une étrange satisfaction.
Ce qui m’a posé le plus de tracas dans les semaines qui ont suivi? Les réparations de la moto. C’était une simple chute à l’arrêt mais il a fallu changer plusieurs pièces, dont un pot d’échappement et une partie du carénage. Je n’aurais jamais pensé que cela coûtait aussi cher, tout comme je n’aurai jamais imaginé devoir attendre et me battre avec mon assurance pour les réparations. J’ai récupéré la moto comme neuve pratiquement deux mois plus tard, le surlendemain du départ de Mathilde. Une semaine après, je tuais à nouveau. Vous voulez savoir comment c’est arrivé? D’accord. Le temps de pisser un coup et je reviens.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Prédation
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Bien qu’enfermé dans cette boîte crânienne, son cerveau s’est enfui pour ne plus supporter la douleur qui déchire son corps meurtri.
Ses yeux voient le visage du pompier penché juste au-dessus du sien ; sa main sent sa main dans la sienne.
Oui, une main dans la sienne... qui sert, secoue, stimule, alors que les mouvements des lèvres du pompier coïncident soudain avec des sons, puis des mots, de plus en plus forts, de plus en plus clairs. «…endez? Serrez-moi la main si vous m’entendez! »
Comme paniqués, ses doigts se referment avec violence, restent crispés. Puis ses yeux papillonnent et avant de s’ouvrir d’un coup.
Bon, j’en étais où? Ah oui, le départ de Mathilde.
Je ne lui en veux pas. Je crois qu’après ce premier meurtre, j’ai acquis de l’assurance et que je suis devenu exigeant. Ce n’est pas le mot qui convient le mieux mais je n’en trouve pas d’autre. N’allez pas imaginer que cela a quelque chose à voir avec le fait que je me suis senti plus fort. Non, j’ai juste éprouvé plus de confiance. J’ai voulu tuer - ce qui n’est pas donné à tout le monde - et j’ ai réussi - ce qui l’est encore moins. Mieux, mon meurtre est passé inaperçu. Toujours est-il que ce regain de confiance en moi a forcément changé quelque chose. J’étais peut-être un peu tendu parfois et je racontais moins de bonnes blagues, mais je reste persuadé que mes collègues de travail n’ont rien remarqué de bien flagrant. Mathilde, par contre, oui, puisqu’elle a décidé de s’en aller. Et c’est arrivé comme ça, du jour au lendemain.
J’avais noté qu’elle était plus distante depuis quelques temps. Nous faisions l’amour moins souvent et de petites querelles venaient émailler notre vie de couple. Bon, on ne s’est jamais non plus engueulés comme le font certains. Je crois que Mathilde comprenait, elle acceptait que je sois différent après ce que j’avais vécu. De mon côté, je ne vous cache pas que certaines de ses habitudes ont commencé à me peser.
Par exemple, sa sempiternelle tartelette au citron. Autant je trouvais ça charmant au début, autant j’en ai été lassé au bout d’un moment. J’ai continué à la manger avec plaisir, car on avait un super pâtissier qui les faisait comme personne d’autre, mais il faut avouer que cela a fini par devenir monotone. Mais n’allez pas croire que Mathilde était casanière ou qu’elle s’enfermait dans la routine. Si elle avait ses indétrônables habitudes, elle pouvait me surprendre d’une simple phrase, comme le soir où elle m’a annoncé qu’elle voulait passer le permis moto.
Quand on s’est rencontrés, j’avais déjà une Triumph, un roadster. Autant je la trouvais racée avec un moteur phénoménal, aussi bien du point de vue de son comportement que de sa gueule, autant je savais que le strapontin qui sert de siège au passager est inconfortable. Ce qui n’a pas empêché Mathilde d’apprécier chaque balade. Le simple fait de partager une de mes passions suffisait à la satisfaire, non pas qu’elle fut facile à combler, mais simplement cela lui convenait. Avec elle, je prenais mon temps pour lui permette de profiter des paysages.
Si vous n’êtes jamais monté sur une moto, vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est que de rouler sur une belle route qui serpente au milieu de paysages tous plus beaux les uns que les autres. Même complètement équipé, je veux dire de la tête aux pieds, vous sentez l’air, la vitesse, la nature. Vous éprouvez tout cela, vous comprenez? Ce n’est pas seulement psychologique, mais physique. Vous faites corps avec la machine et elle fait corps avec vous. Elle ressent le moindre de vos mouvements. Une simple pression de côté et elle s’incline, demandez-lui d’accélérer et vous la sentez prête à rugir et se cabrer, malmenez-la et elle vous jettera à terre.
Certains disent que c’est de l’onanisme, un genre de symbole phallique. Ceux-là, ils ne sont jamais montés dessus, je vous le dis. La moto, ce n’est pas de la branlette mentale, c’est de la liberté en barre.
Et donc Mathilde a eu envie de passer son permis. Ce n’est pas moi qui allait l’en empêcher, vous devinez bien. Ça a été plutôt folklo. Sa seule expérience en matière de deux-roues motorisé se résumait à quelques kilomètres parcourus sur les chemins caillouteux autour de son village natal au guidon d’une vieille 103 retapée par son père. Autant vous dire qu’elle a fait exploser son forfait de conduite mais elle a fini par avoir ce satané coup de tampon.
De mon côté, j’avais fait le tri parmi les occasions, et le jour où elle est revenue toute excitée avec son attestation, je l’ai emmenée chercher sa moto. Elle voulait un modèle petit, léger, tout en étant agréable à conduire sans avoir une puissance folle à maîtriser. Mon pote de l’avenue de Saxe m’a réservée une de ses occasions, si bien que le jour même Mathilde est reparti au guidon de son ER6. Elle était tétanisée à l’idée de rouler dans Lyon et moi qui la suivais, je n’ai jamais vu une personne aussi tendue sur une selle. On a profité du peu de circulation pour quitter rapidement la ville.
Je dois dire qu’une fois loin de la circulation urbaine, Mathilde m’a surpris. Je ne l’avais jamais vu conduire une moto avant. Plusieurs fois je lui avais proposé de l’accompagner pour ses exercices sur le plateau ou pendant les heures de circulation, mais elle me répondait que cela la stresserait. Je l’ai donc laissé faire à sa guise. Son moniteur, qui avait aussi été le mien, m’a expliqué qu’elle n’avait pas l’air bien à l’aise mais qu’une fois qu’elle qu’elle prendrait confiance, tout irait pour le mieux. Il ne se trompait pas. Autant l’apprentissage avait été long, autant Mathilde s’est tout de suite bien débrouillée. Je sais combien les premiers kilomètres peuvent se montrer fatigants pour un novice, alors j’ai préféré rester sur de grandes routes, mais à notre premier arrêt Mathilde m’a demandé de l’emmener dans des coins avec plus de virages. On est donc parti dans les Monts-du-Lyonnais, vers le col de la Luère si vous connaissez. C’est un endroit que beaucoup de motards fréquentent. Les routes y sont bien propres, viroleuses à souhait, et les paysages divins. Selon l’endroit où vous vous arrêtez, vous apercevez le Mont-Blanc par beau temps ou bien toute une partie de la vallée du Rhône, pas jusqu’à Valence mais sacrément loin tout de même. C’est sur la route qui monte à ce col que j’ai tué pour la deuxième fois.
Comme vous vous en doutez, on a fait énormément de balades avec Mathilde, chacun sur notre moto, mais j’avais parfois envie qu’elle soit passagère. De son côté, elle m’a expliqué que sur de longs trajets elle préférait effectivement se laisser conduire. J’ai donc fini par vendre ma Triumph pour acheter un modèle radicalement différent : une FJR. Beaucoup plus grosse, beaucoup plus lourde, mais avec une vraie protection grâce au carénage et, surtout, une assise digne de ce nom pour ma passagère. Pour ceux qui ne connaissent pas, c’est la même moto que celles que les flics ont depuis quelques temps. Mathilde s’est d’abord opposée à son achat car elle pensait que je sacrifiais mon plaisir à son confort. J’ai dû lui expliquer que cela ne me gênait pas et que bien au contraire, le fait de la savoir confortablement installée me tranquillisait et me permettait d’apprécier la balade.
Je traversais donc les sous-bois en ce début de soirée du mois de juin. La journée avait été torride. La dernière pluie remontait à trois ou quatre semaines et la fraîcheur se faisait rare. C’est pour cela que j’ai décidé d’aller me balader en forêt ce mardi-là en sortant du travail. Il était à peine sept heures quand je suis sorti de Lyon, et vue la longueur des jours à cette époque de l’année, j’ai pris mon temps.
J’ai senti une différence dès que j’ai quitté la ville. L’air, sans être moins chaud, semblait beaucoup plus fluide, respirable. Quand j’ai traversé l’ombre des premiers bosquets, j’ai frissonné à cause de la différence de température et du bien-être que cela m’a procuré. J’ai bifurqué pour prendre la route qui monte au col et dès que je suis entré dans les bois, j’ai levé la visière pour profiter de la fraîcheur.
C’est marrant mais quelle que soit l’époque de l’année à laquelle vous passez, cet endroit sent l’humus et la châtaigne. C’est d’ailleurs un coin réputé pour les champignons et, donc, le ramassage des châtaignes. À la bonne saison, c’est plein de voitures garées le long des fossés et de familles qui arpentent les sentiers. En ce mois de juin, malgré la sécheresse et certains arbres qui prenaient déjà leurs teintes automnales, c’est cette odeur caractéristique de feuilles mortes et de terre humide que j’ai sentie en premier.
Je n’étais plus très loin du sommet quand j’ai vu la moto. Je me souviens que c’était une sportive mais je n’ai pas fait attention au modèle. La route faisait un de ces méandres dont elle a le secret, comme si elle s’enfonçait d’un coup dans le flanc de la colline, ce qui fait que je n’ai aperçu la moto qu’en arrivant dessus pour ainsi dire. Elle était béquillée sur un minuscule terre-plein, au ras de la pente. Son pilote s’était adossé à un arbre tout proche, casque à la main. Je me suis alors vu en prédateur. Ne me demandez pas pourquoi. C’est arrivé, et c’est tout ce que je peux vous dire. En une fraction de seconde, je me suis métamorphosé. Je n’étais plus un motard roulant tranquillement dans un sous-bois mais un loup assoiffé de sang à la recherche d’une proie. Quand j’ai vu le gars, j’ai su que je voulais le tuer. Parce qu’il se trouvait là, simplement. Inutile de chercher d’autres raisons.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
Age : 51
Re: Prédation
J’ai entendu dire un jour que les prédateurs sont utiles au bon maintien de l’équilibre de la nature. On imagine souvent une bête féroce toutes griffes dehors attaquer vaillamment sa proie, mais on se trompe. En général, la proie est un animal affaibli, vieux, ou peu expérimenté, et qui doit être accessible. Inutile de s’échiner à poursuivre un animal plus rapide ; inutile également de vouloir le mettre à terre s’il a deux ou trois fois votre force. Autant profiter de
l’occasion lorsqu’elle se présente.
Mathilde m’a souvent dit qu’un de mes traits de caractère les plus marqués est cette aisance que j’ai à prendre des décisions en une fraction de seconde. Elle riait en comparant cela à des pulsions et en m’imaginant en détraqué mental. Sans même qu’elle le sache, elle voyait juste. De mon côté, je ne parlerais pas de pulsions mais plutôt d’instinct.
Quand j’ai vu cet homme adossé à l’arbre, j’ai compris que je voulais le tuer, et alors que je béquillais ma moto au bord de la route quelques mètres devant la sienne, mon cerveau avait déjà tout planifié.
Après avoir pendu mon casque à un de mes rétroviseurs, j’ai demandé au type si ça allait. En guise de réponse, il m’a montré le bas de sa joue.
« Une guêpe! m’a-t-il expliqué. Elle est passée sous la mentonnière et est venue me piquer juste là. Ça fait sacrément mal. »
On a discuté de tout et de rien pendant une bonne dizaine de minutes. Le moment propice s’est présenté quand il a décidé de partir. J’ai marché avec lui jusqu’à sa moto. Il est monté dessus et, pile au moment où il la redressait, j’ai plaqué mon pied contre le réservoir et j’ai poussé de toutes mes forces. Je vois encore ses bras battre l’air à la recherche de quelque chose à quoi s’agripper, puis il a basculé dans les buissons desséchés et a disparu de ma vue, entraîné en contrebas par sa moto. J’ai entendu des branches casser et quelques cailloux rouler, la végétation griffer les carénages. Un peu de poussière est même remontée jusqu’au bord de la route. J’ai attendu quelques secondes avant de m’approcher du bord.
Le gars avait dégringolé sur cinq ou six mètres avant qu’un arbre l’arrête. Vu d’ici, il semblait faire la sieste, adossé à un tronc, le menton reposant sur la poitrine. Sauf que la moto lui écrasait la jambe droite et qu’il était habillé en motard avec son casque. J’ai prié pour qu’il ne soit pas mort, et c’est avec satisfaction que j’ai vu le casque bouger, puis les bras. Le type a marmonné quelque chose. Il a fini par lever la tête vers moi. La visière à demi déboitée de son casque se balançait mollement. Il m’a supplié de l’aider, d’appeler les secours. Ses paroles étaient étouffées par le casque mais au ton de sa voix, j’ai deviné qu’il souffrait et luttait pour ne pas être terrassé par la douleur. Il m’appelait sans cesse. Je me suis toujours demandé s’il avait conscience que c’est moi qui venait de le précipiter là où il se trouvait et que, par conséquent, je n’avais aucune envie de l’aider à en sortir. Il a soudain commencé à parler plus fort, puis à hurler.
Si vous n’avez jamais porté un casque, vous n’imaginez pas à quel point il est difficile d’articuler correctement à cause des mousses qui vous compressent le visage. Je n’ai donc pas saisi ce qu’il disait mais j’ai vite réalisé que la moindre personne passant par ici l’entendrait. Il a alors ôté ses gants et ses mains ont commencé à fouiller ses poches. Avec horreur j’ai compris qu’il cherchait son téléphone portable. À partir de ce moment-là, je m’en suis voulu. Je n’étais qu’un idiot. Je m’étais laissé distraire à le contempler ainsi et il a eu le temps de retrouver ses esprits. Je lui ai donné du répit et ma proie en a profité. Au jeu du chat et de la souris, il n’est pas bon que la souris puisse réfléchir. Si le chat ne la tient pas dans un état de panique constant, elle aura vite fait de s’échapper. J’avais échafaudé un plan, je devais le suivre. Je suis donc retourné à ma moto pour en revenir avec mon antivol à la main. C’était un U. La partie cadenas était enclenchée et elle est vraiment lourde vue sa taille.
Je suis descendu juste à côté du gars. L’odeur de l’essence qui fuyait m’a chatouillé les narines. Le type ne m’a pas remarqué, ou n’a pas voulu, je l’ignore. Sans doute commençait-il à comprendre qu’il allait crever là par cette belle soirée ensoleillée. Au moins mourrait-il au frais. Bien maigre consolation, me direz-vous.
Il n’avait pas enlevé son casque et pianotait avec nervosité sur son portable. Ce n’est qu’une heure plus tard, alors que je grignotais un hamburger au Mc Do du coin que j’ai compris qu’en fait il ne devait pas y avoir de couverture à cet endroit. Toujours est-il que le gars s’acharnait avec ses doigts et il a fini par lever son téléphone vers le ciel comme pour le relier à une antenne invisible ou appeler Dieu, allez savoir. Les gens ont des réactions curieuses dans des moments comme celui-là.
À cause de la pente, je le dominais de toute ma hauteur. Quand il a levé le bras, le portable s’est retrouvé juste au bon endroit. À la manière d’un joueur de base-ball frappant une balle avec sa batte, j’ai mis toutes mes forces dans mon mouvement. Le cadenas lui a littéralement disloqué la main et le portable a explosé en mille morceaux. Le type s’est mis à hurler plus fort qu’il ne l’avait fait jusque-là. Je devais le faire taire. J’ai bien calculé mon coup et après m’être agrippé à des branches, j’ai lancé mon pied à hauteur de son oreille comme pour enfoncer une porte. J’ai cru que sa tête s’arrachait de ses épaules mais elle a entraîné tout le torse et le type a basculé sur le côté. Sa jambe coincée sous la moto l’a empêché de glisser plus bas dans la pente.
De nouveau, je me suis demandé s’il je ne l’avais pas tué. Quel dommage ça aurait été. J’ai attendu je ne sais combien de temps. Pas plus d’une minute je pense. Soit le type feintait et faisait le mort comme certaines proies, soit il était vraiment sonné et a fini par revenir à lui sans trop comprendre où il se trouvait. Toujours est-il que je l’ai soudain entendu respirer bruyamment au bout d’un long moment et que sa main blessée s’est mise à palper les feuilles mortes. Je me suis redressé, l’oreille aux aguets. Pas un bruit ne troublait le silence de la forêt. Pas de vent dans les arbres, pas d’oiseaux, pas de moteur de voiture ou de moto approchant. Je me suis alors penché sur le type. Je voyais son profil. La visière avait sauté pour de bon et j’apercevais son oeil gauche. Il regardait fixement devant lui, la paupière battant de manière saccadée. Je devinais d’imperceptibles mouvements de sa pupille et j’ai compris que le gars devait me sentir à la limite de son champ de vision. Il était déchiré entre sa volonté de regarder le monstre qui le surplombait et la peur de le voir. Il n’y avait plus aucun doute dans son esprit par contre. Il savait qu’il allait mourir ici. Je l’ai deviné dans ce regard fuyant. Il a dû faire une prière ou essayer de se convaincre que tout cela n’était pas vrai, car sa pomme d’Adam bougeait doucement et je suis persuadé de l’avoir entendu parler à voix basse. Je me souviens que je lui ai tapoté l’épaule comme à un camarade à qui l’on veut dire que tout va bien se passer, que ce n’est rien ce qui lui arrive. À la manière d’un maquignon caressant la croupe d’une vache qu’il envoie à l’abattoir aussi. Puis je me suis redressé. Sa respiration s’est accélérée, se faisant plus rauque.
Agonisait-il? Attendait-il le coup de grâce? J’ai pris une profonde inspiration pour me concentrer. J’ai levé le U au-dessus de ma tête comme s’il s’agissait d’une hache et que je m’apprêtais à fendre du bois, puis d’un mouvement précis, je l’ai abaissé de toutes mes forces sur son coude. Malgré la chaleur, le type portait une combinaison en cuir avec de bonnes protections. Je l’ai à peine entendu gémir. J’ai repris position et j’ai frappé à nouveau. Je me suis acharné, encore et encore. Sur les articulations d’abord, pour qu’il ne puisse pas se débattre. Les coutures au niveau des protections ont fini par céder et au bout d’un moment le cuir lui-même s’est déchiré. J’ai continué. Je ne sais pas combien de fois j’ai abaissé ainsi le U, puis relevé, puis abaissé à nouveau. A chaque coup, le métal entrait un peu plus profondément. J’entends toujours son bruit mat contre le cuir et la mousse des protections puis contre la chair.
Le type s’est pour ainsi dire laisser faire. Le fait qu’il ne crie pas ne m’a même pas étonné. Il y a quelques jours seulement que j’ai appris que mon coup de pied a été si violent que je lui ai écrasé la trachée ou quelque chose comme ça. Non seulement respirer était un véritable calvaire pour lui mais en plus il ne pouvait même pas extérioriser sa terreur ni sa douleur. J’ai longtemps pensé qu’il était mort en brave, en regardant la Faucheuse droit dans les yeux, mais s’il avait pu, il aurait hurlé comme un cochon qu’on égorge. Un lâche. Heureusement qu’il ne l’a pas fait, j’aurais été forcé d’abréger. Mais comme il ne disait rien, j’ai continué.
Après les articulations, je me suis attaqué au reste. L’entrejambe, le ventre, les côtes, les membres… mais pas la tête. J’étais en sueur. Mes épaules et mes bras me faisaient souffrir, les poumons me brûlaient. Je me suis arrêté parce que je n’en pouvais plus. Parce que le type était mort aussi. Son regard était trop fixe pour qu’il en soit autrement.
J’ai épousseté mon pantalon avant de remonter sur la route. J’étais crevé. J’ai mis plusieurs minutes à reprendre mon souffle, penché en avant, veste ouverte, les mains sur les cuisses comme un sportif qui récupère. Puis j’ai entendu une voiture approcher. Elle venait d’en bas. Je me suis épousseté à nouveau et j’ai rangé mon antivol sous la selle.
C’était un véhicule utilitaire. Il s’est arrêté à ma hauteur et j’ai senti l’odeur de terre et de fumier qu’il dégageait. Le gars portait un genre de salopette en toile claire. Sans doute allait-il traire ses vaches ou bien il travaillait dans une exploitation agricole du coin. Il s’est penché pour me demander si tout allait bien. Je devais avoir une sale tête avec les joues encore rouges et le front en sueur, mais avec le temps qu’il a fait ce jour-là, je crois que ça n’aurait étonné personne. Un simple coup de chaud.
« Une guêpe est rentrée dans mon casque, alors j’ai préféré m’arrêter » je lui ai répondu.
Il n’a bien évidemment pas saisi le côté cocasse de ma phrase. Je n’ai pas prêté attention à sa réponse mais je l’ai salué d’un grand sourire quand il est reparti. J’ai ensuite vérifié une dernière fois que mes bottes et mon pantalon n’avaient plus ni terre ni brindilles avant d’enfiler mon casque. Quand j’ai mis le contact, l’horloge de la moto indiquait 21h06. J’avais passé une grosse demi-heure à taper sur ce type. Lors de l’autopsie, le légiste n’a pas pu déterminer quel coup a été mortel : il y en avait trop. La conclusion du rapport est qu’il a fini par succomber à un arrêt cardiaque.
Le gars en utilitaire n’a apparemment pas témoigné contre moi, et je ne saurai jamais pourquoi. Pourtant il doit habiter dans le coin. Il a forcément eu vent de ce meurtre par le journal ou le bouche-à-oreille. Des gendarmes l’ont peut-être même interrogé. Mais il n’a pas parlé. Si ça se trouve, il n’a jamais fait le rapprochement. Comme je l’ai expliqué, les motos ne sont pas rares sur ces routes, alors une de plus ou de moins, cela ne change pas grand-chose. Peut-être n’a-t-il pas non plus voulu être impliqué dans une histoire aussi sordide.
Quant au type que j’ai tué, il s’appelait Michel, avait quarante-neuf ans, était marié et père de trois enfants. Il habitait un hameau de l’autre côté de la colline. Cela, il ne me l’a pas dit quand on a discuté. Je l’ai appris le surlendemain en lisant le journal. Le corps a été découvert par un
bambin de six ans qui se baladait avec sa mère le mercredi après-midi.
De mon côté, cela ne m’a procuré aucune satisfaction de voir ce meurtre à la une du journal. En tant que prédateur, j’avais fait ce qu’il fallait pour subvenir à mes besoins naturels. Cela m’a simplement ouvert l’appétit et je me suis senti pousser des crocs.
l’occasion lorsqu’elle se présente.
Mathilde m’a souvent dit qu’un de mes traits de caractère les plus marqués est cette aisance que j’ai à prendre des décisions en une fraction de seconde. Elle riait en comparant cela à des pulsions et en m’imaginant en détraqué mental. Sans même qu’elle le sache, elle voyait juste. De mon côté, je ne parlerais pas de pulsions mais plutôt d’instinct.
Quand j’ai vu cet homme adossé à l’arbre, j’ai compris que je voulais le tuer, et alors que je béquillais ma moto au bord de la route quelques mètres devant la sienne, mon cerveau avait déjà tout planifié.
Après avoir pendu mon casque à un de mes rétroviseurs, j’ai demandé au type si ça allait. En guise de réponse, il m’a montré le bas de sa joue.
« Une guêpe! m’a-t-il expliqué. Elle est passée sous la mentonnière et est venue me piquer juste là. Ça fait sacrément mal. »
On a discuté de tout et de rien pendant une bonne dizaine de minutes. Le moment propice s’est présenté quand il a décidé de partir. J’ai marché avec lui jusqu’à sa moto. Il est monté dessus et, pile au moment où il la redressait, j’ai plaqué mon pied contre le réservoir et j’ai poussé de toutes mes forces. Je vois encore ses bras battre l’air à la recherche de quelque chose à quoi s’agripper, puis il a basculé dans les buissons desséchés et a disparu de ma vue, entraîné en contrebas par sa moto. J’ai entendu des branches casser et quelques cailloux rouler, la végétation griffer les carénages. Un peu de poussière est même remontée jusqu’au bord de la route. J’ai attendu quelques secondes avant de m’approcher du bord.
Le gars avait dégringolé sur cinq ou six mètres avant qu’un arbre l’arrête. Vu d’ici, il semblait faire la sieste, adossé à un tronc, le menton reposant sur la poitrine. Sauf que la moto lui écrasait la jambe droite et qu’il était habillé en motard avec son casque. J’ai prié pour qu’il ne soit pas mort, et c’est avec satisfaction que j’ai vu le casque bouger, puis les bras. Le type a marmonné quelque chose. Il a fini par lever la tête vers moi. La visière à demi déboitée de son casque se balançait mollement. Il m’a supplié de l’aider, d’appeler les secours. Ses paroles étaient étouffées par le casque mais au ton de sa voix, j’ai deviné qu’il souffrait et luttait pour ne pas être terrassé par la douleur. Il m’appelait sans cesse. Je me suis toujours demandé s’il avait conscience que c’est moi qui venait de le précipiter là où il se trouvait et que, par conséquent, je n’avais aucune envie de l’aider à en sortir. Il a soudain commencé à parler plus fort, puis à hurler.
Si vous n’avez jamais porté un casque, vous n’imaginez pas à quel point il est difficile d’articuler correctement à cause des mousses qui vous compressent le visage. Je n’ai donc pas saisi ce qu’il disait mais j’ai vite réalisé que la moindre personne passant par ici l’entendrait. Il a alors ôté ses gants et ses mains ont commencé à fouiller ses poches. Avec horreur j’ai compris qu’il cherchait son téléphone portable. À partir de ce moment-là, je m’en suis voulu. Je n’étais qu’un idiot. Je m’étais laissé distraire à le contempler ainsi et il a eu le temps de retrouver ses esprits. Je lui ai donné du répit et ma proie en a profité. Au jeu du chat et de la souris, il n’est pas bon que la souris puisse réfléchir. Si le chat ne la tient pas dans un état de panique constant, elle aura vite fait de s’échapper. J’avais échafaudé un plan, je devais le suivre. Je suis donc retourné à ma moto pour en revenir avec mon antivol à la main. C’était un U. La partie cadenas était enclenchée et elle est vraiment lourde vue sa taille.
Je suis descendu juste à côté du gars. L’odeur de l’essence qui fuyait m’a chatouillé les narines. Le type ne m’a pas remarqué, ou n’a pas voulu, je l’ignore. Sans doute commençait-il à comprendre qu’il allait crever là par cette belle soirée ensoleillée. Au moins mourrait-il au frais. Bien maigre consolation, me direz-vous.
Il n’avait pas enlevé son casque et pianotait avec nervosité sur son portable. Ce n’est qu’une heure plus tard, alors que je grignotais un hamburger au Mc Do du coin que j’ai compris qu’en fait il ne devait pas y avoir de couverture à cet endroit. Toujours est-il que le gars s’acharnait avec ses doigts et il a fini par lever son téléphone vers le ciel comme pour le relier à une antenne invisible ou appeler Dieu, allez savoir. Les gens ont des réactions curieuses dans des moments comme celui-là.
À cause de la pente, je le dominais de toute ma hauteur. Quand il a levé le bras, le portable s’est retrouvé juste au bon endroit. À la manière d’un joueur de base-ball frappant une balle avec sa batte, j’ai mis toutes mes forces dans mon mouvement. Le cadenas lui a littéralement disloqué la main et le portable a explosé en mille morceaux. Le type s’est mis à hurler plus fort qu’il ne l’avait fait jusque-là. Je devais le faire taire. J’ai bien calculé mon coup et après m’être agrippé à des branches, j’ai lancé mon pied à hauteur de son oreille comme pour enfoncer une porte. J’ai cru que sa tête s’arrachait de ses épaules mais elle a entraîné tout le torse et le type a basculé sur le côté. Sa jambe coincée sous la moto l’a empêché de glisser plus bas dans la pente.
De nouveau, je me suis demandé s’il je ne l’avais pas tué. Quel dommage ça aurait été. J’ai attendu je ne sais combien de temps. Pas plus d’une minute je pense. Soit le type feintait et faisait le mort comme certaines proies, soit il était vraiment sonné et a fini par revenir à lui sans trop comprendre où il se trouvait. Toujours est-il que je l’ai soudain entendu respirer bruyamment au bout d’un long moment et que sa main blessée s’est mise à palper les feuilles mortes. Je me suis redressé, l’oreille aux aguets. Pas un bruit ne troublait le silence de la forêt. Pas de vent dans les arbres, pas d’oiseaux, pas de moteur de voiture ou de moto approchant. Je me suis alors penché sur le type. Je voyais son profil. La visière avait sauté pour de bon et j’apercevais son oeil gauche. Il regardait fixement devant lui, la paupière battant de manière saccadée. Je devinais d’imperceptibles mouvements de sa pupille et j’ai compris que le gars devait me sentir à la limite de son champ de vision. Il était déchiré entre sa volonté de regarder le monstre qui le surplombait et la peur de le voir. Il n’y avait plus aucun doute dans son esprit par contre. Il savait qu’il allait mourir ici. Je l’ai deviné dans ce regard fuyant. Il a dû faire une prière ou essayer de se convaincre que tout cela n’était pas vrai, car sa pomme d’Adam bougeait doucement et je suis persuadé de l’avoir entendu parler à voix basse. Je me souviens que je lui ai tapoté l’épaule comme à un camarade à qui l’on veut dire que tout va bien se passer, que ce n’est rien ce qui lui arrive. À la manière d’un maquignon caressant la croupe d’une vache qu’il envoie à l’abattoir aussi. Puis je me suis redressé. Sa respiration s’est accélérée, se faisant plus rauque.
Agonisait-il? Attendait-il le coup de grâce? J’ai pris une profonde inspiration pour me concentrer. J’ai levé le U au-dessus de ma tête comme s’il s’agissait d’une hache et que je m’apprêtais à fendre du bois, puis d’un mouvement précis, je l’ai abaissé de toutes mes forces sur son coude. Malgré la chaleur, le type portait une combinaison en cuir avec de bonnes protections. Je l’ai à peine entendu gémir. J’ai repris position et j’ai frappé à nouveau. Je me suis acharné, encore et encore. Sur les articulations d’abord, pour qu’il ne puisse pas se débattre. Les coutures au niveau des protections ont fini par céder et au bout d’un moment le cuir lui-même s’est déchiré. J’ai continué. Je ne sais pas combien de fois j’ai abaissé ainsi le U, puis relevé, puis abaissé à nouveau. A chaque coup, le métal entrait un peu plus profondément. J’entends toujours son bruit mat contre le cuir et la mousse des protections puis contre la chair.
Le type s’est pour ainsi dire laisser faire. Le fait qu’il ne crie pas ne m’a même pas étonné. Il y a quelques jours seulement que j’ai appris que mon coup de pied a été si violent que je lui ai écrasé la trachée ou quelque chose comme ça. Non seulement respirer était un véritable calvaire pour lui mais en plus il ne pouvait même pas extérioriser sa terreur ni sa douleur. J’ai longtemps pensé qu’il était mort en brave, en regardant la Faucheuse droit dans les yeux, mais s’il avait pu, il aurait hurlé comme un cochon qu’on égorge. Un lâche. Heureusement qu’il ne l’a pas fait, j’aurais été forcé d’abréger. Mais comme il ne disait rien, j’ai continué.
Après les articulations, je me suis attaqué au reste. L’entrejambe, le ventre, les côtes, les membres… mais pas la tête. J’étais en sueur. Mes épaules et mes bras me faisaient souffrir, les poumons me brûlaient. Je me suis arrêté parce que je n’en pouvais plus. Parce que le type était mort aussi. Son regard était trop fixe pour qu’il en soit autrement.
J’ai épousseté mon pantalon avant de remonter sur la route. J’étais crevé. J’ai mis plusieurs minutes à reprendre mon souffle, penché en avant, veste ouverte, les mains sur les cuisses comme un sportif qui récupère. Puis j’ai entendu une voiture approcher. Elle venait d’en bas. Je me suis épousseté à nouveau et j’ai rangé mon antivol sous la selle.
C’était un véhicule utilitaire. Il s’est arrêté à ma hauteur et j’ai senti l’odeur de terre et de fumier qu’il dégageait. Le gars portait un genre de salopette en toile claire. Sans doute allait-il traire ses vaches ou bien il travaillait dans une exploitation agricole du coin. Il s’est penché pour me demander si tout allait bien. Je devais avoir une sale tête avec les joues encore rouges et le front en sueur, mais avec le temps qu’il a fait ce jour-là, je crois que ça n’aurait étonné personne. Un simple coup de chaud.
« Une guêpe est rentrée dans mon casque, alors j’ai préféré m’arrêter » je lui ai répondu.
Il n’a bien évidemment pas saisi le côté cocasse de ma phrase. Je n’ai pas prêté attention à sa réponse mais je l’ai salué d’un grand sourire quand il est reparti. J’ai ensuite vérifié une dernière fois que mes bottes et mon pantalon n’avaient plus ni terre ni brindilles avant d’enfiler mon casque. Quand j’ai mis le contact, l’horloge de la moto indiquait 21h06. J’avais passé une grosse demi-heure à taper sur ce type. Lors de l’autopsie, le légiste n’a pas pu déterminer quel coup a été mortel : il y en avait trop. La conclusion du rapport est qu’il a fini par succomber à un arrêt cardiaque.
Le gars en utilitaire n’a apparemment pas témoigné contre moi, et je ne saurai jamais pourquoi. Pourtant il doit habiter dans le coin. Il a forcément eu vent de ce meurtre par le journal ou le bouche-à-oreille. Des gendarmes l’ont peut-être même interrogé. Mais il n’a pas parlé. Si ça se trouve, il n’a jamais fait le rapprochement. Comme je l’ai expliqué, les motos ne sont pas rares sur ces routes, alors une de plus ou de moins, cela ne change pas grand-chose. Peut-être n’a-t-il pas non plus voulu être impliqué dans une histoire aussi sordide.
Quant au type que j’ai tué, il s’appelait Michel, avait quarante-neuf ans, était marié et père de trois enfants. Il habitait un hameau de l’autre côté de la colline. Cela, il ne me l’a pas dit quand on a discuté. Je l’ai appris le surlendemain en lisant le journal. Le corps a été découvert par un
bambin de six ans qui se baladait avec sa mère le mercredi après-midi.
De mon côté, cela ne m’a procuré aucune satisfaction de voir ce meurtre à la une du journal. En tant que prédateur, j’avais fait ce qu’il fallait pour subvenir à mes besoins naturels. Cela m’a simplement ouvert l’appétit et je me suis senti pousser des crocs.
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
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Re: Prédation
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Son casque lui a protégé le visage mais le reste de son corps agonise.
Maintenant, des doigts lui enserrent le crâne, le maintiennent immobile. Un visage est en arrière, à la limite de son champ de vision : celui d’un autre pompier qui lui immobilise la tête.
Le cerveau revient à la réalité. Tout n’est que douleur : son dos, ses membres, son crâne. Le pire est cette véritable explosion permanente dans sa tête comme un soleil de bruit qui rayonnerait follement. Oui, le bruit, brut, de son casque qui heurte la tôle de la voiture puis le bitume, de la visière qui se déboîte... Et la peur, atroce, qui lui serre les tripes dans son poing d’acier brûlant. Et puis plus rien.
Si.
La lumière bleutée des gyrophares qui tournoie dans la semi obscurité et les pompiers qui s’activent. Les consignes fusent.
Froissement de tissu, bruits de sachets qu’on déchire dans l’urgence…
Mon père a tout de suite apprécié Mathilde. Il a toujours été amateur de jolies femmes et ne s’en est pas privé tout le long de sa vie. Il n’était pas du genre à ramener chaque semaine une nouvelle conquête à la maison et je ne crois pas qu’il ait trompée ma mère une seule fois, mais je dois lui reconnaître un certain succès auprès de la gente féminine. Avant que l’âge ne le rattrape, il était plutôt beau gosse. Je ne parle pas de son visage mais de son allure. Même s’il a arrêté le sport pendant quelques années, il a toujours eu un physique athlétique et je pense qu’il savait trouver les mots pour charmer n’importe quelle femme. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a dû conquérir le coeur de ma mère.
Si je ne vous parle pas d’elle, c’est qu’elle a été absente dès mon plus jeune âge. En fait, elle nous a laissés sans prévenir, comme ça, du jour au lendemain, un mois jour pour jour après mon quatrième anniversaire. Mon père m’avait emmené voir les animaux au parc de la Tête d’Or cet après-midi-là. C’était au tout début des grandes vacances d’été. Quand nous sommes rentrés, mon père a trouvé un mot sur la table basse du salon. Juste après l’avoir lu, il s’est assis dans le canapé, le regard vide, puis m’a dit d’aller dans ma chambre. Je l’ai entendu appeler quelqu’un au téléphone. Quelques minutes plus tard, des gendarmes sont arrivés. Ce n’est qu’à l’enterrement que j’ai compris que ma mère ne reviendrait pas. Quand j’ai été un peu plus vieux, mon père m’a expliqué qu’elle s’est suicidée en se jetant sous une rame de métro.
J’étais tout môme et je ne saurais vous dire comment il a vécu cela. Tout ce que je sais, c’est que pour mon entrée au CE2, j’avais pour ainsi dire une nouvelle mère. Elle s’appelait Eliane, était très douce et avait une dizaine d’années de moins que mon père. Elle est restée un peu plus d’un an avec nous et puis elle a fini par s’en aller elle aussi.
Il y en a eu cinq autres jusqu’à mes vingt-et-un an, âge auquel j’ai quitté le foyer familial, puis encore deux ou trois « officielles » jusqu’à ce que mon père parte à la retraite voilà deux ans. Il a alors décidé de tirer le rideau. Sa maigre retraite ne lui permettait pas d’entretenir une poule de luxe, comme il m’a dit en rigolant.
Toujours est-il qu’il a tout de suite été charmé par Mathilde. Il m’a d’ailleurs adressé plus d’une oeillade pleine de sous-entendus coquins alors qu’elle avait le dos tourné. Je crois qu’il ne changera jamais.
Il habite une de ses banlieues dortoirs de l’est lyonnais. Attention, je ne parle pas de quartiers chauds, mais d’un de ces petits villages rattrapés par l’urbanisation galopante de la région et qui se sont étendus à coups de lotissements clonés les uns sur les autres.
Trois semaines après le départ de Mathilde, donc une quinzaine de jours après l’histoire du col de la Luère, je lui ai rendu visite. C’était un soir, à croire que je suis un de ces prédateurs qui sortent à la tombée de la nuit. J’avais pris la moto. En été, je ne me déplace qu’ainsi, et c’est
beaucoup plus pratique pour échapper à la circulation. Et puis, si l’envie me prend, je peux aller me faire une petite balade à l’improviste. Bref, peu importe.
Ce soir-là, on a discuté de tout et de rien. Je ne lui avais pas encore parlé du départ de Mathilde mais hélas, il n’en a pas été plus étonné que ça quand je le lui ai appris. Sa propre vie n’ayant été qu’une succession d’espoirs de fonder un nouveau foyer et de désillusions, comment pouvait-il en être autrement pour son fils?
« Les femmes ne méritent pas des hommes tels que nous » m’a-t-il dit en grignotant des cacahuètes à l’apéritif.
On n’a pas beaucoup parlé, mais je suis parti relativement tard avec pour seule envie de m’étendre dans des draps frais. En traversant le village, j’ai croisé un groupe de jeunes. Des gars et des filles entre seize et vingt ans je pense. C’est en tout cas dans cette fourchette d’âge que se situait celui que j’ai tué.
Ils traînaient autour d’un banc en pierre de la place. J’ai vu une ou deux bouteilles de bière dans leurs mains briller à la lumière d’un lampadaire tout proche. Les filles rigolaient et les garçons se chahutaient. L’horloge de la moto indiquait minuit passé. Pas vraiment une heure pour faire autant de bruit, même pendant les vacances scolaires. Mais une très bonne heure pour se mettre en chasse, non? J’en ai salivé. Je crois même que je m’en serais léché les babines si les mousses du casque ne m’en avaient pas empêché.
Ils se sont calmés pour me regarder passer. Je roulais doucement et je les regardais moi aussi. Une vingtaine de mètres nous séparait. Le temps s’est figé. Et puis l’un d’eux a fait ce que tout dégénéré mental au Q.I d’huître fait lorsqu’il voit un motard roulant au pas le regarder : il a levé les bras comme s’il tenait un guidon tout en se cabrant en arrière. J’ai souri sous mon casque et j’ai décidé de jouer le jeu. La FJR ne se prête pas trop à ce genre de fantaisies, alors je me suis contenté de monter dans les tours jusqu’au rupteur une ou deux fois et je suis parti comme une balle. Ils ont dû hurler de joie sacrément fort car je les ai entendus malgré la distance et le bruit du moteur. J’ai coupé les gaz dès qu’ils ne m’ont plus vu et j’ai pris une petite rue.
Ce qu’il y a de bien en France, c’est que chaque village a son église, église qui donne en général sur la place du même nom, ce qui est le cas ici.
J’ai contourné deux pâtés de maison avant d’arriver par une ruelle derrière l’édifice. Grâce à la faible pente, j’ai pu couper le moteur pour ne pas me faire entendre sur la dernière centaine de mètres. Après avoir béquillé la moto dans un recoin à l’abri des regards, j’ai pris le U sous la selle et je suis remonté le long du mur de vieilles pierres.
Aucun éclairage ne donnait de ce côté. Une interminable haie courait le long de l’église jusqu’à l’autre bout de la place. Derrière ce véritable mur végétal haut comme un homme, il n’y avait rien. Je veux dire par là que le terrain est trop accidenté et que des arbres y ont été plantés. Les premières maisons se trouvent donc à bonne distance, du moins de ce côté-ci.
Je suis resté tapi à l’angle de l’église, entre le mur et la haie. Les quelques lampadaires suffisaient à peine à éclairer la place et laissaient de nombreuses zones d’obscurité. Personne ne risquait donc de me voir là où je me trouvais, d’autant plus que mon blouson et mon pantalon de cuir sont de couleur foncée. Et j’ai attendu. En fait, je n’avais aucun plan précis. Ma seule certitude était que j’allais tuer un de ces jeunes. Je vous rassure, pas un mineur ni une des filles, j’ai quand même une certaine moralité.
Je me suis donc concentré sur un des deux plus grands. Je sais bien que la taille n’est pas un indice bien fiable en matière d’âge avec la génération actuelle où des garçons de quinze ans doivent presque baisser la tête pour regarder leur père droit dans les yeux. Mais je n’avais rien d’autre à quoi me fier.
Leur vacarme sur la place a duré jusqu’à une heure du matin au moins. Tapi dans ma tanière d’obscurité, je ne me m’impatientais pas. Je savais que de toute façon j’allais assouvir mes instincts cette nuit.
Je les ai entendus parler sans comprendre ce qu’ils disaient. Ce dont je suis sûr par contre est qu’ils buvaient bien des bières et qu’un pack était planqué sous le banc car je les ai vus ouvrir de nouvelles bouteilles. À ses paroles plus beuglées qu’articulées et à ses grands gestes, j’ai deviné que l’un d’eux était visiblement saoul. Il a fini par lancer sa cannette de bière contre un arbre en rigolant. C’est sans doute cela qui a provoqué le départ des autres. Les deux filles ont été les premières à s’en aller, puis les garçons n’ont pas tardé non plus. Celui qui avait jeté sa cannette les a raillés pour les inciter à rester mais il s’est finalement retrouvé seul. Cela tombait bien car c’est justement sur lui que j’avais jeté mon dévolu. Il s’appelait Cédric. Il me l’a dit alors que je lui tenais la tête dans la merde des autres.
Dernière édition par Demi-Tour le Lun 24 Mar - 8:57, édité 3 fois
Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
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Re: Prédation
Il est resté quelques minutes tout seul sur le banc. Il a vidé la moitié d’une autre cannette avant de la poser à ses pieds avec le carton éventré du pack, puis il n’a plus bougé. J’ai cru qu’il s’était endormi quand il s’est soudain levé pour se diriger vers un passage dans la haie. Sa vessie venait de tirer la sonnette d’alarme.
Ce bled est un des rares endroits que je connais où il y a encore des pissotières à l’ancienne. Par-là, je veux dire des pissotières gratuites avec une entrée tarabiscotée, faites dans du béton moche, couvertes de graffitis et de crasse. Elles étaient bien évidemment déjà là quand j’étais gosse mais je n’ai pas le souvenir d’y être entré une seule fois. Elles puaient trop. Une couche de peinture fraiche à recouvert la misère depuis, cela n’a pas changé grand-chose.
Je me suis glissé de l’autre côté de la haie pour y aller après m’être assuré qu’il n’y avait personne en vue. Quand je suis entré, l’odeur de la pisse m’a tout de suite piqué le nez. Une ampoule faiblarde éclairait le carrelage blanc-sale. Sur la gauche, il y avait un lavabo noirci par le temps, et sur la droite, deux portes en métal peintes en vert. Au fond, un urinoir était fixé légèrement de guingois au mur. Le tout tenait dans un carré de trois mètres sur trois, et encore. C’était vraiment petit. Une pissotière quoi.
Cédric pissait dans l’urinoir et me tournait donc le dos. Je pensais avoir été discret mais je me suis trompé. J’étais à peine entré qu’il a relevé la tête.
« Qui c’est? a-t-il demandé en plaisantant. C’est toi Daniel, t’es venu me la tenir?
- Non, j’ai répondu d’une voix grave.
- Ouais, c’est ça... »
Il a tranquillement fini de pisser. Je ne sais pas à quoi il s’attendait en se retournant. Sans oute son pote lui faisant une blague. Son sourire niais s’est éteint d’un coup. Il faut dire que se retrouver en pleine nuit dans une pissotière en tête-à-tête avec un mec habillé en cuir noir qui tient une barre de fer à la main en aurait déstabilisé plusd’un. Il n’a pas fait exception à la règle, même s’il a presque aussitôt bombé le torse. C’est certainement l’alcool qui lui a donné cette assurance.
« Tu veux me la sucer ou quoi? » il a dit en s’approchant.
Il se voulait hargneux. Le pauvre.
Trop ivre pour réagir rapidement, il a à peine eut le temps de lever le bras avant que le U lui fracasse la pommette. Et Il a crié. Dans sa chute, il est passé à travers la porte de métal qui s’est ouverte en faisant un boucan de tous les diables quand elle a claqué contre le mur, puis il s’est affalé à plat ventre dans le WC à la turque. Il s’est tout de suite redressé sur ses coudes, visiblement incapable de détacher son regard des grosses gouttes de sang qui perlaient sur la crasse de l’émail. Je me suis laissé tomber à genoux de tout mon poids sur son dos. Il en a eu le souffle coupé net. J’ai alors attrapé ses cheveux et je lui ai plaqué la figure contre le trou. Il forçait tout ce qu’il pouvait pour se relever mais ses mains ne trouvaient aucune prise sur le carrelage et l’émail.
Je ne me suis jamais posé la question de savoir quelle profondeur peuvent bien avoir des toilettes turques. Cédric devait déjà avoir le visage recouvert de merde et de vieille pisse, et l’espace d’un instant je me suis demandé s’il apercevait quelque chose ou bien si son nez effleurait le fond. En tout cas, l’odeur devait être immonde et des spasmes l’ont secoué. Il a dégueulé tout ce qu’il pouvait. J’ai mis mon genou contre sa nuque pour bien lui maintenir la tête. Avec le recul, je me dis que je lui ai peut-être pété le nez ou la mâchoire contre le rebord à appuyer comme ça.
Je suis resté je ne sais combien de temps dans cette pose. Il n’arrêtait pas de dégobiller. Là au fond, ce devait être l’horreur pour lui. Il respirait la merde des autres et son propre vomi. Si ça se trouve, il en ravalait même une partie en respirant pour tout vomir à nouveau. J’ai alors été saisi d’un affreux doute. Je me suis décalé sur son dos et je l’ai attrapé par les cheveux pour lui relever la tête.
« C’est quoi ton nom? »
Il devait avoir des dents cassées ou les lèvres coupées à l’intérieur car sa bouche était pleine de sang. Idem pour ses narines et une de ses arcades. Il avait dégueulé par la bouche et par le nez, ça se voyait. Quant au liquide jaunâtre qui recouvrait son visage, c’était sans doute un mélange de pisse, de chiasse, de vomi et de larmes. Ses lèvres tremblaient trop pour que je le comprenne alors qu’il essayait de me parler, sans doute pour demander grâce. On aurait dit un gosse de deux ans en train de pleurer pendant un caprice. Je lui ai cogné la tête à plusieurs reprises contre l’émail pour qu’il se taise et m’écoute.
« C’est quoi ton nom? » j’ai répété.
Des sons suraigus sont sortis de sa gorge, comme si ses cordes vocales étaient saturées. J’ai mis plusieurs secondes à comprendre qu’il répétait « Cédric » et qu’il me suppliait d’arrêter. Le sang faisait de grosses bulles au coin de ses lèvres.
« Cédric comment? »
Il m’a répondu presque aussitôt en continuant ses suppliques. J’ai été soulagé. J’ai grandi dans ce village, et j’y connais encore pas mal de monde. Il aurait été impensable que je tue le gosse d’une connaissance, non? Mais heureusement pour moi et hélas pour lui, son nom ne me disait rien. Je pouvais donc le tuer l’âme en paix. Je n’y ai pensé que le lendemain mais il était trop tard pour le laisser vivre de toute façon puisqu’il avait vu mon visage.
Il a soudain rué comme un cheval qui cherche à se débarrasser de son cavalier. Je crois que j’aurais basculé si les murs n’avaient pas été aussi proches mais j’ai pu prendre appui avec mon épaule et continuer à peser avec mes genoux dans son dos. Il a alors crié. Je n’ai plus eu le choix. Ma main libre a saisi le U et j’ai frappé à la tête. Vu que je n’étais pas debout, j’avais peu d’amplitude dans mes mouvements et j’ai dû insister une bonne dizaine de fois avant qu’il s’avoue vaincu. Je pensais être tranquille pour l’achever mais quand je lui ai remis la figure au-dessus du trou, ses bras et ses jambes ont été comme pris de convulsions frénétiques pendant une dizaine de secondes. Et puis plus rien. Je l’ai maintenu encore un peu de temps. Cela m’a permis de récupérer mon souffle.
Trop occupé par mon affaire, je ne me suis pas rendu compte à quel point j’étais fatigué. J’étais vraiment épuisé. Quant aux odeurs, elles ne me gênaient pas. Mon esprit ne n’y prêtait aucune attention, il était comblé par ce sacrifice.
J’ai fini par me relever. Cédric ne respirait plus. S’il avait été debout, on aurait pu croire à sa pose qu’il était en train de sauter de joie, les bras en l’air et les jambes en pleine extension. Mais il était allongé sur le sol dégueulasse d’une pissotière, la figure coincée dans le trou des chiottes. Les traces de sang s’étiraient en suivant la forme de l’émail et se superposaient à celles laissées par des années de diarrhée. J’ai appuyé sur la chasse pour nettoyer tout ça. C’est alors que les mains de Cédric se sont mises à marteler le carrelage du sol. Merde, moi qui le croyais mort! Je n’ai pas hésité une seconde. Il fallait que je l’achève.
J’ai levé mon antivol pour le frapper comme le gars de la dernière fois mais j’ai touché le plafond avec. L’étroitesse de l’endroit et l’encadrement de la porte me gênaient également. Je n’avais plus qu’une solution. J’ai pris appui contre les deux murs et j’ai frappé l’arrière de la tête de toutes mes forces avec mon talon. Cédric n’a plus bougé dès le premier coup. Par la suite, je me suis demandé si ses derniers mouvements n’avaient pas été ceux d’un mort juste après qu’il ait été tué. Mais dans le feu de l’action je ne me suis pas posé la question. Je lui ai martelé la nuque avec mon talon autant que je le pouvais. Au bout d’un moment, j’ai entendu des craquements à chaque nouveau coup. Sans doute quelques os qui se fracturaient, sa mâchoire, ses pommettes, son crâne, voire ses vertèbres cervicales. Puis ça s’est mis à faire un étrange bruit de succion et j’ai compris que la peau de son visage devait s’être déchirée. Pareil à de la pulpe de tomate, du sang giclait sur les bords du trou chaque fois que mon talon s’abattait.
J’ai soudain été épuisé. J’ai repris ma respiration avant d’actionner la chasse une nouvelle fois. L’eau a fait une petite flaque rose autour de sa tête et a mis pas mal de temps à s’évacuer. Voilà, c’était fini.
J’ai parcouru les environs des yeux avant de sortir. Il n’y avait pas un chat. Tout le monde dormait profondément. Même la place semblait assoupie sous les lumières blafardes des lampadaires. J’entendais le chant des grillons qui devaient se planquer dans la haie ou l’espace
vert juste derrière. Des voitures passaient au loin sur l’autoroute. La fraîcheur de la nuit m’a fait du bien. Je suis resté derrière la haie pour regagner la moto. J’ai rangé le U sous la selle, puis j’ai mis le contact après avoir poussé la moto sur une cinquantaine de mètres pour ne faire aucun bruit. J’ai démarré sans monter dans les tours et je suis parti.
C’est à la lumière du sous-sol de l’immeuble que je me suis rendu compte que mes gants étaient couverts de sang. Il devait donc y en avoir sur tout ce qu’ils avaient touché : poignées, clefs de contact, mais également selle, casque et plein d’autres choses. Sans parler de l’antivol. Je me suis ausculté et j’ai découvert des tâches sur mes bottes et le bout des manches de ma veste. En séchant, il avait pris une vilaine teinte bordeaux sur le noir du cuir. J’ai pris les escaliers pour être sûr de ne croiser personne. Les trois étages, ajoutés à la volée de marche du sous-sol, ne m’ont jamais parus aussi long à monter. La première chose que j’ai faite a été de me prendre une bonne douche. J’avais mal dans le mollet dont le talon avait fracassé la nuque de Cédric et je me suis dit que j’allais avoir de sacrées courbatures en me réveillant dans quelques heures.
Le surlendemain, le journal a fait sa une avec cette découverte macabre. En parcourant l’article, j’ai été soulagé d’apprendre que Cédric venait de fêter ses vingt ans. J’avais pensé à lui demander son nom mais pas son âge. Je crois que je m’en serais voulu à vie d’avoir tué un mineur. L’article ne disait rien sur les éventuels indices retrouvés par les gendarmes. Je ne pense pas en avoir laissés, ou alors de bien maigres. Cédric ne m’avait pas griffé ni mordu, et quand bien même j’aurai perdu des cheveux, ils devaient être perdus au milieu de milliers d’autres et de poils pubiens si ça se trouve. Quant aux traces de mes bottes, j’y ai pensé, mais là aussi elles ont dû être effacées ne serait-ce que par les pompiers car ils ont certainement tout piétiné en intervenant.
Ce bled est un des rares endroits que je connais où il y a encore des pissotières à l’ancienne. Par-là, je veux dire des pissotières gratuites avec une entrée tarabiscotée, faites dans du béton moche, couvertes de graffitis et de crasse. Elles étaient bien évidemment déjà là quand j’étais gosse mais je n’ai pas le souvenir d’y être entré une seule fois. Elles puaient trop. Une couche de peinture fraiche à recouvert la misère depuis, cela n’a pas changé grand-chose.
Je me suis glissé de l’autre côté de la haie pour y aller après m’être assuré qu’il n’y avait personne en vue. Quand je suis entré, l’odeur de la pisse m’a tout de suite piqué le nez. Une ampoule faiblarde éclairait le carrelage blanc-sale. Sur la gauche, il y avait un lavabo noirci par le temps, et sur la droite, deux portes en métal peintes en vert. Au fond, un urinoir était fixé légèrement de guingois au mur. Le tout tenait dans un carré de trois mètres sur trois, et encore. C’était vraiment petit. Une pissotière quoi.
Cédric pissait dans l’urinoir et me tournait donc le dos. Je pensais avoir été discret mais je me suis trompé. J’étais à peine entré qu’il a relevé la tête.
« Qui c’est? a-t-il demandé en plaisantant. C’est toi Daniel, t’es venu me la tenir?
- Non, j’ai répondu d’une voix grave.
- Ouais, c’est ça... »
Il a tranquillement fini de pisser. Je ne sais pas à quoi il s’attendait en se retournant. Sans oute son pote lui faisant une blague. Son sourire niais s’est éteint d’un coup. Il faut dire que se retrouver en pleine nuit dans une pissotière en tête-à-tête avec un mec habillé en cuir noir qui tient une barre de fer à la main en aurait déstabilisé plusd’un. Il n’a pas fait exception à la règle, même s’il a presque aussitôt bombé le torse. C’est certainement l’alcool qui lui a donné cette assurance.
« Tu veux me la sucer ou quoi? » il a dit en s’approchant.
Il se voulait hargneux. Le pauvre.
Trop ivre pour réagir rapidement, il a à peine eut le temps de lever le bras avant que le U lui fracasse la pommette. Et Il a crié. Dans sa chute, il est passé à travers la porte de métal qui s’est ouverte en faisant un boucan de tous les diables quand elle a claqué contre le mur, puis il s’est affalé à plat ventre dans le WC à la turque. Il s’est tout de suite redressé sur ses coudes, visiblement incapable de détacher son regard des grosses gouttes de sang qui perlaient sur la crasse de l’émail. Je me suis laissé tomber à genoux de tout mon poids sur son dos. Il en a eu le souffle coupé net. J’ai alors attrapé ses cheveux et je lui ai plaqué la figure contre le trou. Il forçait tout ce qu’il pouvait pour se relever mais ses mains ne trouvaient aucune prise sur le carrelage et l’émail.
Je ne me suis jamais posé la question de savoir quelle profondeur peuvent bien avoir des toilettes turques. Cédric devait déjà avoir le visage recouvert de merde et de vieille pisse, et l’espace d’un instant je me suis demandé s’il apercevait quelque chose ou bien si son nez effleurait le fond. En tout cas, l’odeur devait être immonde et des spasmes l’ont secoué. Il a dégueulé tout ce qu’il pouvait. J’ai mis mon genou contre sa nuque pour bien lui maintenir la tête. Avec le recul, je me dis que je lui ai peut-être pété le nez ou la mâchoire contre le rebord à appuyer comme ça.
Je suis resté je ne sais combien de temps dans cette pose. Il n’arrêtait pas de dégobiller. Là au fond, ce devait être l’horreur pour lui. Il respirait la merde des autres et son propre vomi. Si ça se trouve, il en ravalait même une partie en respirant pour tout vomir à nouveau. J’ai alors été saisi d’un affreux doute. Je me suis décalé sur son dos et je l’ai attrapé par les cheveux pour lui relever la tête.
« C’est quoi ton nom? »
Il devait avoir des dents cassées ou les lèvres coupées à l’intérieur car sa bouche était pleine de sang. Idem pour ses narines et une de ses arcades. Il avait dégueulé par la bouche et par le nez, ça se voyait. Quant au liquide jaunâtre qui recouvrait son visage, c’était sans doute un mélange de pisse, de chiasse, de vomi et de larmes. Ses lèvres tremblaient trop pour que je le comprenne alors qu’il essayait de me parler, sans doute pour demander grâce. On aurait dit un gosse de deux ans en train de pleurer pendant un caprice. Je lui ai cogné la tête à plusieurs reprises contre l’émail pour qu’il se taise et m’écoute.
« C’est quoi ton nom? » j’ai répété.
Des sons suraigus sont sortis de sa gorge, comme si ses cordes vocales étaient saturées. J’ai mis plusieurs secondes à comprendre qu’il répétait « Cédric » et qu’il me suppliait d’arrêter. Le sang faisait de grosses bulles au coin de ses lèvres.
« Cédric comment? »
Il m’a répondu presque aussitôt en continuant ses suppliques. J’ai été soulagé. J’ai grandi dans ce village, et j’y connais encore pas mal de monde. Il aurait été impensable que je tue le gosse d’une connaissance, non? Mais heureusement pour moi et hélas pour lui, son nom ne me disait rien. Je pouvais donc le tuer l’âme en paix. Je n’y ai pensé que le lendemain mais il était trop tard pour le laisser vivre de toute façon puisqu’il avait vu mon visage.
Il a soudain rué comme un cheval qui cherche à se débarrasser de son cavalier. Je crois que j’aurais basculé si les murs n’avaient pas été aussi proches mais j’ai pu prendre appui avec mon épaule et continuer à peser avec mes genoux dans son dos. Il a alors crié. Je n’ai plus eu le choix. Ma main libre a saisi le U et j’ai frappé à la tête. Vu que je n’étais pas debout, j’avais peu d’amplitude dans mes mouvements et j’ai dû insister une bonne dizaine de fois avant qu’il s’avoue vaincu. Je pensais être tranquille pour l’achever mais quand je lui ai remis la figure au-dessus du trou, ses bras et ses jambes ont été comme pris de convulsions frénétiques pendant une dizaine de secondes. Et puis plus rien. Je l’ai maintenu encore un peu de temps. Cela m’a permis de récupérer mon souffle.
Trop occupé par mon affaire, je ne me suis pas rendu compte à quel point j’étais fatigué. J’étais vraiment épuisé. Quant aux odeurs, elles ne me gênaient pas. Mon esprit ne n’y prêtait aucune attention, il était comblé par ce sacrifice.
J’ai fini par me relever. Cédric ne respirait plus. S’il avait été debout, on aurait pu croire à sa pose qu’il était en train de sauter de joie, les bras en l’air et les jambes en pleine extension. Mais il était allongé sur le sol dégueulasse d’une pissotière, la figure coincée dans le trou des chiottes. Les traces de sang s’étiraient en suivant la forme de l’émail et se superposaient à celles laissées par des années de diarrhée. J’ai appuyé sur la chasse pour nettoyer tout ça. C’est alors que les mains de Cédric se sont mises à marteler le carrelage du sol. Merde, moi qui le croyais mort! Je n’ai pas hésité une seconde. Il fallait que je l’achève.
J’ai levé mon antivol pour le frapper comme le gars de la dernière fois mais j’ai touché le plafond avec. L’étroitesse de l’endroit et l’encadrement de la porte me gênaient également. Je n’avais plus qu’une solution. J’ai pris appui contre les deux murs et j’ai frappé l’arrière de la tête de toutes mes forces avec mon talon. Cédric n’a plus bougé dès le premier coup. Par la suite, je me suis demandé si ses derniers mouvements n’avaient pas été ceux d’un mort juste après qu’il ait été tué. Mais dans le feu de l’action je ne me suis pas posé la question. Je lui ai martelé la nuque avec mon talon autant que je le pouvais. Au bout d’un moment, j’ai entendu des craquements à chaque nouveau coup. Sans doute quelques os qui se fracturaient, sa mâchoire, ses pommettes, son crâne, voire ses vertèbres cervicales. Puis ça s’est mis à faire un étrange bruit de succion et j’ai compris que la peau de son visage devait s’être déchirée. Pareil à de la pulpe de tomate, du sang giclait sur les bords du trou chaque fois que mon talon s’abattait.
J’ai soudain été épuisé. J’ai repris ma respiration avant d’actionner la chasse une nouvelle fois. L’eau a fait une petite flaque rose autour de sa tête et a mis pas mal de temps à s’évacuer. Voilà, c’était fini.
J’ai parcouru les environs des yeux avant de sortir. Il n’y avait pas un chat. Tout le monde dormait profondément. Même la place semblait assoupie sous les lumières blafardes des lampadaires. J’entendais le chant des grillons qui devaient se planquer dans la haie ou l’espace
vert juste derrière. Des voitures passaient au loin sur l’autoroute. La fraîcheur de la nuit m’a fait du bien. Je suis resté derrière la haie pour regagner la moto. J’ai rangé le U sous la selle, puis j’ai mis le contact après avoir poussé la moto sur une cinquantaine de mètres pour ne faire aucun bruit. J’ai démarré sans monter dans les tours et je suis parti.
C’est à la lumière du sous-sol de l’immeuble que je me suis rendu compte que mes gants étaient couverts de sang. Il devait donc y en avoir sur tout ce qu’ils avaient touché : poignées, clefs de contact, mais également selle, casque et plein d’autres choses. Sans parler de l’antivol. Je me suis ausculté et j’ai découvert des tâches sur mes bottes et le bout des manches de ma veste. En séchant, il avait pris une vilaine teinte bordeaux sur le noir du cuir. J’ai pris les escaliers pour être sûr de ne croiser personne. Les trois étages, ajoutés à la volée de marche du sous-sol, ne m’ont jamais parus aussi long à monter. La première chose que j’ai faite a été de me prendre une bonne douche. J’avais mal dans le mollet dont le talon avait fracassé la nuque de Cédric et je me suis dit que j’allais avoir de sacrées courbatures en me réveillant dans quelques heures.
Le surlendemain, le journal a fait sa une avec cette découverte macabre. En parcourant l’article, j’ai été soulagé d’apprendre que Cédric venait de fêter ses vingt ans. J’avais pensé à lui demander son nom mais pas son âge. Je crois que je m’en serais voulu à vie d’avoir tué un mineur. L’article ne disait rien sur les éventuels indices retrouvés par les gendarmes. Je ne pense pas en avoir laissés, ou alors de bien maigres. Cédric ne m’avait pas griffé ni mordu, et quand bien même j’aurai perdu des cheveux, ils devaient être perdus au milieu de milliers d’autres et de poils pubiens si ça se trouve. Quant aux traces de mes bottes, j’y ai pensé, mais là aussi elles ont dû être effacées ne serait-ce que par les pompiers car ils ont certainement tout piétiné en intervenant.
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Re: Prédation
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Et le froid, toujours plus perçant. Sur son torse, ses bras, son ventre. Ses vêtements ont été découpés. Une minerve lui enserre le cou. L’oxygène qui souffle dans le masque l’étouffe. Son corps tremble.
On lui parle. C’est la voix du pompier penché juste au-dessus de son visage. Il lui faut plusieurs secondes pour assimiler le sens des mots. Il lui a demandé son nom. Aucune réponse. Le pompier fronce les sourcils. Ses lèvres bougent à nouveau.
«…Our de la semaine on est ? » demande-t-il.
« Je sais pas… enfin début de semaine mais…»
Son esprit se remet à fonctionner, les dents des engrenages s’imbriquent maladroitement les unes dans les autres.
« Mardi! »
Je me doute que tout un tas de questions vous hantent l’esprit. La première doit concerner le nombre de mes victimes, la deuxième si je vais vous raconter chacun de mes meurtres ainsi, avec tous ces détails. Pas très loin derrière doit venir celle de savoir quand et de quelle manière la police m’a arrêté. La réponse à celle-ci est très simple et donne la réponse à la précédente.
Les flics m’ont passé les menottes alors que je commettais mon douzième meurtre. Je n’ai rien vu venir. J’ai gaffé et ils en ont profité. Je suis resté bouche bée quand je les ai vus fondre sur moi alors que je regardais le corps de ma victime. Il n’y a pas eu d’avertissements ni quoi que ce soit. Ils m’ont jeté au sol et celui qui m’a passé les menottes l’a fait avec une violence telle qu’il m’en a cassé le pouce. C’était une femme à vrai dire. Ceci explique sans doute cela.
Ce n’est pas leur enquête qui les a menés jusqu’à moi. Je pense d’ailleurs qu’ils n’avaient pas de piste car j’ai frappé au hasard à chaque fois, en suivant mon instinct. Il n’y a eu aucune logique et aucun point commun excepté la violence de mes meurtres et le sexe de mes victimes. Et puis le fait que ce bon vieil antivol m’a toujours servi d’arme. C’est d’ailleurs la seule chose que je n’ai pas changée après l’épisode des pissotières.
Mon pote de l’avenue de Saxe a été surpris de me voir renouveler tout mon équipement. L’excuse était toute trouvée : faire table rase des dernières années suite au départ de Mathilde. J’ai dû bien la jouer mélancolique car il m’a fait une remise du tonnerre, bien supérieure à ce qu’il me fait d’habitude. J’ai donc jeté mes anciens habits mais j’ai déposé le casque à la caserne de pompiers la plus proche. Ils les utilisent pour leurs entraînements au secours routier. Autant que ça leur soit utile. Ensuite, histoire de changer comme on dit, je suis allé faire une petite balade à moto.
Reste maintenant pour vous à savoir si je vais vous raconter chaque meurtre par le menu. Je vous rassure tout de suite, la réponse est non. Ce n’est pas une question d’envie ni de temps, mais si les premiers m’ont marqué, les souvenirs des autres se sont mélangés ou ont été noyés dans la masse. C’est un peu comme notre première fois au pieu, on s’en souvient toute notre vie, mais je défie quiconque de se souvenir des suivantes dans les moindres détails, ne serait-ce que du lieu.
J’ai tué au rythme relativement régulier de deux meurtres par mois. Je dois être comme ces énormes serpents qui mettent plusieurs jours à digérer leurs proies. Si elle est suffisamment grosse, ils sont rassasiés pour un bon bout de temps.
On a tous un cerveau reptilien. C’est un héritage de nos lointains ancêtres. Il paraît qu’il assure les instincts de base : se nourrir, se reproduire, fuir, etc. Le mien doit être un peu plus développé que la normale. Du coup mon esprit fonctionne lui aussi comme un gros serpent : il est soudain affamé et doit se sustenter. Il faudrait que j’en touche deux mots aux psys pour avoir leur avis là-dessus, vous en pensez quoi ?
Puisque j’en parle d’ailleurs, des psys, autant vous dire qu’ils commencent à m’énerver, et pas qu’un peu. Ils fouillent dans mon esprit et cherchent à me faire croire des choses insensées, comme le fait que je n’ai pas commis ces meurtres. Vous vous rendez compte? J’ai beau les leur raconter avec les mêmes détails et le même souci de véracité, ils continuent de dire que ce n’est que le fruit de mon imagination. Que je les ai inventés pour justifier certains de mes actes. Que j’ai créé cette ultra-violence pour en rendre une autre, réelle celle-là, moins traumatisante. Chaque nouvelle séance est un coup de bélier qui fissure un peu plus le mur que j’ai bâti dans mon esprit. Et vous voulez que je vous dise? Le fait de vous avoir expliqué tout depuis le début me déstabilise encore plus. Je me rends compte que tout ça ne tient pas la route. Je suis même sûr que si vous y repensez, vous allez trouver tout un tas de petites choses qui ne vont pas, qui ne peuvent avoir existé, le genre d’incohérences qui vous énervent dans un film. Comme le fait que le gars en utilitaire n’a jamais témoigné ; comme le fait que j’ai pu pousser une moto de plus de deux-cents cinquante kilos dans une pente alors que j’étais épuisé ; comme le fait que chacun de mes coups a porté exactement là où je le voulais ; comme le fait que le trou d’un chiotte à la turque est bien plus petit qu’un visage. Comme le fait, surtout, que cette violence a été gratuite, sans réelle motivation.
Les psys expliquent que c’est en rapport avec le suicide de ma mère. Une sale idée qu’elle a eu de se jeter sous un métro, car cela réussit rarement. Son corps a été trainé sur une dizaine de mètres mais elle n’était pas morte à l’arrivée des pompiers. Elle est décédée presque une semaine plus tard à l’hôpital. Mon père a eu raison de dire ce qu’il a dit le jour où il m’a demandé d’aller dans ma chambre après avoir trouvé la lettre. J’ai tardé dans le couloir et je l’ai très clairement entendu se parler à lui-même.
« Tu m’auras fait chier jusqu’au bout, salope! »
Puis il a froissé la lettre pour la jeter de l’autre côté de la pièce. Oui, il a eu raison.
Les psys m’expliquent sans relâche que ces images de violence que je créées viennent de mon enfance passée à imaginer ce qui est arrivé à ma mère, les traumatismes subis par son corps, ce qu’elle a dû ressentir avant de se laisser tomber du quai, ce qu’elle a vu lorsque le dessous de la rame l’a happée. Ses os fracturés ont certainement déchiré ses chairs. Elle n’a pu que s’en rendre compte. Mais le plus terrible a sans aucun doute été de comprendre qu’elle avait raté son suicide. Heureusement pour elle, la grande Faucheuse a fini par l’emmener.
Mon père m’a raconté plusieurs années après que les médecins l’ont plongée dans un coma artificiel pour qu’elle ne souffre pas trop. La douleur était telle que son coeur risquait de ne pas tenir le coup. Il a fini par s’arrêter de toute façon car les blessures étaient trop graves. Tiens, vous voyez, comme le gars de col de la Luère…
Si l’on y réfléchit bien, cela se tient. Mon esprit traumatisé a fabulé pendant plusieurs années et il a fini par disjoncter. Et plus je vous parle, plus je me rends compte que les psys n’ont peut-être pas tort. Les preuves qu’ils m’ont présentées ne m’ont jamais paru aussi tangibles. La meilleure qu’ils ont trouvée est qu’aucun journal n’a relaté ne serait-ce qu’un seul de mes soi-disant meurtres. J’ai nié jusqu’à maintenant mais maintenant que je vous en parle, je dois me rendre à l’évidence. Alors si tout ça n’est qu’une mascarade, que s’est-il passé? D’où ai-je sorti ces personnages et ces lieux?
Je crois que les parents de Mathilde ont compris que leur fille avait tiré le gros lot quand l’Audi a débouché dans le chemin caillouteux qui mène à leur maison, là-bas, tout au sud de la France comme dit un collègue de travail qui y passe ses vacances chaque année. Franchement, je me mets à leur place : si j’avais une fille, je préfèrerais mille fois la voir arriver dans ce genre de voiture que dans un vieux combi Volkswagen conduit par un rasta, non?
C’était en été, on est allés voir ses parents pour un week-end. Mathilde voulait me présenter. Pour éviter les bouchons, on est partis de nuit. On est arrivés sur le coup des midis, pile-poil pour l’apéro comme a dit son père en me saluant.
Quand je suis descendu de la voiture, la chaleur et le chant des cigales m’ont littéralement écrasé. J’avais certains clichés de la Provence en tête, je n’ai pas été déçu. Les parents de Mathilde habitaient un véritable mas en vieilles pierres perdu dans les pins parasols un peu à l’écart du village. Entre deux petites collines, on devinait la mer au loin. L’odeur de la pierre chauffée au soleil et des plantes embaumaient l’air. On se serait cru dans un roman de Pagnol.
Son père m’a accueilli à bras ouverts, me tenant par les épaules comme pour me jauger avant de me donner une tape amical dans le dos. Sa mère, elle, s’est approchée en souriant mais malgré ses efforts pour ne rien laisser paraître, j’ai nettement vu un voile sombre passer sur son visage quand elle a levé les yeux vers moi. Elle m’a simplement serré la main puis elle s’est écartée, les bras repliés sur sa poitrine comme pour se protéger du froid. Pressentait-elle quelque chose? Son instinct maternel la mettait-il en garde? Je me le suis souvent demandé et je continue d’ailleurs. Mon avocat m’a prévenu qu’elle sera là pour témoigner à charge lors du procès, même si visiblement elle n’a rien de bien concret à dire. Là aussi, je ne peux m’empêcher de penser que sa présence est un argument en faveur des psys. Parce que si j’avais vraiment commis ces meurtres, pour quelles raisons viendrait-elle ?
Ouais, il faut que je vous avoue la vérité. Que je me l’avoue à moi-même. Mais je n’y arrive pas, pour la simple et bonne raison que je n’arrive pas à accepter ce que j’ai fait. Je ne peux pas l’accepter. Quoi donc ? Ma lâcheté. Mes excès de violence. Cette fuite en avant dans laquelle je me suis lancé pour m’aveugler. Vous voulez vraiment savoir? Vous voulez que je vous dise que les psys ont raison? Vous voulez découvrir ce que je cache là, dans ma tête ?
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Demi-Tour- Date d'inscription : 13/09/2011
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Re: Prédation
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Ses yeux errent autant qu’ils le peuvent. Ils scrutent les pompiers puis roulent à droite et à gauche, tombent sur la façade de l’immeuble, juste en limite de leur champ de vision, puis sur l’auvent éventré et brisé de la boutique de fleurs.
Une femme et un homme en blanc sont soudain à genoux ses côtés. Un équipage du SMUR. La femme lui sourit et lui dit quelque chose. Elle veut savoir son prénom.
Je n’ai tué personne, voilà la vérité.
J’ai bien été agressé boulevard de Stalingrad par un gars qui a voulu volé ma bécane. Et oui, la voiture de son complice lui a écrasé la figure tout comme elle a heurté mon casque. Le truc, c’est qu’à peine j’ai senti le couteau contre mon cou que je me suis pissé dessus et que je suis tombé dans les pommes, faisant basculer le gars dans ma chute car je suis tombé sur lui. Voilà, c’est aussi simple.
Le médecin de l’hôpital m’a bien dit d’aller voir un psy, et bien entendu je n’ai pas obéi. Pourquoi l’aurais-je fait ? Pour m’avouer vulnérable, faible ? Hors de question!
Et le motard du col de la Luère! Quand il m’a doublé dans un virage, j’ai vu rouge. Il n’avait pas une moto sportive mais un malheureux roadster moitié moins puissant que ma moto. Et il m’a littéralement déposé. Je l’ai croisé quelques minutes plus tard. Je ne sais pas ce qu’il avait mais il m’a fait signe de m’arrêter. Je suis passé tout droit. Qu’il se démerde!
Cédric alors ? J’ai imaginé son prénom. Peut-être que le gars s’appelle Mohammed ou Benjamin ou Pedro, allez savoir. Le soir où je suis rentré de chez mon père, j’ai bien croisé un groupe de jeunes sur la place du village. Je les ai regardés machinalement, comme n’importe qui regarde un endroit qu’il traverse. Un des garçons m’a fait un doigt d’honneur. J’ai eu envie de descendre de moto mais à la place j’ai accéléré. Vous comprenez maintenant ? On a tous nos petits moments où l’on casserait bien la gueule à quelqu’un, où l’on rêve de lui donner ou bonne leçon, non? Eh bien voilà. Inutile de chercher plus loin. Mais on se sent frustré de ne pas le faire. Parce qu’on se dit que ça ne changera rien. Parce qu’on n’en a pas le courage non plus. Mais dans vos petits cerveaux doit tourner une nouvelle question, pas vrai? Vous vous demandez quelle violence j’ai bien pu me cacher en imaginant cela? Qu’est-ce que je n’ose pas avouer, ni à moi ni à vous qui fait que je suis ici à attendre mon procès ?
Il faut que je vous fasse une confidence : j’ai toujours eu des pulsions violentes en moi. Je dois cela à mon père, il m’a montré l’exemple. Les chiens ne font pas des chats. Les psys me l’ont répété maintes et maintes fois eux aussi mais dans leur langage médical qui rend tout beaucoup plus compliqué. Mais peu importent les mots, le résultat est le même. On finit toujours par reproduire ce que font nos parents.
Chaque frustration, je l’ai extériorisée.
Je n’ai pas tué, non, à la place j’ai frappé, frappé, frappé!
Qui ça?
« Mathilde! » répond-elle
L’engrenage s’emballe. Elle se souvient de tout, revit tout. En accéléré.
Elle hurle. Non pas de douleur mais de terreur alors qu’elle se revoit quelques minutes plus tôt. Qu’elle le revoit.
C’est mardi et il rentre un peu plus tard de son travail. Elle sait ce que cela signifie : qu’il est allé faire un tour à moto pour oublier les remontrances qu’il s’est pris lors de la réunion de service hebdomadaire. Il a sa tête des mauvais. Depuis son agression, c’est ainsi. Ce soir-là, elle ne pourra pas le raisonner. Elle a déjà essayé à de nombreuses reprises mais ça n’a fait que l’énerver un peu plus. Son seul réflexe est d’enfiler son casque pour qu’aucun coup ne marque son visage. Ceux-là, elle ne pourrait les cacher. Les autres, oui. Il lui suffit de mettre un pantalon ou un sweat à manches longues. Elle ne veut pas que ça se sache car elle sait qu’avant il n’était pas comme ça. Qu’il l’aimait. Qu’il l’aime toujours. Et qu’elle aussi elle l’aime.
Pourtant ce soir, il est plus violent. Il ne se contente pas de la frapper. Il l’attrape par le bras et la projette à travers le salon. Et la fenêtre.
Elle hurle alors que l’auvent du magasin de fleurs du rez-de-chaussée semble l’aspirer.
Oui, Mathilde.
Celle que j’aime. Celle que mon esprit a imaginée partie loin de moi. Celle qui est restée pour me soutenir, m’aimer, m’écouter et être à mes côtés, pour être cette mère que je n’ai pas eue alors même que je ne la voyais plus.
Les psys disent que c’est pour cela que je l’ai fait disparaître de mon esprit et que je l’ai battue. J’ai recréé mon enfance, cette mère absente et toutes les frustrations que j’en ai éprouvées. J’en voulais à ma mère de m’avoir abandonné. Mathilde l’a incarnée bien malgré elle. Comme si ça ne suffisait pas, j’ai reporté en plus sur elle mes frustrations d’adulte.
Ma mère a fui parce que mon père la battait. Je vous l’ai dit, les chiens ne font pas des chats.
Pourquoi Mathilde n’a-t-elle pas fait pareil ? Pourquoi ne s’est-elle pas enfuie ? Pourquoi a-t-elle supporté cela? Pourquoi m’aime-t-elle autant?
Les larmes inondent à nouveau ses yeux. L’infirmière lui a certainement injecté des calmants, sans doute de la morphine, car la douleur s’atténue. Son esprit s’apaise. Le masque à oxygène n’existe plus.
Mathilde ne fait plus vraiment attention à ce qu’on lui fait ni à ce qu’on lui dit. Elle répond par réflexe. S’en moque.
Brancardage. Le décor tout autour se met à bouger au rythme du pas des pompiers, puis le brancard s’incline pour entrer dans l’ambulance. Du coin de l’oeil, elle aperçoit des policiers entrer en trombe dans l’immeuble.
Le seul réconfort que j’éprouve vient du fait que mon avocat, s’il ne me donne pas de nouvelles précises, me dit au moins qu’elle va mieux. Elle a été transférée dans un centre hospitalier du côté de Fréjus il y a une semaine et se remet doucement de ses blessures. J’espère très sincèrement qu’elle n’en gardera aucune séquelle, ni physique ni mentale.
Cela va vous sembler débile ou horrible, peut-être terriblement humain, mais je l’aime toujours. J’espère qu’elle aussi...
J’espère qu’elle saura comprendre et me pardonner.
Vous en pensez quoi?
FIN
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